– Cousin ! Campobasso est ton cousin ?

– Je ne vois pas en quoi, dit Fiora avec un demi-sourire, ce lien de parenté peut offenser le puissant duc de Bourgogne. Et puisque nous parlons d’offense, j’aimerais,

Monseigneur, que vous cessiez de me tutoyer. Je suis de bonne naissance et le roi Louis que j’ai rencontré, en effet, m’a toujours parlé avec déférence. Je n’ai pas entendu dire que Sa Majesté soit de moins bonne maison que Votre Seigneurie.

Devant l’audace de cette femme dont les grands yeux gris le considéraient avec une ironique insolence, la colère de Charles éclata. Le visage soudain aussi rouge que sa robe, il se dressa debout et ordonna :

– La Marche ! Obligez cette femme à s’agenouiller devant nous et faites-lui comprendre que sa vie ne tient qu’à un fil. Elle a tout intérêt à cesser d’exciter ainsi notre colère !

Sans un mot, le capitaine des gardes vint derrière Fiora et pesa sur ses épaules jusqu’à ce que ses genoux plient. Ils tombèrent assez rudement sur le tapis mais la jeune femme ne baissa pas la tête pour autant.

– Il eût été plus simple, dit-elle, de me délier les mains. Vous auriez pu constater alors, monseigneur, que je sais saluer un prince comme il convient de le faire. Un geste obtenu par force n’a jamais été signe de respect... Cela dit, faites-moi exécuter si cela peut vous satisfaire.

Ce tranquille courage éteignit la fureur de Charles. C’était, en effet, de toutes les vertus, celle qu’il appréciait le plus :

– Vous ne craignez pas la mort ?

– Pourquoi la craindrais-je ? La vie ne m’a rien apporté qui mérite d’être regretté.

Le Téméraire s’approcha et se pencha un peu pour scruter les profondeurs de ce regard qui ne fuyait pas le sien. Soudain, il tira de sa ceinture une dague dont la poignée d’or était enrichie de pierreries et en appuya la pointe sur le cou de la jeune femme :

– Je vous accorde le temps de dire une prière !

– C’est inutile, murmura Fiora. Dieu n’a rien à me pardonner car je ne crois pas l’avoir jamais offensé gravement. Lui, en revanche, s’est plu à me faire souffrir. S’il consent à entendre de moi une prière, qu’il me réunisse à mon père assassiné !

Elle ferma les yeux, attendant que l’arme s’enfonce mais déjà elle s’éloignait. D’un geste vif, le duc trancha les cordes qui liaient les mains de la jeune femme :

– Je crois, pardieu, que vous dites vrai, fit-il d’une voix sombre. Vous n’avez pas peur... Sors, La Marche ! Et vous, relevez-vous !

Mais Fiora n’eut pas le temps d’exécuter cet ordre : Campobasso venait de faire irruption dans la pièce. Il vit Fiora à genoux et le duc, un poignard à la main :

– Monseigneur ! cria-t-il. Pour l’amour de Dieu ne touchez pas à cette jeune femme ! Je l’aime et je veux l’épouser !

Il se précipitait vers Fiora, la relevait et, passant un bras autour de ses épaules, il reprit :

– Ne la rendez pas responsable des fautes que j’ai pu commettre, mon prince ! Sans bien s’en rendre compte, elle a allumé en moi un feu dévorant qui ne me laisse ni trêve ni repos. Je ne peux plus vivre sans elle et...

– Dehors ! hurla le duc. Qui t’a donné l’audace d’entrer ici sans y être appelé ? Où sont mes gardes ? ... La Marche !

– Non, n’appelez pas, Monseigneur ! pria Campobasso avec un regard douloureux à Fiora qui l’avait repoussé. Je ne cherche en rien à offenser Votre Seigneurie mais on m’a dit que vous aviez fait conduire ici donna Fiora et à la pensée qu’elle était livrée sans défense à votre colère...

– Sans défense ? Je trouve, moi, qu’elle s’en tire fort bien ? Qui t’a prévenu ?

– Mon écuyer, Salvestro da Canale, que j’avais chargé de la garder en mon château de Pierrefort. Il a suivi l’escorte qui l’amenait ici. Ne me la prenez pas, Monseigneur, je vous en conjure, car elle ne mérite pas l’irritation où je vous vois. Comprenez ! Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons et il ne manque, à notre bonheur, que la permission de notre prince et la bénédiction...

– Et pourquoi pas ma permission à moi ? claironna une voix furieuse dont le son fit manquer un battement au cœur de Fiora. Mal contenu par Olivier de La Marche et un page qui faisaient de courageux efforts pour le maîtriser, Philippe de Selongey venait de faire irruption à son tour dans la tente ducale. Le visage du duc devint couleur de brique :

– Selongey maintenant ? gronda-t-il. Ah ça, mais on entre ici comme dans un moulin ! Que venez-vous faire ici ? Sortez !

Au lieu d’obéir, Philippe mit un genou en terre mais sans baisser la tête et sans perdre un pouce de sa fierté :

– Je demande excuse, monseigneur, pour ce manquement à l’étiquette ! Votre Seigneurie me connaît : elle sait combien je lui suis fidèle et attaché mais il fallait que je vienne et je n’ai pas pu m’en empêcher quand j’ai vu ce reître forcer votre porte...

– Personne apparemment n’aurait pu vous en empêcher ! J’attends à présent que vous me disiez ce que vous venez faire ici. Avez-vous cru – et ce serait une bonne excuse – que Campobasso en voulait à notre vie ?

– Non, monseigneur. Je viens réclamer ce qui m’appartient. Cette jeune dame est ma femme !

Un boulet tombant au milieu de la tente princière n’eût pas causé surprise aussi grande. Le duc considéra un instant chacun des trois personnages de cette étrange scène avec un regard qui ne présageait rien de bon puis retourna, plus sombre que jamais, siéger sur son trône. Campobasso réagit le premier. Tirant son épée, il voulut se jeter sur Philippe qui se relevait sur un geste du duc :

– Par tous les diables de l’enfer, tu mens, misérable ! Mais tu ne me la prendras pas...

– Assez ! cria le duc et déjà Olivier de La Marche avait bondi sur le condottiere et lui arrachait son épée cependant que son maître reprenait : On n’assassine pas, chez moi ! Pour avoir osé dégainer devant moi, vous devriez être puni, comte de Campobasso ! Retirez-vous !

– Mais, monseigneur...

– Ne m’obligez pas à répéter si vous voulez éviter la honte d’être jeté dehors ! ... Et maintenant Selongey à nous deux ! Faites très attention à ce que vous allez dire car il n’a jamais été permis à quiconque de se moquer de moi et moins encore à ceux qui sont dans ma faveur.

– Dieu me garde de jamais vous déplaire, mon prince. Depuis l’enfance je suis votre féal et je mourrai avant d’avoir usé à votre encontre d’une ironie qui serait sacrilège à mes yeux.

– Je te crois, Philippe ! En ce cas, réponds sans crainte : tu prétends que cette femme est tienne ?

– Je l’ai épousée à Florence où vous m’aviez envoyé auprès des Médicis, en février dernier. Son père, Francesco Beltrami, était alors l’un des deux ou trois hommes les plus riches et les plus puissants de la ville. Nous nous sommes mariés...

– Afin de pouvoir offrir au trésor de guerre de Votre Seigneurie les cent mille florins d’or qui constituaient ma dot et que les Fugger d’Augsbourg vous ont versés ! coupa Fiora enfin parvenue à maîtriser l’émotion ressentie quand Philippe était apparu devant elle, tellement semblable au souvenir qu’elle en gardait et pourtant différent.

Cela tenait peut-être à cette armure qu’il portait avec-aisance et qu’elle ne lui avait jamais vue, à ces cheveux plus courts, à ces traits creusés par la fatigue, à cette petite cicatrice qui entaillait sa joue mais son cœur avait bondi vers lui et la blessure secrète saignait à nouveau en dépit de la joie fugitive éprouvée lorsqu’il avait revendiqué son titre d’époux. Une joie qui s’était vite effacée. Reniée et abandonnée jadis, trompée à présent puisqu’une autre femme portait son nom, Fiora appela sa rancune au secours de ce cœur trop faible.

– Certes, admit Selongey, et je n’ai pas caché à votre père l’usage auquel je destinais cette somme importante mais je vous ai épousée pour une autre raison, Fiora. Souvenez-vous !

– N’allez pas prétendre aujourd’hui que vous m’aimiez alors que vous ne vouliez de moi qu’une seule nuit ? Vous m’avez abandonnée sans esprit de retour au lendemain de nos noces pour revenir à la seule femme que vous aimiez réellement et que vous avez dû épouser dès que vous m’avez crue morte. En admettant que vous ne l’eussiez point épousée avant ? ...

– Une autre femme ? Moi j’ai épousé quelqu’un d’autre ? Moi, Philippe de Selongey, chevalier de la Toison d’or, je serais bigame ?

– Je ne vois pas d’autre terme à employer. Ou alors expliquez-moi qui est cette Béatrice qui règne en votre château de Selongey. On m’a appris là-bas qu’elle en était la dame...

– Béatrice ? s’écria Philippe. Elle est encore là ?

– Et pourquoi donc n’y serait-elle pas si elle est chez elle ?

Selongey se mit à rire de bon cœur, une petite flamme de gaieté soudain allumée dans ses yeux noisette.

– Je la croyais rentrée depuis longtemps chez ses parents. Sachez qu’elle est ma belle-sœur et rien de plus.

– Quand dites-vous la vérité et quand mentez-vous ? Une belle-sœur, cela suppose au moins un frère et vous avez dit à mon père que vous n’aviez aucune famille.

– Et c’était vrai. Mon frère aîné, Amaury, a été tué à la bataille de Montlhéry, il y a dix ans. Sa veuve espérait, je ne vous le cache pas, que je l’épouserais, ainsi que cela se fait assez couramment dans nos familles. Mais je n’ai jamais pu me résoudre à prendre pour femme qui je n’aimais pas. Vous, Fiora... je vous aimais.

– Vous m’aimiez... et cependant vous êtes parti sans me laisser l’espoir de vous revoir un jour.

– Je suis revenu pourtant et ce fut pour apprendre quelle catastrophe s’était abattue sur vous. On vous disait morte. Je n’avais aucune raison d’en douter.

– Philippe ! ... Mon Dieu... je vous ai tant haï !