Nancy n’était pas une très grande ville. Cinq à six mille habitants vivaient dans ce quadrilatère long d’environ six cents mètres sur quatre cents, mais c’était tout de même la capitale du duché de Lorraine et une noble ville pour la défense de laquelle ses princes avaient édifié de hauts murs dont de grands hourds de bois protégeaient les créneaux. Peu de tours cependant : en dehors de celles, jumelles, qui défendaient la porte de la Craffe – celle du nord – et la porte Saint-Nicolas – celle du sud – et les deux poternes, celle que l’on appelait Sarate et la poterne Saint-Jean, quatre tours seulement : celle du Vannier au nord-est, celle de Sar au nord-est ; celle du Terreau, plein ouest, et enfin la grande tour, véritable donjon qui commandait, au sud-est, la route vers la commanderie Saint-Jean. Plus, bien sûr, celles qui défendaient le palais ducal sur le long côté est regardant vers la Meurthe.
Cinquante ans plus tôt, le duc Charles II, conscient des progrès de l’artillerie et du fait que les vieilles murailles droites et les fossés ne formaient plus pour sa ville une défense suffisante, avait ordonné, pour éloigner l’ennemi de la base des remparts et protéger les portes tout en permettant des sorties, la construction de ces « bellewarts » -ou boulevards. On avait renforcé les loges de guet et, un peu plus tard, le duc Jean II avait érigé les tours jumelles à poivrières d’ardoise qui défendaient la porte de la Craffe[xiv]. Et telle qu’elle était, la capitale lorraine résistait fièrement aux assauts de l’armée bourguignonne... Une armée qui, cependant, grâce à des contingents luxembourgeois, comtois, savoyards et anglais, était redevenue puissante et redoutable et qui, de Metz[xv] par le nord ou de Franche-Comté par le sud, pouvait recevoir aide et ravitaillement, ce qui n’était pas le cas de la cité investie : dès le début du siège, Campobasso avait capturé les troupeaux qui paissaient hors des murs. Combien de temps, dans ces conditions et par cet automne froid et pluvieux, Nancy résisterait-elle ?
Apparemment insoucieux de la canonnade, Olivier de La Marche dirigea sa prisonnière vers l’immense camp et traversa les divers quartiers où travaillaient nombre de corps de métiers : armuriers, charrons, bourreliers, charpentiers, couteliers, boulangers, bouchers et même un apothicaire. Une armée, c’était alors un gros bourg où ne manquaient ni les tavernes ni les ribaudes dont le campement se trouvait un peu à l’écart sur les bords de l’étang Saint-Jean. Le duc Charles en avait réduit le nombre à trente par compagnie mais cela faisait encore pas mal de monde.
Avec la tombée du jour – et le jour baissait vite par ce novembre maussade – les bouches à feu cessèrent de tirer. Les assaillants regagnèrent leur camp en rapportant leurs blessés, ceux tout au moins qui n’étaient pas au-delà de tout secours humain. Dans la cité assiégée, les cloches de Saint-Epvre et de Saint-Georges sonnèrent l’Angélus et, d’un côté comme de l’autre, les têtes se découvrirent tandis que l’on s’immobilisait pour une courte prière. L’escorte de Fiora fit de même... Enfin, passé les anciennes fortifications de la vieille commanderie des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui se trouvaient à environ douze cents mètres des remparts, on découvrit, gardé militairement, un groupe de tentes fastueuses rangées autour de la plus grande, un immense trèfle pourpre dont la pointe centrale était surmontée d’une bulle d’or couronnée. Une grande bannière violet, noir et argent était plantée tout auprès et un peuple d’écuyers, de valets et de pages habillés aux armes de Bourgogne s’agitait autour. Les autres tentes portaient les armes du duc de Clèves, du prince de Tarente, de divers ambassadeurs et de nombreux chevaliers de la Toison d’or mais celle qui était la plus proche du logis ducal était un peu plus grande que les autres, d’une riche teinte violette surmontée d’une croix d’or et abritait le légat du pape, Alessandro Nanni, évêque de Forli.
Toutes ces habitations provisoires, dont certaines auraient pu rivaliser avec de vraies maisons pour la solidité et l’élégance, étaient, à cette heure, pleines d’activité cependant que dans les bâtiments encore debout de la commanderie, les cuisiniers poussaient leurs feux sous les rôtis et les ragoûts dont les parfums épicés emplissaient l’air. Cela donnait lieu à un joyeux brouhaha grâce auquel on pouvait oublier un peu que l’on était en guerre...
L’apparition du capitaine des gardes menant en bride une belle jeune femme vêtue de noir aux poignets entravés suscita plus que de l’intérêt mais, apparemment sourd et insensible aux appels et aux questions de ses compagnons d’armes, Olivier de La Marche poursuivit son chemin sans même tourner la tête. Fiora, elle non plus, ne regardait rien ni personne. Très droite sur son cheval, elle avait l’attitude hautaine d’une reine captive et ne vit pas, à quelques pas d’elle, deux chevaliers dont l’un aidait l’autre à se débarrasser d’un heaume cabossé. Une immense stupeur figea un instant le visage du premier qui, du coup, arracha le casque un peu trop vite :
– Doucement, s’il te plaît ! protesta Philippe de Selongey. Tu as failli m’arracher le nez !
– Regarde ! ... et dis-moi si, par hasard, je n’aurais pas des visions ?
De son bras tendu, Mathieu de Prame désignait les deux cavaliers qui se dirigeaient vers la tente du duc. Sous son hâle Philippe rougit brusquement.
– Ce n’est pas possible ! Cela ne peut pas être elle ? murmura-t-il. Si elle était encore vivante, que ferait-elle ici ? Et prisonnière ?
– Je ne sais pas. Mais crois-tu que pareille ressemblance soit possible ? J’aurais cru cette beauté unique...
– Il faut savoir !
Philippe s’élança, mais déjà La Marche et sa captive avaient mis pied à terre devant la demeure ducale où veillaient des gardes et étaient entrés. Les lances se croisèrent silencieusement devant Selongey quand il voulut pénétrer à son tour.
– Je veux entrer ! protesta-t-il. Il faut je voie Monseigneur le duc sur l’heure !
– Impossible ! Messire Olivier vient de donner ordre de ne laisser passer quiconque après lui.
– Mais enfin, cette femme qui vient de pénétrer avec lui les mains liées, qui est-elle ?
– Je l’ignore...
Avec fureur, Selongey arracha son gantelet et le jeta à terre. Prame, qui l’avait rejoint, s’efforça de l’apaiser :
– Calme-toi ! La colère ne te servirait à rien. Il suffit d’attendre qu’elle sorte... Le duc ne va pas la garder éternellement chez lui...
– Tu as raison... Attendons !
Et tous deux allèrent s’asseoir sur le tronc d’un des nombreux arbres qui avaient été abattus...
Pendant ce temps Fiora, après avoir attendu quelques instants seule dans une sorte d’antichambre tendue de velours pourpre, accédait, toujours guidée par le capitaine des gardes, à une pièce somptueuse, tendue d’une toile entièrement brodée d’or qui brillait comme une mitre d’évêque. Au milieu, éclairé par un candélabre où brûlaient une profusion de cierges, et par des lampes de cristal, une sorte de trône se dressait sous un baldaquin de pourpre frappé des armes de Bourgogne. Sur ce trône, un homme était assis que Fiora reconnut aussitôt pour l’avoir entendu décrit par sa nourrice : « Il a le visage large et coloré au menton puissant, aux yeux sombres et dominateurs. Ses cheveux sont noirs et drus... » Cet homme, c’était le Téméraire.
Il portait une longue robe de velours rouge ceinturée d’or, réchauffée d’un collet d’hermine sur lequel s’étalait le collier de la Toison d’or. A son bonnet de même velours brillait un joyau étrange et fascinant : une aigrette de diamants retenue par un petit carquois fait de perles et de rubis, et la prisonnière pensa qu’il ressemblait à l’un de ces princes de légendes dont son père lui contait les belles histoires quand elle était enfant. Très certainement l’empereur n’était pas plus imposant que lui. Cependant, elle n’en eut pas peur et même elle eut un peu envie de rire en pensant que, depuis des mois, elle rêvait d’abattre cet homme défendu par une armée de gardes et une autre de serviteurs, plus encore que par sa propre légende. Elle, simple fille sans aucune puissance, et son ami Démétrios, un médecin grec vieillissant, ils avaient juré de tuer le Grand Duc d’Occident sans même savoir s’ils pourraient un jour l’approcher... Et voilà qu’elle était devant lui, mais captive, liée de cordes et que, sans doute, elle ne vivrait pas assez pour voir se lever la prochaine aurore, car ce visage sombre, ces yeux chargés d’éclairs qui la considéraient en silence n’auguraient rien de bon. Mais elle n’avait toujours pas peur.
– Ainsi, dit-il enfin d’une voix grave et sonore qui aurait pu être celle d’un chanteur, ainsi tu es la fille pour laquelle un de mes meilleurs capitaines oublie ses devoirs et abandonne son poste devant une ville assiégée ? D’où sors-tu donc pour ne pas savoir que l’on s’incline devant un prince ?
– Une femme ne s’incline pas, monseigneur, et je ne saurais saluer comme il convient avec les mains liées. Je cherche d’ailleurs, depuis que l’on m’est venu chercher, la raison de ceci, ajouta-t-elle en élevant ses poignets entravés. Je n’ai, que je sache, tué ni volé personne ?
– Tu es une espionne au service de mon beau cousin, le roi Louis de France. C’est pire à mes yeux.
– Vraiment ? N’ai-je pas entendu dire qu’une trêve de neuf années avait été signée à Soleuvre entre le roi et Votre Seigneurie ? Je pensais qu’il était possible de voyager à son aise dès l’instant où les armes se sont tues ?
– Ici elles parlent encore. Ainsi, tu as eu fantaisie de visiter les frontières et singulièrement une ville où, comme par hasard, était concentrée une grande partie de notre armée ?
– J’ai eu le désir de rencontrer le seul cousin qui me reste, oui monseigneur.
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