Fiora fit honneur au souper de poissons et de venaison qu’on lui servit et se déclara ensuite satisfaite de la chambre que l’on venait de préparer pour elle, une pièce agréable avec ses rideaux à grands ramages et la tapisserie mille fleurs qui enjolivait le panneau faisant face aux fenêtres... Celles-ci, malheureusement, donnaient sur la seule cour comme les autres fenêtres du logis.
La jeune femme s’y enferma à clé, craignant que ce jeune homme, qui la contemplait avec un plaisir évident, ne voulut vérifier par lui-même les charmes dont son père se voulait captif. Mais personne ne vint frapper et elle s’en trouva grandement soulagée.
Livrée à elle-même pour la première fois depuis des jours – et surtout des nuits ! -, Fiora employa une grande partie de celle-ci à réfléchir. Ayant dormi toute la journée, elle n’avait plus sommeil et se retrouvait l’esprit clair pour faire face à une situation tout à fait inattendue. En arrivant à Thionville, elle espérait plaire à Campobasso, sans doute, mais de façon paisible, se l’attacher peu à peu et l’amener doucement là où Louis XI voulait le voir venir : abandonner la cause du Téméraire et rentrer en France avec elle, en emmenant, bien sûr, ceux de ses soldats qui lui étaient attachés. Le tout avec l’appât d’une honnête quantité d’or...
Cela aurait pu, aurait dû marcher si deux facteurs nouveaux ne s’étaient présentés : d’abord la présence de Galeotto, de ses hommes d’armes et d’une partie de l’armée bourguignonne dans la cité luxembourgeoise : ils auraient empêché Campobasso de partir par tous les moyens. Ensuite la passion insensée qu’elle avait allumée dans le cœur et dans les sens du condottiere. Violente, exclusive, voire dangereuse, elle avait joué dans le sens contraire de ce qu’espérait Fiora : au lieu de la suivre, Campobasso n’avait plus pensé qu’à une chose : garder pour lui seul celle qu’il aimait, la cacher le temps qu’il le faudrait puis l’épouser au grand jour : tout cela sans quitter pour autant le clan bourguignon. D’ailleurs, si la paix avec la France était faite, sa trahison ne serait que de peu de prix et le priverait des grands avantages offerts sans doute par un prince lancé à la conquête d’un royaume. Et maintenant, Fiora se retrouvait au cœur d’un pays inconnu, enfermée dans un château fort sans aucune possibilité d’assistance pour en réchapper. Privée de l’astuce d’Esteban et de la force prodigieuse de Mortimer ainsi que de leur courage à tous les deux, elle était presque désarmée car elle se voyait mal tentant sur le vieux Salvestro une entreprise de séduction dans l’espoir de se faire ouvrir la porte.
Où se trouvaient-ils, à cette heure, le Castillan et l’Ecossais ? Campobasso les avait fait reconduire, d’après ce qu’il en avait dit, à une lieue de Thionville. On ne leur avait restitué leurs armes qu’à ce moment-là et ceux qui les accompagnaient avaient pu les voir s’éloigner en direction de la France. Y étaient-ils déjà arrivés et les choses s’étaient-elles passées comme on le lui avait raconté ? Leur avait-on « vraiment » rendu leurs armes ou bien les avait-on égorgés sans plus de façon ? Fiora connaissait assez son amant, à présent, pour savoir que tout était à redouter de son génie tortueux...
S’il n’en était rien – et elle l’espérait de tout son cœur -Douglas Mortimer devait être en train de revenir à bride abattue vers son roi pour lui rendre compte de sa mission. Mais Esteban ? Etait-il parti avec lui dans l’espoir de ramener un quelconque secours ? Fiora en doutait un peu. Le Castillan lui était attaché. En outre, pour rien au monde, il n’eût transgressé un ordre de Démétrios et celui qu’il en avait reçu était formel : veiller sur Fiora en tout temps et en toutes occasions. Peut-être n’était-il pas si loin qu’on le pensait ? ... En tout cas, une chose était certaine : il fallait parvenir à sortir d’ici, coûte que coûte. Peut-être alors, apprenant qu’elle lui avait échappé, Campobasso se lancerait-il à sa recherche, privant ainsi le Téméraire d’un de ses meilleurs capitaines ? De toute façon, elle ne voulait plus être le jouet de cet homme et revivre ces jours et ces nuits qu’elle ne pouvait même plus évoquer sans honte : elle s’était conduite comme une courtisane sans doute, s’y étant d’ailleurs préparée mais le pire est qu’elle y avait pris plaisir. Elle avait découvert qu’elle pouvait aimer les jeux de l’amour sans en éprouver le sentiment, tout comme un garçon, et qu’un parfait inconnu, s’il était habile, saurait faire vibrer ses sens et lui faire oublier un instant qu’elle était autre chose qu’une chair avide de jouissances.
Et ce fut en pensant à sa prochaine évasion qu’elle finit par s’endormir, si profondément même qu’elle n’entendit pas, au petit matin, le jeune Angelo partir avec l’escorte qui l’avait amenée.
Quand il eut quitté le château, Salvestro fit baisser la herse et relever le pont-levis. Puis, jetant un rapide coup d’œil à la fenêtre derrière laquelle dormait cette femme qui avait envoûté son maître, il esquissa un sourire, haussa les épaules et s’en alla inspecter les quartiers et les armes des hommes chargés de garder la forteresse. Fiora ne le savait pas encore mais elle était prisonnière d’un vieux soldat qui ne l’aimait pas et qui ferait tout pour qu’elle comprenne bien le rôle qu’on lui attribuait : celui d’un bel objet entièrement voué au repos du guerrier et à ses plaisirs. Rien de plus !
Elle s’aperçut très vite du sort qui lui était fait. Dès le matin, constatant que, pour une fois il ne pleuvait pas et que le ciel était presque clair, elle demanda un cheval pour faire un tour dans les environs. On lui répondit alors que c’était impossible, les promenades à cheval ou à pied n’étant pas compatibles avec la défense d’une place forte frontalière. Et on lui désigna l’escalier qui, près de la porte d’entrée, montait d’un seul jet jusqu’au chemin de ronde. Mais quand elle commença à en gravir les degrés, elle entendit sonner derrière elle les pas ferrés des deux soldats chargés de l’accompagner. Et c’est escortée de leur présence vigilante qu’elle parcourut le chemin de ronde du château à pas lents, regardant à peine le paysage alentour qui cependant n’était pas sans charme, envahie qu’elle était par une sensation désagréable.
Ce fut pis encore quand, redescendant, elle s’aperçut que deux maçons étaient occupés à sceller des barreaux à la fenêtre de sa chambre sous la surveillance attentive de Salvestro. Emportée par une brusque colère, elle courut à lui :
– Qui vous a permis de faire cela ? Ignorez-vous que votre maître souhaite que je devienne son épouse.
– Soyez sans crainte : personne ne vous manquera de respect dans ce château mais, voyez-vous, je ne suis pas certain que vous ayez, vous, très envie de devenir sa femme et, comme il tient à vous, je veux être assuré que vous serez prête à le recevoir quand il le souhaitera.
– Quelle sottise ! Ne suis-je pas venue à lui de bon gré ? -Sans doute... mais dans quel but ? Parce que vous rêviez de lui depuis longtemps ? Je ne crois pas cela : vous êtes toute jeune et lui sera bientôt vieux.
– Ne savez-vous pas que je suis sa cousine ?
– C’est possible... mais ce n’est pas certain. Quant à moi, j’ai reçu mission de vous garder et je vous garderai, au besoin contre vous-même. Et croyez bien qu’il m’en coûte ! Sans vous je serais à ses côtés pour la guerre qui se prépare.
– Quelle guerre ? On est en train de signer la paix...
– Et moi je vous dis que le duc va repartir en guerre. -A la mauvaise saison ? Comme c’est vraisemblable !
– C’est sans importance pour d’authentiques soldats. Voulez-vous rentrer à présent ?
– Je me plaindrai du sort que 1 ‘on m’a fait ici !
– Mais le maître, lui, ne se plaindra pas : ce qu’il veut, c’est vous avoir dans son lit, et moi je veillerai à ce que vous n’en sortiez pas, justement, de ce lit !
Furieuse, Fiora rentra au logis en se donnant le plaisir dérisoire de faire claquer la porte derrière elle.
Et les jours, et les nuits se mirent à couler, tristes, gris, tous pareils et étouffants d’ennui. Le temps avait repris ses couleurs désolantes et l’été s’était achevé dans les grandes pluies et les vents démesurés de l’équinoxe. Pierrefort, environné de nuages et de tourbillons, ressemblait à un vaisseau dans la tempête et Fiora aimait alors à monter sur les remparts pour le plaisir violent de se laisser fouetter par les bourrasques. Elle rêvait d’être emportée par l’une d’elles et de pouvoir, comme un oiseau, voler par-dessus les créneaux pour se plonger dans la campagne détrempée comme elle eût plongé dans la mer... Mais il fallait toujours redescendre... et au logis elle étouffait.
Elle passait de longues heures assise dans la salle, au coin de l’immense cheminée où le bois brûlait tout le jour, sans rien faire, le regard perdu dans le jeu capricieux des flammes. Elle n’avait aucun moyen de s’occuper car on ne trouvait pas un livre dans ce château ni rien qui permît de broder ou d’occuper ses mains à quelque ouvrage. La nuit, Salvestro l’enfermait à clé dans sa chambre et couchait en travers de la porte pour plus de sûreté encore : Fiora pouvait l’entendre ronfler comme une toupie d’Allemagne. Entre-temps n’ayant rien à se dire, ils n’échangeaient que peu de mots. La seule péripétie notable était représentée par les nouvelles que, deux fois la semaine,
Salvestro envoyait chercher à Toul ou à l’abbaye de Domèvre quand on allait aux provisions.
Ainsi que l’avait prédit le vieil écuyer, le Téméraire avait levé son étendard violet et noir et rouvert les portes de la guerre. Après avoir envoyé, le 15 septembre, au jeune duc René un manifeste qui n’était rien d’autre que la plus belliqueuse des déclarations, il avait pris le commandement de son armée et commençait à envahir la Lorraine. Il était précédé par un premier corps de troupes aux ordres du maréchal de Luxembourg et de Campobasso qui avaient mis le siège devant Conflans-en-Jarnisy. René II était parti pour la France afin d’essayer d’obtenir l’aide de Louis XI sans y croire tout à fait puisque le roi venait de signer la paix de Soleuvre avec la Bourgogne. L’écho des combats faisait frémir le vieux Salvestro comme un cheval de bataille qui entend la trompette et le rendait plus désagréable encore s’il était possible.
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