A mesure qu’il s’avançait, « Cher Ami » se redressait. Quittant sa pose élégante d’animal héraldique, le chien se leva et gronda. Le roi posa vivement sa main sur son collier orfévré :
– Paix, mon fils, paix ! Recouche-toi !
Mais Fiora remarqua que les yeux de Louis XI avaient curieusement rétréci. De mauvaise grâce, en montrant les dents, « Cher Ami » obéit. Le moine ne lui avait pas fait l’honneur d’un regard et même répondit à peine au salut plein de révérence que lui adressait le roi.
– Cet homme doit être fou, chuchota Démétrios. Quelle curieuse façon de se présenter devant un souverain ! Ma parole, il se prend pour le pape !
– Je ne suis pas même certaine qu’il ne se croie pas un peu au-dessus. Mais chut ! ...
Louis XI, en effet, adressait une bienvenue aimable au voyageur venu de la ville sanctifiée par le tombeau de l’Apôtre et ajoutait :
– C’est toujours une grande joie, pour un cœur chrétien, d’accueillir un envoyé de notre Très-Saint-Père.
– Ce n’est pas pour te réjouir que le pape Sixte m’envoie vers toi, roi de France, car son cœur est lourd et plein de colère.
– De colère contre nous ? Cela est impossible. Nous ne nous souvenons pas d’avoir en quelque point que ce soit offensé le vicaire du Christ...
– Ta mémoire est courte, roi, et surtout complaisante. Tu oublies bien facilement que, depuis sept ans, tu détiens en dure prison un prince de la sainte Eglise. Le pape m’envoie t’ordonner de libérer sur l’heure le cardinal Balue !
Le visage de Louis XI se ferma et un éclair jaillit de sous sa paupière :
– Jean Balue est un traître qui méritait la mort car il n’a pas craint de comploter contre nous avec les gens de Bourgogne. Contre nous qui, d’un fils de meunier, avons fait un prélat couvert de richesse et d’honneurs, contre nous qui avons demandé et obtenu pour lui le chapeau de cardinal. Qu’il se tienne satisfait d’être encore en vie !
– C’est croupir au fond d’une cage, comme une bête fauve, que tu appelles être en vie ? Tu n’avais aucun droit de porter la main sur un homme de Dieu qui relève uniquement du pape.
– Nous avons tous les droits et le pape le sait bien qui a accepté voici trois ans le Concordat de Tours ! Nous serions tout disposé à faire un geste susceptible d’alléger le cœur de Sa Sainteté à condition qu’il ne s’agisse pas des affaires du royaume. Et il s’agit précisément d’une affaire du royaume...
– Tu refuses d’élargir le cardinal ?
– Positivement !
– Consens-tu toutefois à lire la lettre que t’adresse Sixte IV ?
– Une lettre ? Que n’avez-vous commencé par là, révérend frère...
Fray Ignacio tira de sa manche un mince rouleau de parchemin attaché d’un ruban blanc et scellé d’un large sceau doré que Louis XI reçut avec révérence et dont il baisa même le sceau avant de se tourner vers son chancelier pour qu’il décachette le message. A cet instant, Fiora bouscula Démétrios et s’élança sur le moine qui, déséquilibré, tomba à terre, laissant échapper le long couteau qui, dans sa main, venait de remplacer le parchemin. Les yeux vifs de la jeune femme rivés à fray Ignacio avaient entrevu l’arme, l’espace d’un éclair, et sa réaction avait été immédiate ; foncer droit devant elle avec une seule idée : écarter du roi la menace de mort qu’elle venait d’entrevoir. Le lévrier avait réagi avec la même impétuosité et, les pattes sur la poitrine du moine, il tenait sa gorge sous la menace de ses crocs. Fiora cependant se relevait, ramassait le poignard et, genou en terre, l’offrait à Louis XI :
– Sire, cet homme voulait tuer le roi !
Sans rien dire, celui-ci saisit l’arme et l’examina, prenant tout son temps et apparemment peu pressé de rappeler son chien qui grondait toujours, ce qui, d’ailleurs, paraissait inquiéter assez peu fray Ignacio. Si son visage n’était plus qu’un masque de fureur impuissante c’est uniquement parce qu’il venait de reconnaître Fiora :
– La Florentine ! cracha-t-il. La sorcière damnée ! Elle est ici et elle tente de m’imputer ses intentions criminelles ! ... C’est elle, c’est elle qui a apporté ce poignard, c’est elle qui...
-Qui s’apprêtait à nous tuer ? fit paisiblement Louis XI. Je suis avant tout ami de la logique et de la vraisemblance. Si l’idée de donna Fiora était de nous navrer, elle en avait tout le loisir l’autre jour à l’abbaye de la Victoire. Nous avons longuement parlé ensemble tête à tète. Ce que nous aimerions savoir plutôt, c’est en quelles circonstances elle a pu rencontrer cet étrange serviteur de Dieu.
Ayant déjà mis genou en terre, Fiora levait vers le roi ses grands yeux gris dont aucun nuage ne troublait la limpidité :
– S’il plaît au roi de m’entendre, je lui dirai tout.
– Et nous l’entendrons avec plaisir. Tout enfant déjà nous aimions fort les histoires de brigands. Messire de Commynes, veillez donc à conduire donna Fiora dans notre oratoire où nous la rejoindrons sous peu... A présent, « Cher Ami », retourne te coucher. Tu nous as bien servi et tu auras ta récompense. Capitaine Kennedy !
L’officier qui commandait la Garde Écossaise vint se placer auprès du moine qui, toujours à terre, n’osait se relever par peur des crocs du lévrier qui, bien qu’ayant obéi, grondait toujours :
-Aux ordres du roi ! Qu’ordonne-t-il ?
– A Dieu ne plaise que nous trempions nos mains dans le sang de cet assassin. Ainsi tu voulais mourir pour Balue, pauvre fou ?
– Je ne le connais même pas ! C’est pour ma reine, Isabelle de Castille que je suis prêt à périr. Tes soldats foulent et meurtrissent les terres qui sont siennes...
– Pas depuis longtemps et par mariage. Sans compter que la libre Catalogne ne lui a jamais appartenu. C’est à l’Aragon que nous avons eu affaire. Il serait bon que chez les frères du grand saint Dominique on apprenne un peu l’histoire et la géographie ? Hé ? Mais je ne te crois pas. La vérité c’est que le pape Sixte t’envoie. Il est l’allié du Téméraire et rien ne le réjouirait tant que notre mort. Qu’obtiendrait-il si tu avais réussi ?
– Qu’est-ce que j’en sais ? Tu es l’Antéchrist, le suppôt de Satan ! Tôt ou tard, tu recevras la punition de tes crimes, tôt ou tard tu sauras ce que pèse la malédiction. Pour avoir osé porter la main sur moi, tu seras excommunié, tu seras...
– Et pourquoi mon royaume ne serait-il pas mis en interdit ? ironisa Louis XI. Dieu que ce moine est fatigant ! Kennedy, mon ami, ôtez-le de là avant que la colère ne nous gagne...
– Et que faut-il en faire ?
– Faites-le conduire en notre château de Loches, sous bonne escorte. Il s’y trouve, si nous ne faisons pas erreur, une cage vide dans la salle où soupire ce cher Jean Balue. Mettez-les ensemble. Ils feront ainsi connaissance puisque apparemment ce fol est venu implorer la grâce d’un homme qu’il n’avait jamais vu. Ils devraient s’entendre.
Écumant de rage et de fureur, crachant le venin et l’anathème, fray Ignacio fut entraîné par quatre solides Ecossais qui le portaient plus qu’ils ne l’encadraient. Les pieds du moine battaient l’air de façon grotesque... « Cher Ami » apaisé s’était recouché aux pieds du roi. Commynes prit Fiora par le bras :
– Vous venez, dit-il. Je crois qu’il n’y a plus rien à voir. Elle le suivit sans se faire prier. Les hurlements de son ennemi résonnaient dans son cœur comme des chants d’allégresse... Ce moine qui semblait attaché à ses traces comme une malédiction, vivant rappel de la fureur aveugle qui l’avait précipitée en enfer, voilà qu’elle en était délivrée ! Elle ne savait pas où était ce château de
Loches mais, où qu’il soit, il mettait au moins entre elle et son ennemi l’épaisseur de ses murailles, de ses portes solides, de ses cachots profonds et de ses chaînes dans les cages...
– Il faut que cet homme soit fou, commenta Commynes. Venir attaquer notre sire au cœur de son royaume, dans l’un de ses châteaux, au milieu de ses gardes, de ses serviteurs et de ses amis ? Comment espérait-il en réchapper s’il avait réussi ?
– Le mieux du monde, j’imagine. Il se croit à la fois l’épée et la foudre de Dieu. En chaque prince temporel il voit un tyran. Il comptait sur la joie reconnaissante des esclaves libérés...
– Eh bien, si c’est là tout ce que le pape trouve à nous envoyer comme ambassadeur ! Je le croyais habile ?
– Il l’est peut-être plus que vous ne le pensez ? Réfléchissez : si l’attentat avait réussi, Sixte IV était débarrassé du plus puissant allié de Florence et donc d’un ennemi dangereux. Et comme fray Ignacio a échoué, il est débarrassé de toute façon d’un homme encombrant et dont il ne savait peut-être plus que faire lui-même. Ces fanatiques ont du bon – si j’ose dire – quand on sait s’en servir.
Commynes considéra Fiora avec une sincère stupeur puis éclata de rire :
– Moi qui me prenais pour un fin politique, je reçois là bonne leçon... Ah ! maître Olivier, veuillez nous laisser pénétrer chez le roi. Cette jeune dame doit l’attendre dans son oratoire.
La dernière phrase s’adressait à un homme qui sortait de l’appartement royal, tenant sous le bras un petit coffre. Vêtu de noir, le cheveu brun coupé court, le visage étroit d’une statue de bois, il avait des lèvres minces et des yeux qui possédaient l’immobilité et l’indéfinissable couleur d’un marais. Il s’inclina un rien trop bas et Fiora qui n’aimait pas sa figure le jugea obséquieux. La voix d’ailleurs était un peu trop douce :
– Monseigneur le prince de Talmont n’a pas besoin qu’un modeste barbier le laisse pénétrer chez son maître. Il n’a qu’à paraître en personne !
Fiora crut déceler une trace de fiel dans ces dernières paroles. L’homme cependant ouvrait la porte avec une nouvelle courbette.
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