Une nuit, Fiora fut réveillée par le vacarme de la herse et du pont. Il y eut le galop d’un cheval, des cris. Elle sauta à bas de son lit et enfilait sa chemise pour aller voir ce qui se passait mais n’eut qu’à peine le temps de se poser des questions. Déjà Campobasso, le casque sous le bras, son armure dégouttante et le regard étincelant était entré. Un instant ils se regardèrent en silence puis, laissant tomber son heaume et arrachant ses gantelets, il marcha vers elle...

– Il fallait que je vienne ! dit-il. Conflans se passera de moi pendant une vingtaine d’heures...

– Tu veux dire... que tu as abandonné ton poste pour venir jusqu’ici ?

– Oui... au risque de me déshonorer mais je n’en pouvais plus... J’ai besoin de toi... plus encore que de l’air que je respire. Viens m’aider à ôter cette ferraille ! J’ai deux heures environ.

Au lieu d’obtempérer, elle s’empara d’une grande écharpe pour en couvrir son trop mince vêtement, croisa les bras sur sa poitrine et s’adossa à la fenêtre :

– Non ! C’est un peu trop facile de tomber ici comme la foudre en déclarant que tu as besoin de moi ! Eh bien, vois-tu, moi, je n’ai nullement besoin de toi, aucune envie de toi et, si tu me veux, il faudra me faire violence !

Décontenancé par sa réaction, il ne sut que balbutier penaud :

– Mais... Fiora... nous nous aimons ! As-tu déjà oublié Thionville, notre chambre... et comme nous nous sommes aimés ?

-Je n’oublie rien. Toi, en revanche, tu sembles avoir perdu de vue ce que l’on doit à une femme de ma qualité. Que suis-je ici ? Une fille soumise à ton bon plaisir ? Regarde ces barreaux à ma fenêtre ! Sais-tu que je n’ai le droit de prendre l’air que sur le chemin de ronde et flanquée de deux gardes ? Sais-tu que ton écuyer couche en travers de ma porte ? ...

– N’en sois pas fâchée, je t’en supplie ! C’est moi qui ai donné ces ordres à Salvestro. Il le fallait... pour ta sûreté !

– Qu’est-ce que ma sûreté peut bien venir faire ici ?

– Il faut comprendre ! Outre que cette place n’est pas absolument sûre, je ne pouvais te laisser seule au milieu d’une garnison sans prendre quelques précautions. Je sais trop qu’aucun homme n’est à l’abri de ta beauté. Ceux d’ici sont faits comme les autres et, après boire, une fenêtre est vite escaladée... Salvestro !

Le vieux soldat apparut aussitôt. Il devait être collé contre la porte, comme d’habitude...

– Aide-moi à enlever tout ça ! lui ordonna Campobasso.

– Peine superflue, ricana Fiora car tu repartiras comme tu es venu. Je n’accepterais jamais d’être traitée comme une ribaude !

– Je te traite comme ma femme, un point c’est tout. -Vraiment ?  On  dit  que tu  l’as  tuée !  Vas-tu recommencer ?

– Vous êtes bien indulgent, Monseigneur, de discuter avec cette créature, grogna Salvestro qui achevait d’ôter les pièces d’armure. Je vais vous la maintenir et vous en userez à votre plaisir...

Mais Campobasso, d’une bourrade, l’envoya balader sur le mur :

– Va me chercher du vin ! Ensuite, ferme cette porte à clé et reviens me quérir dans deux heures. Que l’on me tienne un cheval frais !

Pendant ce temps, l’esprit de Fiora travaillait. Deux heures, ce n’était pas beaucoup. Et, même, ce n’était pas suffisant... Que se passerait-il si elle réussissait à l’empêcher de repartir ? Il serait déshonoré, certes, mais de cela elle ne se souciait d’aucune façon... Et le jeu en valait comme on dit, la chandelle...

Lorsque Salvestro eut rapporté le vin et que le bruit de la clé tournant dans la serrure se fut fait entendre, elle se mit à rire. Il restait là, à quelques pas d’elle, le front soucieux, remâchant visiblement l’accusation qu’elle lui avait jetée à la tête :

– Cesse de rire ! Qui t’a dit...

– Que tu as tué ta femme ? Mais mon cher, cela fait partie de ta légende. Au surplus, cela ne me préoccupe en rien !

– Qu’est-ce qui te préoccupe alors ?

– Toi, peut-être ! Je n’aime pas être traitée comme une esclave captive mais j’aimerais assez tenir pour assuré d’être réellement ta maîtresse... dans tous les sens du terme.

– Alors, mets-moi à l’épreuve ! Commande ! J’obéirai... Mais, je t’en supplie, ne te refuse pas !

– Soit ! je consens à t’éprouver. Je t’ordonne de rester où tu es et de n’en bouger sous aucun prétexte avant que je ne te le dise.

– Que veux-tu faire ?

– Juger de ton obéissance. Tu ne bougeras pas, sinon... Lentement, très lentement, sans le quitter des yeux, elle ôta l’écharpe de ses épaules, dénoua le ruban de sa chemise et la laissa glisser à terre, puis s’étira voluptueusement en soulevant la masse lustrée de ses cheveux. Campobasso était devenu violet :

– Fiora ! implora-t-il.

– Non, tu ne bouges pas !

Sans se hâter, gracieuse et nue, elle alla jusqu’au coffre sur lequel Salvestro avait posé le vin, s’en versa un gobelet et le but à petites gorgées sans cesser de sourire à l’homme qu’elle torturait ainsi. Il tomba à genoux et cria son nom :

– Fiora ! Le temps passe ! Cesse ce jeu cruel !

– C’est vrai : tu as soif ! Attends ! ... Je vais te faire boire. Cette fois elle se détourna pour remplir la coupe d’étain mais, en même temps, prit sur le coffre son aumônière dans laquelle elle gardait son parfum ainsi qu’une petite fiole, cadeau de Démétrios, bien entendu, et qui contenait un somnifère dont elle versa deux gouttes. Ses grands cheveux formaient un abri suffisant pour que Campobasso ne vît pas ce qu’elle faisait. Enfin, élevant la coupe entre ses deux mains, elle s’approcha de lui et lui tendit le vin.

– Bois ! fit-elle doucement. Pendant ce temps, je vais te déshabiller. Ensuite... nous irons au lit !

Il avala le breuvage d’un trait puis, jetant la coupe, enleva la jeune femme dans ses bras et alla s’effondrer avec elle sur le lit qui protesta. Mais l’effet du somnifère n’était pas assez rapide pour que Fiora évitât l’assaut furieux que son amant lui infligea.

Quand il fut endormi, elle se glissa hors du lit, s’en fut rincer le gobelet avec un peu de vin qu’elle jeta par la fenêtre, en reversa dans le récipient qu’elle posa au chevet et vida le restant du pot au-dehors. La pluie faisait rage et diluerait les traces. Puis elle revint se coucher, but un peu de vin, renversa la coupe sur les draps, et fit semblant de dormir.

Naturellement, quand Salvestro entra pour rappeler son maître au devoir, il fut impossible de le réveiller :

– Il a bu comme une éponge, soupira Fiora. Il est ivre mort !

– Il est surtout ivre de fatigue. Et vous y êtes pour quelque chose... N’importe ! Il faut qu’il reparte sinon il est perdu. Aidez-moi à l’habiller !

Détournant les yeux pour ne pas voir Fiora se lever, il commençait déjà à passer les chausses au corps inerte qui émettait des grognements de protestation entre deux ronflements. A eux deux, ils réussirent à l’habiller puis Salvestro alla chercher le sergent qui commandait la petite garnison pour qu’il l’aide à enfermer Campobasso dans son armure. Cachant sa déception, Fiora les regardait faire. Elle découvrait que la pire ruse féminine était impuissante contre le dévouement aveugle d’un vieux serviteur.

Habillé et armé, le condottiere fut hissé et attaché sur un cheval que Salvestro, qui s’était équipé en un clin d’œil, prit par la bride :

– Je vais le reconduire jusqu’à ce qu’il se réveille. S’il faut aller jusqu’à Conflans, j’irai jusqu’à Conflans, dit-il au sergent.

Et, se penchant sur sa selle, il lui glissa quelques mots à l’oreille et quitta le château.

Avec un haussement d’épaules résigné, Fiora retourna se coucher dans son lit taché de vin...

Salvestro revint dans la journée. Campobasso avait repris conscience à l’aube et regagnait son camp à francs étriers, sans rien comprendre à ce qui lui était arrivé.

Cependant son escapade allait avoir, pour son orgueil, de rudes conséquences. Durant cette nuit, du secours était arrivé à Gratien d’Aguerre, le vaillant gouverneur de Conflans, en la personne de Gérard d’Avilliers, gouverneur de la ville frontière de Briey[xii] qui venait à son aide avec une partie de ses troupes. Campobasso réussit néanmoins à regagner son camp mais ce fut pour voir arriver sur ses arrières le duc René II en personne, revenu de France avec quatre cents lances (environ deux mille cinq cents hommes) placées sous le commandement de Georges de La Tremoille, qui lança sur lui cette force nouvelle augmentée d’un corps de chevaliers et d’arbalétriers lorrains. Comprenant qu’il allait y laisser la vie, le condottiere se hâta de lever le siège... et essuya l’une des plus terribles colères du duc de Bourgogne. Traité de lâche et d’incapable, Campobasso, la rage au cœur, ne put que courber le dos sous l’orage en jurant qu’il se rattraperait.

Quand la nouvelle en parvint à Pierrefort, Salvestro jeta feu et flammes et Fiora fut un instant en danger :

– II me tuera peut-être ensuite mais s’il recommence pareille folie pour vous, je jure que je vous étranglerai de mes mains ! brailla-t-il en lui mettant sous le nez deux puissantes tenailles velues capables de briser le cou d’un ours mais qu’elle considéra froidement :

– Vous me rendriez peut-être service, fit-elle. Croyez-vous que je puisse aimer ce genre de vie ?

Et, haussant les épaules, elle tourna les talons et se dirigea vers la chapelle attenante au logis. Les bâtisseurs du château avaient dû être des gens fort pieux car, outre cette chapelle, un oratoire avait été édifié entre les cuisines et le corps de garde à l’usage des serviteurs et des soldats.

Ce n’était pas la première fois que Fiora entrait dans le petit sanctuaire mal éclairé, lourdement voûté d’ogives dont personne ne prenait soin. Un autel nu, une croix de pierre et, sur les murs, des fresques en partie désagrégées par l’humidité, un vieux banc mangé des vers... c’était tout ce que l’on y voyait. Pourtant la jeune femme aimait à y venir à cause de la qualité de silence qu’elle y trouvait. Et elle restait assise de longues heures sur le vieux banc sans prier – elle en avait perdu l’habitude et n’essayait même pas de la retrouver – les mains nouées sur ses genoux, cherchant à démêler un fil clair dans l’écheveau embrouillé de sa vie naufragée.