– Une longue route, le fracas des batailles... du sang et des larmes. M’écouteras-tu, Fiora, si je t’ordonne de retourner à Paris, auprès de Léonarde et des Nardi ? Les combats qui se préparent sont trop rudes pour une femme. Je t’aime assez pour souhaiter te les épargner.

– Je ne veux pas être épargnée, fit-elle avec une soudaine violence. Je hais le Téméraire plus encore aujourd’hui que je ne le haïssais hier. Et si Philippe venait à mourir à cause de lui...

Un bruit de course dans la rue lui coupa la parole. Elle reconnut la silhouette trapue d’Esteban qui rentrait à l’auberge après une soirée passée sans doute dans quelque cabaret avec les soldats qui protégeaient la ville. Depuis qu’il avait quitté Paris, le Castillan aspirait l’odeur violente de la guerre par tous les pores de sa peau et il ne perdait jamais une occasion de s’approcher des troupes pour partager, ne fût-ce qu’un instant, une vie pour laquelle il avait de tout temps été créé. Démétrios n’ignorait rien de cette attirance. Il fallait qu’Esteban fût vraiment attaché à lui pour résister à son envie de s’engager. Mais résisterait-il encore longtemps dans ce pays où l’on rencontrait plus d’hommes d’armes que de civils ?

Du haut de la fenêtre, il l’appela et lui ordonna de monter le rejoindre.

– De toute façon, je serais venu, dit Esteban en entrant dans la chambre, car j’avais quelque chose à dire à donna Fiora.

– A moi ?

– A tous les deux serait plus juste. Le moine espagnol !

– Eh bien ?

– Il est ici. Peu avant la fermeture des portes je l’ai vu entrer, monté sur une mule. Il s’est allé loger chez l’archi-prêtre de la cathédrale.

– Quel moine espagnol ? demanda Démétrios qui tombait des nues. Tout de même pas... ?

– Si, fit le Castillan avec un rictus féroce. C’est bien ça. Donna Fiora l’a vu à la messe de l’Assomption à Notre-Dame de Paris et moi je l’ai suivi ensuite et j’ai fait parler l’un des moines chez qui il habitait. Il paraîtrait qu’il vient ici pour voir le roi.

Démétrios demeura silencieux quelques instants, le temps sans doute de se faire à l’idée de voir Ignacio Ortega resurgir dans sa vie :

–  bien, soupira-t-il enfin, il ne nous manquait plus que ça ! Esteban, mon garçon, je suis désolé mais il va falloir que tu surveilles cet olibrius de près...

– Ça va, fit le garçon avec désinvolture. On sera dès la première messe à la cathédrale ! Une de plus une de moins...

CHAPITRE VII

LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE...

Trois jours plus tard, le roi tenait sa cour au château de Senlis. Cour étrange, dont les dames étaient absentes à l’exception d’une seule et qui ressemblait plus à un conseil de guerre qu’à l’habituelle réunion d’un souverain qui souhaite prêter l’oreille aux doléances de son peuple. Il y avait là plus d’armures que de pourpoints et de justaucorps. A peu près seul de son espèce, Louis XI portait une longue robe vert sombre ouverte devant pour laisser passer ses jambes maigres vêtues de chausses noires et ses pieds chaussés de poulaines de cuir qu’il tenait croisés. Sur le chapeau dont la pointe offrait un parallèle amusant avec son long nez, les médailles brillaient, astiquées. Ainsi vêtu, il offrait un contraste frappant avec les cottes de soie multicolores, les chaînes d’or dont se parait son entourage, et les tenues superbes de la Garde Ecossaise. Quelques-uns de ses amis se tenaient auprès de lui : le vieux seigneur du Bouchage et le seigneur du Lude qu’il avait surnommé « Jean des Habilités », Tanneguy du Chastel, mais aucun de ceux-là n’était vraiment appelé en ses conseils. Seul, Commynes, le plus jeune pourtant, pouvait, à Senlis, se targuer de ce titre auprès d’un souverain dont on disait que « son cheval portait tout son Conseil ». Il était debout auprès de lui, prêt à répondre au moindre signe... Un grand lévrier blanc, « Cher Ami », le favori, était couché aux pieds de son maître qui siégeait sous un dais fleurdelisé.

Seule exception féminine dans cette assemblée d’hommes, et parce qu’elle y avait été conviée impérieusement, Fiora, vêtue de noir, ses cheveux sévèrement tressés couverts d’une coiffe basse en velours dont les pans n’en laissaient pas dépasser une mèche, était debout auprès de Démétrios dont la haute silhouette la masquait en partie. Rarement, elle s’était sentie aussi fébrile car depuis trois jours elle tournait en rond dans sa chambre d’auberge sans parvenir à entreprendre quoi que ce soit de valable, hantée par la pensée qu’à chaque instant Philippe pouvait être conduit au supplice, et se raccrochant au faible espoir que lui avaient laissé les dernières paroles du roi ; « Nous reparlerons de tout cela à loisir... »

Elle avait espéré d’abord que Démétrios serait mandé auprès du souverain et qu’elle pourrait l’accompagner, mais il n’en avait rien été.

– Je croyais qu’il ne pouvait pas se passer de toi ? fit-elle presque agressive.

– Il ne peut surtout pas se passer de l’onguent que je lui ai concocté avec des feuilles de sureau et de ronce broyées dans la graisse fine et que l’on applique sur ses hémorroïdes après lavage avec une décoction froide de millepertuis. Il s’en trouve à merveille...

– Tellement bien qu’il n’aurait plus même besoin de toi ! N’importe quel médicastre peut se servir de ta recette...

– A condition de la connaître et je ne donne jamais mes compositions. Sauf à toi, bien sûr. Sois tranquille, le roi aura encore besoin de moi...

L’avant-veille, n’y tenant plus, Fiora avait réclamé son cheval. Elle savait que Compiègne n’était pas loin et elle voulait s’y rendre dans l’espoir d’apprendre quelque chose, si peu que ce soit, sur Philippe, mais elle s’était aperçue, alors, que s’il était aisé d’entrer dans Senlis, il l’était beaucoup moins d’en sortir sans un ordre du roi ou du gouverneur de la ville. La voyant au bord des larmes, Démétrios s’était efforcé de la réconforter.

– Prends patience ! Je suis persuadé que messire de Selongey n’est pas en danger immédiat. En te faisant venir, notre sire, comme dit le jeune Commynes, avait bien une idée derrière la tête puisqu’il n’ignore rien des liens matrimoniaux qui t’attachent à son prisonnier. Il faut lui laisser le temps de l’exprimer...

– Parlons-en de Commynes ! Lui aussi a complètement disparu ! On ne l’a pas revu.

On le revit au matin de ce troisième jour. C’est lui qui vint signifier aux deux étrangers de se rendre au château pour le plaid royal. Quant à Esteban, il était demeuré fermement suspendu aux basques de fray Ignacio grâce à qui il n’avait pas raté un seul office. L’unique promenade un peu divertissante avait été quand le moine, voulant se rendre à l’abbaye de la Victoire, s’était fait refouler par les gardes de la ville. En dépit de la protection de l’archiprêtre, lui aussi devait attendre que le roi soit disposé à le recevoir. Mais sa présence irritait Fiora qui, par crainte de le rencontrer, ne mit pas le pied hors de l’auberge des Trois Pots.

Louis XI semblait d’excellente humeur ce matin-là. De sa place, Fiora pouvait le voir rire et bavarder amicalement avec le sire du Lude. Il accueillit avec faveur quelques suppliques de bourgeois venus faire appel à sa justice et distribua de larges aumônes à la prieure d’un couvent de l’extérieur qui avait subi des déprédations du fait des mouvements de troupes. Cela fait, le roi se leva :

– Messeigneurs, dit-il en frottant l’une contre l’autre ses longues mains sèches, nous avons pour vous des nouvelles qui réjouiront le cœur de tous nos bons sujets comme elles ont réjoui le nôtre. La menace que faisait peser sur notre royaume l’ambition folle de notre cousin de Bourgogne qui a convaincu l’Anglais de passer la mer pour s’emparer de notre pays, cette menace vient de s’éloigner. Il y a eu grave dispute suivie de brouille entre le roi Edouard et Charles le Hardi qui lui est venu reprocher de ne point faire marcher ses troupes contre nous et d’accueillir avec faveur l’idée d’un accord. Notre beau cousin de Bourgogne qui était revenu à Péronne est parti, hier, rejoindre son armée en Luxembourg sans esprit de retour. Demain nous irons rendre grâce au Seigneur Dieu et à Madame la benoîte Sainte Vierge, notre protectrice, et les prier afin qu’ils veuillent bien épargner à notre bon peuple douleur et affliction car c’est laide chose que la guerre...

Les acclamations emplirent la salle faisant voltiger la rangée de bannières pendues en haut des murs. Fiora et Démétrios, surtout pour ne pas se faire remarquer, joignirent leurs voix aux autres d’autant plus volontiers pour la jeune femme qu’elle voyait là une excellente occasion d’essayer d’obtenir la grâce de Philippe, indignement abandonné par ce maître qu’il aimait tant et qui, apparemment, n’avait rien tenté pour l’arracher de sa prison.

Elle était sur le point de se diriger vers le trône quand, à la porte de la salle, un huissier royal frappa le sol par trois fois de son bâton et lança d’une voix forte :

– Plaise au roi recevoir Mgr l’archiprêtre de la cathédrale et Sa Révérence le prieur de l’abbaye Saint-Vincent qui souhaitent présenter à lui un saint moine venu de Rome !

Sur un signe de Louis XI, les portes s’ouvrirent pour laisser passer les trois religieux.

A la vue du moine espagnol, Fiora eut un frisson de répulsion et d’horreur comme si une vipère venait de se dresser sur son chemin. Il était toujours le même. Plein de dédain et d’arrogance, il s’avançait entre les deux dignitaires, les mains enfouies au fond de ses manches, ne regardant personne sinon ce roi qui s’était levé pour accueillir des hommes d’Église. Le dôme dénudé de son crâne luisait dans la lumière pauvre de ce jour chargé de nuages et, en entendant gronder le tonnerre dans le lointain, Fiora se demanda si Dieu lui-même n’avait pas choisi de mettre le roi de France en garde contre l’être malfaisant qui marchait à sa rencontre...