A la fois bouleversée et envahie d’une joie presque trop forte après tout ce qu’elle avait enduré, Fiora, oubliant la présence du prince, tendait déjà les mains vers son amour retrouvé et Philippe allait peut-être s’élancer vers elle quand la voix froide du Téméraire, qui les observait en silence, les cloua sur place.

– C’est une belle histoire sans doute mais puisque, Madame, vous avez l’honneur d’être la comtesse de Selongey, voulez-vous m’expliquer comment il se fait que vous soyez aussi la maîtresse du comte de Campobasso et une maîtresse assez ardemment aimée pour qu’il souhaite l’épouser lui-même ?

Comme s’ils s’éveillaient d’un songe, ils se tournèrent vers lui du même mouvement automatique. La joyeuse lumière du bonheur vacilla et s’éteignit dans l’âme de Fiora comme elle venait de s’éteindre dans les yeux de Philippe ; la jeune femme comprit que ce prince, qui les dominait de sa splendeur quasi barbare, allait tout faire pour lui arracher l’homme qu’elle aimait et elle se prépara à combattre.

– N’ayant plus personne au monde, pourquoi n’aurais-je pas recherché le seul parent qui me restât, même si ce n’était qu’un lointain cousin ? fit-elle calmement.

– Et votre hâte était si grande que vous n’avez pas hésité à venir le trouver à Thionville, au milieu de nos armées ? Comment saviez-vous où il était ?

– Il suffisait de savoir où se situaient ces armées. Les faits et gestes d’un aussi grand prince que Votre Seigneurie sont vite connus. En allant vers l’endroit où résidait le duc de Bourgogne, on pouvait espérer rencontrer l’un de ses principaux capitaines. Il n’était que d’interroger en chemin...

– Et l’idée de rejoindre celui que vous aviez épousé ne vous effleurait pas ?

– J’ai déjà dit que je ne croyais plus à la réalité de notre mariage. D’ailleurs... je pensais qu’il n’était plus de ce monde. Il avait assuré à mon père que, pour effacer la mésalliance dont il marquait son nom en le donnant à la fille... d’un marchand, il espérait trouver au combat une mort honorable...

Le duc se tourna vers Philippe qui, le regard au loin, avait écouté sans rien dire, aussi froid que son armure.

– Est-ce vrai ?

– Que je voulais mourir ? Oui, monseigneur mais j’avais présumé de mes forces et surtout je n’avais pas prévu que j’aimerais autant. Au lendemain de notre mariage, je savais déjà que je n’accepterais pas de ne plus la revoir et qu’il faudrait qu’un jour ou l’autre je revienne...

Il parlait comme du fond d’un rêve, de cette étrange voix blanche et détachée de ceux que Démétrios soumettait à son pouvoir hypnotique. Fiora voulut aller vers lui mais un geste impérieux du Téméraire l’en empêcha.

– Vous m’aimiez donc vraiment, Philippe ? Pourquoi n’avoir rien dit ? Pourquoi être parti sans un mot, sans...

– Assez ! s’écria le duc. Je ne vous ai pas autorisée à parler au comte de Selongey. Dites-moi plutôt d’où vous veniez quand vous avez atteint Thionville ?

– De France, bien entendu. Après la mort de mon père j’ai rejoint à Paris messer Agnolo Nardi, son frère de lait qui tient rue des Lombards le comptoir et la banque Beltrami...

– Des marchands ! Des boutiquiers ! fit le duc avec un écrasant dédain. Voilà ce que vous avez épousé, Philippe de Selongey, vous dont les ancêtres étaient aux croisades ! La fille est belle, j’en conviens, mais il en est d’autres...

– Ces autres vous apportent-elles en mariage cent mille florins d’or ? gronda Fiora souffletée par ce mépris. Chez nous, la noblesse tient à honneur de contribuer à la richesse de l’État en menant de grandes affaires et plus d’une Florentine a épousé un prince.

– Baissez le ton, s’il vous plaît ! Vous n’êtes pas ici devant l’un de ces Médicis nés à l’ombre d’un comptoir ! En outre, vous oubliez un peu facilement que vous avez été dénoncée comme étant une espionne de Louis XI chargée par lui de séduire Campobasso... et que vous avez scrupuleusement accompli votre mission. Nierez-vous qu’au soir même de votre arrivée chez votre « cousin » vous l’avez accueilli dans votre lit ? Nierez-vous que durant trois jours et trois nuits les portes de votre chambre ne se sont point ouvertes ? Nierez-vous qu’il vous a fait conduire à son château de Pierrefort où, pour coucher encore avec vous, il a abandonné son poste devant Conflans ? Tout à l’heure encore, n’était-il pas à cette même place, prêt à se traîner à genoux pour que je vous rende à lui et lui accorde de vous épouser ? « Nous nous aimons, disait-il. Nous sommes l’un à l’autre »... Que vous faut-il de plus ? Dois-je l’appeler pour qu’il nous conte ici, par le menu, ce que furent ces jours et ces nuits de Thionville ?

Brusquement, Selongey perdit son immobilité de statue et plia un genou :

– Avec votre permission, monseigneur, je me retirerai. Et sans attendre son congé, il tourna les talons et quitta la tente. Sa figure était celle d’un homme que l’on vient de frapper à mort. Fiora, envahie par le désespoir, le regarda sortir mais ses yeux étaient secs. Pour rien au monde, elle ne laisserait voir sa souffrance à cet homme féroce qui attendait sans doute des cris, des pleurs et des supplications mais pas ce silence atterré qui changeait la jeune femme en statue. Quand Philippe eut disparu, elle se tourna vers le duc, très droite dans sa longue robe noire et leva vers sa splendeur pourpre ses yeux aussi gris que le ciel d’hiver :

– Il semblerait, monseigneur, qu’il fasse meilleur servir un prince né derrière un comptoir que le Grand Duc d’Occident. Votre Altesse déteste sans doute messire de Selongey ?

– Lui ? Il a notre estime et notre amitié.

– C’est l’évidence même. Que serait-ce si vous le haïssiez ?

– Ne vous flattez pas trop. Il préférera souffrir que vivre aussi publiquement bafoué. L’adultère, chez nous, est puni de mort.

– Sauf quand il est princier, si j’en crois la légende du père de Votre Seigneurie. Eh bien, faites-moi exécuter : cela arrangera tout.

– Et serait d’un bon exemple car je hais l’adultère et vous me faites horreur, si belle que vous soyez ! Nous verrons la suite à donner à ceci. Pour l’instant, vous allez rester dans ce camp sous bonne garde. Ceux qui veilleront sur vous m’en répondront sur leur tête car je ne vous permettrai pas d’échapper au sort que vous méritez. Mais pour l’heure, nous avons une ville à prendre... Soyez cependant certaine que nous ne vous oublierons pas !

Remise à nouveau au seigneur de La Marche, elle allait sortir quand le Téméraire l’arrêta :

– Un instant ! Avant que de vous rendre en France, aviez-vous déjà quitté Florence ?

– Non, monseigneur. Jamais...

– Bizarre ! ... Il me semble pourtant vous avoir déjà vue... il y a fort longtemps...

– On dit qu’en ce bas monde nous avons tous un sosie, Votre Seigneurie aura rencontré une femme qui me ressemble... Dans une rue peut-être ? ... Ou dans quelque marché ? Ou derrière un comptoir ? ...

Haussant les épaules, il lui fit signe de sortir. Alors sans incliner la tête si peu que ce soit, elle lui offrit la plus gracieuse et la plus parfaite des révérences puis quitta le pavillon ducal environnée de gardes. La nuit était venue mais les entours du grand tref étaient éclairés par de nombreuses torches et de larges feux près desquels se chauffaient les hommes étaient allumés un peu partout.

Quand Fiora apparut au-dehors, Campobasso, qui attendait sur ce même tronc d’arbre où s’étaient assis tout à l’heure Philippe et Mathieu, s’élança vers elle mais La Marche l’écarta :

– Eloignez-vous ! Les ordres de Monseigneur le duc sont formels : aucun entretien n’est permis...

– Où la conduisez-vous ?

– Ici près, mais ceux qui seront chargés de veiller sur elle en répondront sur leur vie... Il vous est interdit de l’approcher.

Le condottiere recula comme si on l’avait frappé : Fiora était passée devant lui sans même lui accorder un regard. Alors il voulut s’élancer vers l’intérieur du pavillon mais, prévoyant son geste, les gardes avaient déjà croisé leurs lances... Fou de rage, il les insulta sans réussir à troubler leur impassibilité, ce que voyant il s’élança sur les traces de l’escorte afin d’apprendre au moins où l’on conduisait celle qu’il aimait.

Il n’alla pas loin. Derrière le grand tref pourpre, des tentes beaucoup moins spacieuses étaient attribuées à certains des officiers de la maison ducale. Ce fut dans l’une de celles-ci, laissée libre par la mort récente de son propriétaire, que La Marche fit entrer sa prisonnière, éclairant d’une torche prise au-dehors un intérieur assez confortable où se voyaient un lit de camp garni de coussins et de couvertures, deux coffres dont l’un contenait des ustensiles de toilette, un grand chandelier de fer, un brasero éteint et un tapis posé sur le plancher qui isolait la tente de l’herbe rase sur laquelle on l’avait plantée. Une provision de bois attendait contre l’une des parois...

L’un des soldats alluma le feu tandis qu’à l’aide de sa torche le capitaine des gardes enflammait les chandelles :

– Je vais vous faire porter à souper, dit La Marche à Fiora qui s’était assise, frissonnante, sur le lit. J’enverrai aussi votre bagage et, demain, une femme viendra s’occuper de vous.

– Grand merci. Mais pourquoi tant de soins ? Ne suis-je pas prisonnière ?

– Nous n’avons guère de cachots à notre disposition. En outre, les ordres de monseigneur sont que vous ne manquiez de rien. Je dois y veiller personnellement...

– C’est trop de bonté... mais consentiriez-vous à y mettre un comble en me disant où loge messire de Selongey ? Est-ce loin d’ici ? ...

– Je n’ai pas le droit de vous l’apprendre, madame. Vous êtes ici au secret en quelque sorte avec défense d’en sortir ou de communiquer avec qui que ce soit en dehors de moi ou de qui aura la permission d’entrer...