– Le comte de Campobasso que vous connaissez peut-être est mon cousin et je désire le rejoindre au plus tôt...

– Il aura sans doute grande joie d’une aussi belle visite mais, jusqu’à Thionville où il se trouve, le chemin n’est guère sûr pour une femme. Je serai heureux de vous faire escorter car, s’il vous arrivait malheur, il ne me le pardonnerait sans doute pas.

– Un laissez-passer sera amplement suffisant, capitaine. Mon écuyer et mon secrétaire sont de taille à me défendre en cas de mauvaise rencontre...

– Je ne mets nullement en doute leur valeur mais un laissez-passer ne suffira pas si vous tombez sur un parti de soldats en train de fourrager car la plupart ne savent pas lire. Croyez-moi, le tabard de Bourgogne sur les épaules de deux solides gaillards vous sera d’une plus grande aide que tous les papiers du monde.

Et c’est ainsi que le lendemain, après avoir accepté pour la nuit l’hospitalité de l’officier et enchanté sa mémoire pour de longues semaines, Fiora, qui s’en allait travailler à la perte du duc de Bourgogne, quitta Dun sous la garde de ses couleurs. Dans deux jours, si rien ne se mettait à la traverse, elle rejoindrait celui dont elle avait mission de faire un traître...

Le surlendemain, vers la fin du jour, deux hommes jouaient aux échecs dans la salle haute du château de Thionville. Bien que le jour ne fût pas encore éteint, un haut chandelier de fer forgé portant une douzaine de chandelles éclairait le jeu d’ébène et d’ivoire. Dans la grandiose cheminée, un feu flambait pour tenter de combattre l’humidité. Construit au siècle précédent pour les ducs de Luxembourg, le château avec ses murs énormes était une solide forteresse capable de supporter n’importe quel assaut. En effet Thionville et sa région formaient un coin enfoncé dans le duché de Lorraine avec lequel les Luxembourg n’étaient pas toujours d’accord. Il fallait que la cité et ses défenses fussent à la hauteur de leur mission et elles l’étaient, mais le confort intérieur avait ce quelque chose de Spartiate qui est l’apanage des bâtiments militaires.

La salle où jouaient les deux hommes n’échappait pas à cette règle. En dehors de la petite table où reposait le jeu et des deux chaises à bras garnies de daim sur lesquelles ils étaient assis, l’ameublement se composait strictement d’un grand coffre de bois noirci par le temps et de deux trophées d’armes anciennes. Une tapisserie qui aurait gagné à être trois ou quatre fois plus grande et quelques bannières aux couleurs passées accrochées très haut sous la voûte faisaient ce qu’elles pouvaient pour réchauffer une salle construite pour les grandes assemblées et où les deux hommes semblaient un peu perdus. Les fenêtres, hautes et étroites, s’ouvraient au fond de profondes embrasures comportant chacune deux bancs de pierre et il fallait vraiment un soleil éclatant pour qu’elles donnassent un éclairage convenable. Par temps gris, elles ne dispensaient qu’un jour pauvre auquel il convenait de suppléer. D’où le feu et les bougies.

Les deux hommes, pour différents qu’ils fussent, étaient également remarquables. L’un était grand, bien bâti avec cette sorte de grâce animale des grands fauves. Sous la tunique de daim noir qui le vêtait on devinait une musculature longue, déliée, une souplesse d’homme entraîné à tous les exercices du corps. Ses épais cheveux noirs s’argentaient aux tempes et adoucissaient un peu un visage aux traits durs, au teint basané, sillonné de cicatrices qui en déparaient l’harmonie classique, à l’œil noir, vif et perçant : c’était Campobasso. L’autre, nettement plus petit mais bâti en force, avait la peau couleur de terre cuite et les cheveux diversement colorés d’un qui a passé sa vie sous le soleil. L’œil vif lui aussi mais d’un vert foncé qui devenait presque jaune autour de la pupille, il ne quittait pratiquement jamais la cotte aux mailles brillantes qui apparaissait sous un tabard rouge à ses armes : c’était son collègue et ami, Galeotto.

Cola di Monforte, comte de Campobasso, appartenait à une antique famille des environs de Naples qui s’était attachée à la fortune de la maison d’Anjou. D’étranges bruits couraient sur lui et les siens. On disait que son père était mort lépreux et qu’il avait tué sa femme infidèle dont il avait eu cependant deux fils. Quand, en 1442, le « bon roi René » qui régnait sur Naples et sur la Lorraine avait été chassé, par Alphonse d’Aragon, de son royaume méditerranéen sur lequel veillait le Vésuve, Campobasso, alors âgé de dix-huit ans et attaché à la suite de Jean de Calabre, le fils aîné de René, ami de surcroît de son fils Nicolas, avait quitté sans regret une terre pauvre et qui ne rapportait guère pour les doux horizons de la Provence et de l’Anjou. Du château de Tarascon à celui d’Angers, Campobasso avait suivi la fortune de Nicolas de Calabre devenu duc de Lorraine à la mort de son père Jean. Cela lui avait valu de devenir maître et seigneur du château de Pierrefort, à Martaincourt, une vigoureuse forteresse dominant de ses hautes murailles la pittoresque vallée de l’Esch où il tenait garnison comme un prince. En effet, condottiere dans l’âme, attaché à la guerre autant qu’à l’argent, Campobasso n’était pas parti seul de ses terres campaniennes mais avec quelques-uns de ses vassaux qui lui composaient l’agréable début d’une petite armée avec laquelle il convenait de compter car, bien équipée et bien entraînée par un homme pour qui les armes n’avaient plus de secrets, elle composa rapidement une « condotta » de valeur.

Peut-être Campobasso serait-il demeuré fidèle à la maison d’Anjou si, à la fin de juillet 1473, le jeune duc Nicolas n’était mort subitement. Si vite même que l’on parla d’empoisonnement mais il fallait un successeur. La noblesse lorraine porta la couronne ducale à la fille aînée du vieux roi René, Yolande, veuve du comte Ferry de Vaudémont, mais celle-ci ne souhaitait pas régner : elle vivait de ses souvenirs dans son château de Joinville. Cependant elle avait un fils de vingt-deux ans auquel, tout naturellement, elle transmit ses droits héréditaires. Celui-ci devint le duc René II.

Mais ce maître-là ne convenait pas à Campobasso. Il le jugeait trop frêle, trop aimable, trop « damoiseau ». En revanche, quand en septembre et à Luxembourg, alors qu’il faisait encore partie de la garde de René II, il rencontra le duc de Bourgogne, il pensa que c’était là le chef qui correspondait à ses vœux. Il connaissait d’ailleurs le Téméraire pour l’avoir rencontré, huit ans plus tôt, lorsqu’il prenait la tête de cette fameuse Ligue du Bien Public montée contre le roi de France et dont faisaient partie Jean de Calabre, alors duc de Lorraine, et son fils Nicolas. Il s’en fallait de deux ans que Charles ne s’installât sur le trône de son père mais son arrogance et sa splendeur séduisirent Campobasso. Devenu le Grand-Duc d’Occident, il l’éblouit.

Résultat : toujours en cette année 1473 mais en décembre, le Téméraire mettait pied à terre dans la cour du château de Pierrefort où le condottiere l’accueillait. Le Bourguignon n’eut aucune peine à détourner son hôte du service de « l’Enfant », car celui-ci n’attendait que cela. Royalement payé et couvert de présents par le plus fastueux des princes, Campobasso accepta le poste de commandement des troupes lombardes qu’il se chargeait d’aller recruter à Milan.

En dépit des apparences, c’était à peine une trahison. Charles de Bourgogne se disait le meilleur ami du jeune René qu’il avait obligé à accepter sa protection « contre les menées du roi de France ». Protection qui coûtait au jeune souverain quatre de ses meilleures villes où s’installèrent des garnisons « protectrices », essentiellement bourguignonnes et entièrement tyranniques.

« L’Enfant » cependant ne s’y trompa pas et, trois mois plus tard, il faisait incendier le donjon de Pierrefort en l’absence de son propriétaire – il n’eut pas le temps de détruire le reste – privant ainsi le château du Napolitain de sa meilleure défense.

Pour consoler Campobasso le Téméraire lui promit que, la Lorraine soumise, il pourrait choisir telle ville qui lui conviendrait. Son intention était en effet d’écraser le petit duc pour s’assurer ses terres qui étaient le meilleur lien pour unir les Pays-Bas à la Bourgogne proprement dite.

Promesse encore à tenir, en cette fin d’année 1475, car, depuis, le Téméraire n’avait cessé de guerroyer et Campobasso de le servir avec un talent et une fidélité qui semblaient à toute épreuve.

Jacopo Galeotto était moins compliqué. Condottiere au service du duc de Milan, il rejoignit sans se faire prier l’armée bourguignonne au siège de Neuss lorsque Campobasso vint le lui demander. Les deux hommes étaient liés d’amitié et se complétaient car, si l’un et l’autre étaient des guerriers endurcis et des cavaliers émérites, Galeotto possédait un talent supplémentaire et bien utile : c’était un ingénieur traînant après lui une troupe de charpentiers habiles à construire tours de siège, béliers et autres machines de guerre – et ces engins firent merveille au siège de Neuss mais sans parvenir à vaincre la résistance acharnée des habitants et de la garnison. Galeotto, bien sûr, en conçut quelque rancœur cependant que Campobasso commençait à se poser des questions. Il avait vu la superbe armée bourguignonne bloquée durant des mois devant un caillou têtu et s’y user sans résultat intéressant. Or, gagner à Neuss, c’était mettre l’empereur à genoux et c’était ouvrir l’Allemagne à ses appétits. Au lieu de cela, il avait fallu se replier sous la bénédiction d’un évêque italien ce qui n’était qu’une mince consolation pour qui espérait un gros butin.

Campobasso y pensait encore. Il y avait à présent deux grandes heures qu’il jouait aux échecs avec son ami sans s’intéresser vraiment au jeu. Son esprit était ailleurs. Soudain, il se leva. Si brusquement que l’échiquier se renversa. Les pièces noires et blanches roulèrent sur le dallage qu’aucun tapis ne réchauffait.