– Non, florentine. Je me nomme Fiora Beltrami. Mon père était l’un des puissants citoyens de Florence...
– Était ?
– Je l’ai perdu voici quelques mois. Quant à notre cousinage il est, je crois, assez lointain et remonterait à une aïeule venue de Naples. Les Florentins prenant rarement femme hors de Toscane, le fait était assez exceptionnel pour qu’on en ait gardé le souvenir.
– Remercions donc cette aïeule ! Personnellement je sais peu de chose sur les femmes de ma famille, hormis que certaines furent assez turbulentes. Mais que faites-vous si loin de votre ville ? Ce n’est tout de même pas pour me rejoindre que vous avez fait ce long voyage ?
– Non. Je vous l’ai dit : mon père est mort... et les Médicis m’ont chassée pour s’emparer de sa fortune. J’ai cherché refuge en France où il avait... de grandes amitiés...
– Si grandes que cela ?
– Je crois qu’il ne saurait en exister de plus hautes. C’est dans cet entour que j’ai entendu prononcer votre nom pour la première fois et la fantaisie m’est venue, à moi qui n’ai plus de famille, de vous voir de plus près... L’été me semblait une bonne saison pour voyager. Hélas, le ciel n’était pas du tout de cet avis !
Elle se leva pour s’approcher du feu et les yeux de l’homme qui la regardait se mirent à briller d’un éclat sombre. La robe de fin drap, souple comme un gant, qui la revêtait épousait les formes d’une gorge exquise, ronde et ferme, la finesse d’une taille dont on avait envie de prendre la mesure. C’était plus une fantaisie de couturière parisienne qu’une robe vraiment à la mode mais Agnelle avait pressé Fiora d’acheter cette robe qui semblait peinte sur son corps, du moins jusqu’aux hanches, avant de s’évaser pour finir en une courte traîne que l’on pouvait attacher au poignet.
– Néanmoins, vous êtes arrivée jusqu’ici. Puis-je demander si vous regrettez ce pénible voyage ?
Elle le regarda entre ses cils rapprochés et se mit à rire, un rire aussi doux que le roucoulement d’une colombe :
– Vous voulez savoir si je suis déçue ? Eh bien non... Vous êtes... très beau, messire mon cousin, mais je pense que vous ne l’ignorez pas et que plus d’une belle dame vous en a persuadé. Telle est du moins votre réputation.
– J’ignorais que cette réputation fût allée jusqu’en France ?
– Il faut bien qu’il en soit ainsi puisque je suis là. J’ai voulu vérifier... Mais n’en soyez pas surpris : à Florence les femmes sont accoutumées à dire librement ce qu’elles pensent, et ce qu’elles désirent. Il se trouve que je suis libre de faire ce qu’il me plaît...
Se moquait-elle de lui ? Campobasso l’envisagea un instant mais il était déjà au-delà de tout raisonnement clair et ne savait plus qu’une chose : cette fille qui lui tombait du ciel ou qui lui venait de l’enfer, il fallait qu’elle soit à lui. Jamais il n’avait vu de femme aussi belle, aussi séduisante. Elle lui faisait bouillir le sang et il n’aimait pas attendre... Se levant d’un brusque coup de reins, il posa ses mains sur les hanches de Fiora pour la rapprocher de lui :
– Sais-tu, fit-il en italien, qu’il peut être dangereux de me plaire... un peu trop ?
– Pourquoi dangereux ? Je n’ai peur de rien, répondit-elle dans la même langue. Moins encore depuis que je t’ai vu. A cet instant j’ai espéré que tu me trouverais belle...
– Belle ? ...
Il voulut se pencher sur sa bouche, grisé par l’étrange odeur de fleur, d’herbe et de laine mouillée qui émanait de ce corps souple qu’il sentait vivre entre ses doigts, mais déjà elle lui échappait en tournoyant sur elle-même comme pour une figure de danse.
– Ne me regardez pas comme si vous étiez un loup affamé et moi une pauvre agnelle, cousin ! fit-elle en souriant. Songez que je viens de faire un long voyage et que c’est plutôt à moi d’être affamée ! Nourrissez-moi, cousin ! Nous aurons tout le temps de... causer après, non ?
Avec l’impression de s’échapper d’un rêve, Campobasso se secoua comme s’il sortait de l’eau et se tourna vers Fiora, craignant qu’elle n’ait été qu’un mirage, mais elle était toujours là. Les bras haut levés, ce qui faisait saillir ses seins, elle détachait les épingles qui retenaient son voile et sa chevelure :
– Mes cheveux sont tout mouillés et me coulent dans le cou ! dit-elle en riant.
Instantanément, la masse noire et luisante glissa sur ses épaules et le long de son corps. L’homme qui la dévorait des yeux pensa que, dans cette robe verte, avec ses longs cheveux humides, elle ressemblait à une sirène et il la désira plus encore. Mais il résista à l’envie qui lui venait de se jeter sur elle, de déchirer sa robe et de la prendre tout de suite, sur les dalles de pierre. En bon Napolitain, il savait apprécier la savoureuse souffrance de l’attente, à condition qu’elle ne dure pas trop longtemps et, sur ce point, il était rassuré. Son orgueil de mâle lui soufflait que cette affolante sorcière aux yeux couleur de nuages n’était apparue que pour s’offrir à lui... Et puis ne venait-elle pas de France ? Cette France où elle avouait avoir de si hautes amitiés ?
Il levait les mains pour appeler de nouveau quand la porte s’ouvrit, livrant passage à des valets chargés de tréteaux, d’un plateau de bois et de nappes pour dresser la table. Virginio les suivait et ses yeux sombres s’arrêtèrent d’abord, pleins de haine, sur Fiora qui, devant le feu, faisait sécher ses cheveux, puis sur son maître avec une interrogation muette qui fit sourire celui-ci. Campobasso jouissait cruellement de la jalousie qu’il sentait bouillonner dans l’âme de son page.
– Où va-t-elle coucher ? demanda Virginio en désignant la jeune femme d’un mouvement de tête dédaigneux.
– Donna Fiora, répondit le condottiere en appuyant sur l’appellation, couchera dans ma chambre, bien entendu. C’est la seule convenable avec celle du seigneur Galeotto. Tu veilleras à ce que les draps soient changés...
– Et vous alors ? Où coucherez-vous ?
– Chi lo sa ? ... Peut-être dans ma chambre ? Pourquoi pas ?
– Et moi ? fit le garçon avec insolence.
– Toi ? ... Où tu voudras. Tiens... avec Salvestro quand il reviendra de chez son bourgmestre...
Le garçon devint très pâle et ses yeux noirs lancèrent des éclairs :
– Je la tuerai, tu entends, fit-il entre ses dents serrées. Je la tuerai si tu y touches...
D’un doigt négligeant, Campobasso caressa la joue duvetée du page et son sourire s’accentua, découvrant des dents fortes et blanches, de vraies dents de carnassier :
– Alors j’aurai le regret de te faire pendre, mon petit Virginio, fit-il doucement. C’est d’ailleurs ce qui t’arriverait si elle était victime du moindre accident... Avoue que ce serait dommage car nous pourrions avoir encore de belles heures tous les deux. Songes-y !
– Mais enfin qu’est-ce qu’elle est, cette femme, pour prendre tout d’un coup la meilleure place ici ?
– Comment ? Tu ne le sais pas encore ? Mais... c’est ma cousine et j’ai toujours eu l’esprit de famille. Comme tous ceux qui n’en ont pas beaucoup.
La voix de Fiora résonnait, chaude et musicale à travers la vaste salle :
– A propos, mon beau cousin, me direz-vous ce que vous comptez faire de mes gens ? Vous n’allez pas, j’imagine, les laisser toute la nuit dans votre corps de garde ? Le voyage aura été aussi peu agréable pour eux que pour moi.
– Pardonnez-moi ! Je les avais oubliés. Va les chercher, Virginio ! ... que je voie à quoi ils ressemblent, ajouta-t-il sotto voce.
Un moment plus tard, le Castillan et l’Écossais faisaient leur entrée dans la salle qui, avec sa table disposée pour le repas et les suppléments de chandelles et de torches que l’on y avait allumés, avait perdu son aspect glacial. Des odeurs de viandes cuites les accompagnaient :
– Voici Esteban, présenta Fiora. Il est tout à la fois mon écuyer, mon secrétaire, mon mentor et mon garde du corps. Et voici Denis Mercier qui a bien voulu me servir de guide depuis Paris.
Le condottiere considéra les deux hommes avec intérêt. Esteban avec sa tête carrée, son nez cassé, ses cheveux drus et son corps trapu était l’image même du soldat de fortune tel qu’il aimait à en recruter. Et n’avait guère l’aspect d’un secrétaire. Quant à l’autre avec ses épaules de corsaire et son air arrogant, il sentait le militaire plus encore que son compagnon...
– Pour connaître si bien les chemins, tu es de par ici ? demanda-t-il à Mortimer qui, sans se soucier de formules de politesse excessives, répondit paisiblement :
– Non. Je suis du Berry mais j’ai beaucoup voyagé.
– Tant que ça ? Un bon guide peut être très précieux. Je pourrais sûrement t’employer... à moins que tu ne préfères rentrer chez toi. A qui es-tu ?
– A personne. Mais j’ai ma maison et mes habitudes et dès l’instant où ma mission est remplie...
« Le diable m’emporte, pensa Campobasso, si ce géant n’appartient pas à la fameuse Garde Ecossaise du roi Louis ? En ce cas, la belle cousine pourrait être... une messagère ? » Et comme des valets entraient portant bassins, aiguières et serviettes, immédiatement suivis de Galeotto qui avait fait quelque toilette, il déclara :
– Passons nous laver les mains, ma belle cousine et puis à table !
– Tu pourrais me présenter ! grogna Galeotto dont la figure, rasée de frais, montrait quelques estafilades.
– C’est trop juste. Donna Fiora, voici le seigneur Jacopo Galeotto, de Milan, qui commande avec moi le corps des Lombards de Mgr le duc de Bourgogne. Donna Fiora Beltrami, de Florence.
– Ah Florence ! soupira le capitaine avec âme, je l’ai visitée, jadis quand le duc Galeazzo-Maria Sforza et la duchesse Bona sont allés visiter les seigneurs de Médicis ! Quelle fête nous avons eue ! Quelles belles joutes ! Quels vins ! Quelles femmes... C’était en...
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