Ce brin lumineux auquel, avec obstination, elle s’était accrochée durant tant de jours, c’était l’amour de Philippe mais cela même n’avait plus de sens puisqu’il était marié, ou remarié. Elle n’avait plus le droit de penser à lui et, malgré tout, il était toujours au fond de son cœur, comme la pointe de flèche qu’aucun chirurgien ne saurait arracher sans causer la mort du patient. Et Dieu sait si elle en souffrait parfois ! L’espérance qu’elle avait emportée avec elle en quittant Florence s’était éteinte sans parvenir à guérir l’invisible blessure qu’empoisonnait à présent le souvenir de Campobasso et des joies charnelles qu’elle en avait reçues. Que ferait-elle quand le Téméraire aurait reçu son châtiment ? Le couvent ? A aucun prix ! Le souvenir de Santa Lucia renforçait la répulsion qu’elle avait toujours eue pour la vie monastique. Rejoindre Démétrios et continuer avec lui son errance à la recherche du savoir ? Cela ne la tentait guère et d’ailleurs Démétrios n’avait pas besoin d’elle. Alors... mourir serait peut-être la meilleure solution, mais à condition que cette mort vînt la prendre sous le ciel de Florence afin que ses cendres pussent reposer dans la terre même qui recouvrait le corps du seul homme qui l’eût aimée vraiment et sans rien demander en échange : Francesco Beltrami... son père. Quant à Campobasso, jamais plus il ne la toucherait, dût-elle se tuer si c’était la seule façon de l’éviter.

Cette décision, elle la changea en serment quand on apprit ce qui s’était passé à Briey tandis que le duc Charles, à la tête du gros de son armée, descendait vers le sud pour contourner Nancy et s’attaquer à Épinal. Campobasso chargé de réduire la ville frontière s’y était attaqué avec la rage et la fureur nées de son humiliation. Briey n’avait pour garnison que quatre-vingts Allemands et ses habitants, plus la troupe que lui avait laissée René II avant de repartir quêter d’autres soldats car, ayant conscience de la faiblesse de son armée, il l’avait répartie dans ses villes principales avant de s’éloigner. L’artillerie non plus n’était pas fameuse : trois ou quatre pièces. Le condottiere avec ses six mille hommes l’emporta sans beaucoup de peine mais il se souvenait de l’aide que Gérard d’Avilliers, le gouverneur, avait apportée à Conflans. Une fois entré dans la ville qui s’était défendue courageusement et que ses soudards mettaient au pillage, il fit pendre à des arbres tous les soldats de la garnison sous les yeux de leurs chefs et surtout de Gérard d’Avilliers dont un bras avait été emporté par un boulet de canon. L’horreur submergeait la Lorraine en ce mois d’octobre tandis que le Téméraire, qui avait tourné la capitale par Custines et la Neuveville, ravageait le sud du duché qu’il voulait s’assurer avant d’attaquer Nancy. Toute la Lorraine en criait vers le ciel tandis que son peuple essayait de fuir la férocité des vainqueurs.

Du haut des remparts de Pierrefort, Fiora pouvait voir des files de paysans misérables, n’ayant plus ni toit ni foyer, traînant avec eux des enfants et des vieillards, des blessés aussi et se cherchant au moins un abri contre cette pluie qui ne cessait pas et qui grossissait rivières et ruisseaux. Certains venaient vers le château, suppliant qu’on voulût bien leur ouvrir et les secourir mais Salvestro était impitoyable et les chassait à coups de pierres et de flèches, sans se soucier de la fureur écœurée de Fiora.

– Quelle sorte de mère t’a porté, vieux misérable ! lui jeta-t-elle à la face devant ses archers. Même les loups ne tuent que s’ils ont faim. Toi et ton ignoble maître, vous tuez par plaisir parce que vous vous croyez à l’abri du châtiment...

– Mon ignoble maître ? Tu ne le trouves pas si affreux quand il te baise, sale petite putain florentine. Je sais quelle chanson tu chantes quand il te couvre. Et il y reviendra encore !

– Jamais, tu entends ? Jamais plus il ne me touchera. Sur le salut de mon âme !

– Ton âme ? ricana le vieux. Il ne lui reste plus grand-chose à perdre ! Celle d’une coureuse de routes, d’une espionne prête à faire n’importe quoi. Ote-toi de là avant que je ne perde patience.

Alors, à toute volée, elle le gifla puis lui cracha au visage avant de s’enfuir en courant, poursuivie par la voix rauque de fureur de Salvestro :

– Il va venir ! Il va venir bientôt, celui qui est ton maître et le mien, et je saurai quoi lui dire !

Haussant les épaules, elle courut s’enfermer dans sa chambre mais elle passa d’abord par la cuisine où elle rafla un couteau, bien décidée à s’en servir contre quiconque l’attaquerait et, s’il n’y avait plus d’espoir, contre elle-même.

Mais Campobasso ne revint pas... Ce qui vint, par un matin chargé de brume des premiers jours de novembre, ce fut, sous la bannière de Bourgogne, une troupe de cavaliers escortant un officier déjà âgé, à la mine hautaine, devant lequel il fallut bien ouvrir les portes quand il eut crié :

– De par Monseigneur Charles, prince et duc de Bourgogne, comte de Charolais, moi, Olivier de La Marche, chevalier de l’honorable ordre de la Toison d’or et capitaine des gardes de mondit seigneur le duc, vous somme d’ouvrir à notre requête l’accès de ce château !

Rassemblant en hâte un piquet d’honneur et passant son meilleur tabard, Salvestro fit abaisser le pont et lever la herse. Aussitôt les cavaliers s’engouffrèrent et s’avancèrent jusqu’au milieu de la cour.

– J’ai à parler, dit le chef, à celui qui commande cette place.

– C’est moi, monseigneur. Salvestro da Canale, écuyer de Mgr le comte de Campobasso et tout à votre service.

– Je l’entends bien ainsi. Vous devez me remettre une femme, une certaine Fiora Beltrami. Elle est bien ici ?

– Certes... mais j’ai reçu ordre de veiller sur elle et de la garder par-devers moi tant que mon maître ne me donnera pas ordre de la libérer.

Le capitaine se pencha et, sans effort apparent, saisit Salvestro par le col de sa tunique et le souleva de terre :

– Moi, c’est au duc de Bourgogne que j’obéis et il m’a commandé de quérir cette femme et de la lui amener ! As-tu entendu ?

– Il a très bien entendu, coupa la voix froide de Fiora qui s’avança de quelques pas hors du logis. Je suis Fiora Beltrami. Que me voulez-vous ?

Sans songer à cacher sa surprise en face de cette mince jeune femme à l’allure fière et toute de noir vêtue qui posait sur lui le calme regard des plus grands yeux qu’il ait jamais vus, Olivier de La Marche baissa involontairement le ton pour déclarer :

– J’ai ordre de vous arrêter et de vous conduire par-devers mon maître.

– M’arrêter ? Ai-je donc commis quelque crime ?

– Je l’ignore. Etes-vous prête à me suivre de bon gré ?

– Et même avec plaisir ! fit-elle avec un étroit sourire dont elle adressa la fin à Salvestro qui luttait visiblement contre une colère. Puis-je emporter ce qui m’appartient ? C’est peu de chose, d’ailleurs.

– Sans doute. Un de mes hommes va vous assister. Pendant ce temps j’entends qu’on amène ici un cheval tout sellé.

Un moment plus tard, Fiora revenait, enveloppée de sa mante noire et suivie d’un soldat qui portait son léger bagage. Un cheval attendait. Elle se dirigea vers lui mais le capitaine qui avait mis pied à terre s’interposa. Il tenait à la main une cordelette :

– Je dois vous attacher. Si vous promettez de ne pas tenter de vous échapper, je lierai vos mains devant vous...

– Ah ! ... C’est à ce point ?

– Oui.

– Bien... De toute façon, soupira-t-elle, je vous ai dit que j’étais heureuse de quitter cette prison.

– Même si une autre vous attend ?

– Quelle qu’elle soit, je suis certaine de m’y plaire davantage.

Ses poignets une fois liés, on l’aida à enfourcher son cheval et l’officier disposa même son manteau autour d’elle, rabattant le capuchon sur sa tête pour la garantir de la pluie. Puis, remontant en selle, il prit la bride du cheval de la jeune femme qu’il passa au-dessus de son gantelet.

– Avez-vous le droit de me dire où vous me conduisez ?

demanda Fiora tandis que, côte à côte avec La Marche, elle franchissait la porterie de Pierrefort.

– Il n’y a là aucun secret. Je vous conduis devant Nancy au camp de Monseigneur le duc. Nous y serons ce soir.

– Alors, tout est bien ainsi.

Sous l’abri de la capuche, elle se permit un sourire. Tout valait mieux que demeurer la captive de Campobasso, même si cela signifiait l’échec de sa mission. Elle allait enfin approcher ce prince fabuleux dont ses amis ne disaient jamais assez de bien et ses ennemis jamais assez de mal, ce Charles le Hardi ou le Téméraire auquel Philippe de Selongey était enchaîné par son serment de chevalier de la Toison d’or et sa foi féodale... cet homme enfin que Démétrios et elle-même avaient juré de tuer. Et voilà qu’elle était à présent sa prisonnière et que c’était lui qui, peut-être, la ferait mourir. Mais, au fond, c’était sans importance... à condition, toutefois, que le destin ne la remît pas en présence de Philippe... Il ne fallait pas que la blessure secrète se remît à saigner si elle voulait affronter la mort d’un front serein.

CHAPITRE X

DEVANT NANCY...

Des hauteurs du village de Laxou, Fiora vit s’étendre à ses pieds deux villes. L’une, faite de tentes aux couleurs vives surmontées de flammes aux teintes assorties, disposées autour d’une bâtisse à demi écroulée entre de minces tours pointues ; l’autre, couronnée de fumées, dressait ses remparts et ses tours, défendus par des fossés et des ouvrages de terre. Rangés en ligne devant l’une et sur les murailles de l’autre, des canons tiraient dont le vacarme s’accompagnait de cris. Des hommes s’agitaient de part et d’autre. En dépit du temps gris, on voyait briller les armes et les cuirasses. Des hommes tombaient sur les parapets des tranchées creusées devant la ville de toile et sur les boulevards[xiii] de la ville de pierre dans laquelle on pouvait voir flamber, avec de hautes flammes rouges et des nuages de fumée noire, ce qui devait être une maison...