– Mais, est-ce qu’en temps de guerre il n’est plus coutume de mettre les seigneurs prisonniers à rançon ?

– Sans doute, néanmoins ce n’était pas une action de guerre mais bien un assassinat froidement prémédité. Le roi n’était pas armé. J’ajoute qu’une telle témérité ne m’étonne pas de ce fou de Selongey. Il ignore tout de la diplomatie et ne connaît qu’un seul argument : tuer ! ajouta Commynes avec une nuance de dédain qui fit rougir Fiora. En outre, il voue à son maître une dévotion aveugle, sourde, impénétrable à tout raisonnement. Même Dieu passe après son prince dont il ne distingue aucun des défauts, dont il ne comprend pas et ne comprendra jamais qu’il court délibérément à un abîme où s’engloutira inéluctablement ce grand duché dont il prétend faire un royaume...

Toute gaieté avait soudain déserté le visage de Commynes. L’œil assombri, la bouche amère il ne regardait aucun de ses compagnons et Fiora eut l’impression soudaine qu’il ne s’adressait pas à eux mais à lui-même. Aussi fut-ce très doucement qu’elle reprit :

– Comment êtes-vous si bien au fait des affaires de Bourgogne, messire ? Vous parlez du duc Charles comme si vous le connaissiez personnellement...

La main de Démétrios venait de s’appuyer sur celle de Fiora pour la mettre en garde contre quelque chose mais il était déjà trop tard. Philippe de Commynes tourna vers elle un regard qu’elle ne parvint pas à déchiffrer. Il lui sembla tout de même qu’il contenait de la douleur et, cependant, ce fut avec un sourire qu’on lui répondit :

– Je suis flamand, donna Fiora. Mon père Colart de Commynes fut gouverneur de Cassel, bailli de Gand, souverain bailli de Flandre et chevalier de la Toison d’or. Le duc Philippe était mon parrain et j’ai été élevé à sa cour. A dix-sept ans, en 1464, j’ai été attaché à la personne du comte de Charolais qui, en devenant duc de Bourgogne, a fait de moi son conseiller et son chambellan. Mais je savais déjà qu’aucune entente ne serait longtemps possible entre moi et un maître incapable d’entendre un conseil de sagesse ou de modération. Si vous aviez comme moi assisté à la destruction de Dinant, au massacre méthodique de tous ses habitants, hommes, femmes, enfants, vieillards et jusqu’aux nouveau-nés, et cela parce que ces malheureux avaient osé élever la voix contre leur suzerain, vous sauriez ce que je veux dire... J’avais envie de vomir mais lui considérait tout cela d’un œil froidement satisfait. J’ai revu à Liège ce genre de tuerie où nul ne trouvait grâce, même les nonnes cloîtrées, même les êtres les plus pitoyables...

– Ainsi, dit Fiora sans songer à cacher sa surprise, vous étiez bourguignon ? ...

Le sourire de Commynes se fit sarcastique :

– Et je suis à présent français. Un transfuge, n’est-ce pas ? Le Téméraire dirait un traître et pourtant je ne crois pas mériter cette épithète. On ne trahit que ce que l’on admire, que l’on estime ou que l’on aime, et je n’ai jamais éprouvé pour Charles aucun de ces trois sentiments. Tout ce qu’il souhaite inspirer, d’ailleurs, c’est la crainte...

– Quand avez-vous rencontré le roi Louis ?

– A la bataille de Montlhéry d’abord, où je l’ai vu combattre vaillamment et sans jamais cesser de ménager autant que faire se pouvait la vie et le sang de ses soldats. Je l’ai admiré. Puis je l’ai revu à cette malheureuse entrevue de Péronne, ce piège où il s’était fourvoyé pour une fois et où, pendant des heures, la mort est restée suspendue sur sa tête sans qu’il en parût effrayé. Il a dépensé des trésors de diplomatie et j’ai compris alors quel génie l’habitait. Je l’ai estimé à sa valeur je crois et j’ai alors tout fait pour retenir la colère aveugle du Téméraire. Le roi m’en a témoigné de la reconnaissance....

– On dit, fit Démétrios, que le Téméraire l’a obligé à l’accompagner à Liège et à assister à la punition de ses habitants... qui étaient pourtant ses amis de la veille. Il serait resté fort serein, en la circonstance, à ce que l’on dit...

– C’est un étonnant comédien et j’avoue qu’elle me fascine, cette « universelle aragne » qui tisse patiemment, soigneusement la toile où les insectes étourdis se feront prendre. Après Péronne j’ai accompli pour le Téméraire diverses missions en Angleterre, en Bretagne, en Castille, sans jamais recevoir autre chose que des critiques amères ou des rebuffades. En même temps, je voyais se développer une politique impitoyable et démentielle. De quoi le Téméraire n’a-t-il pas rêvé ? L’Empire ! L’hégémonie de l’Europe ! Obtenir de l’empereur Frédéric III qu’il le reconnaisse pour son héritier en lieu et place de son propre fils ! A présent, le royaume pour lequel il lui faut la Lorraine qui unirait les pays de par-deçà aux pays de par-delà... mais j’étais déjà parti. Une mission inutile où j’ai failli laisser ma vie pour rien m’a décidé : le roi Louis m’appelait. Dans la nuit du 8 au 9 août 1472, il vient d’y avoir trois ans, je l’ai rejoint en Anjou, aux Ponts-de-Cé. Et je ne regrette rien...

– Qu’adviendrait-il de vous si d’aventure le Téméraire s’emparait de vous ? fit Démétrios.

– Ma fin serait sans doute exemplaire. D’ailleurs, en attaquant le roi, Philippe de Selongey escomptait faire coup double et me ramener chargé de chaînes car il veut ma mort plus encore, je crois, que son maître. Malheureusement pour lui, je n’apprécie guère la chasse... et c’est lui qui est captif à présent.

– Vous le connaissez bien ? murmura Fiora.

– Assez bien en effet. Il n’a que deux ans de plus que moi et nous avons été longtemps compagnons d’armes. Cependant nous n’avons jamais été de vrais amis : nous sommes par trop différents.

– Néanmoins, il vous est peut-être arrivé de rencontrer sa femme ?

La surprise que manifesta Commynes était trop absolue pour n’être pas sincère.

– Sa femme ? Je n’ai jamais entendu dire qu’il fût marié ! A ma connaissance, il a refusé nombre de partis, parfois brillants, mais il n’aurait eu que bien peu de temps à consacrer à cette malheureuse...

– Pourquoi dites-vous malheureuse ?

– Ce n’est pas un destin bien plaisant que de vivre isolée dans un château bourguignon ou d’augmenter le cercle de dames éloignées de leurs époux qui entourent, à Gand, à Bruges, à Bruxelles ou à Lille la duchesse Marguerite et sa belle-fille Marie. L’époque n’est guère propice à la félicité des couples ! Ainsi de moi : depuis deux ans et demi que j’ai convolé, je n’ai guère rencontré dame Hélène, ma belle épouse. Quand elle n’est pas auprès de la reine Charlotte qui vit à Amboise avec ses enfants, elle réside sur cette terre d’Argenton qui m’est venue d’elle et où elle se plaît.

– Et... vous ne lui manquez pas ? lança Fiora avec un brin d’insolence.

– Si c’est le cas, elle est trop sage et trop bien élevée pour jamais l’exprimer.

– Alors, changeons la proposition s’il vous plaît : elle ne vous manque pas ?

Commynes, toute sa bonne humeur retrouvée, éclata de rire :

– Je vois qu’il faut vous faire plaisir, donna Fiora ! Je pourrais vous dire que notre sire ne m’en laisse ni le temps ni le loisir et ce serait vérité. Pourtant, il m’arrive, certains soirs quand la campagne sent bon et que le ciel est plein d’étoiles, de regretter son absence car elle est douce, jolie et fraîche... aussi blonde que vous êtes brune... mais de caractère beaucoup plus paisible, si vous me pardonnez cette petite méchanceté.

Il commençait à se faire tard. Commynes, qui venait de liquider un saladier de fraises et de mûres en le faisant passer avec trois doigts d’une bonne eau-de-vie de prune, prit congé de ses nouveaux amis et rejoignit la chambre qu’on lui avait préparée. Fiora écouta décroître le bruit de ses pas dans la longue galerie, dominant la cour centrale, qui desservait les divers appartements puis, s’étant assurée que le sire d’Argenton était bien rentré chez lui, elle revint vers Démétrios qui, accoudé à la fenêtre, écoutait les cloches de la cathédrale proche sonner le couvre-feu, ayant auparavant soufflé les chandelles qui éclairaient la table. Mais la nuit était assez claire pour que l’on pût se priver d’éclairage. Fiora s’installa auprès du Grec et demanda :

– En vérité, je ne sais que penser de cet homme. Il me déroute. Il semble la franchise, la loyauté, l’honnêteté mêmes et il doit être facile de lui accorder son amitié, pourtant...

– Tu ne vas pas, à présent, lui reprocher d’avoir abandonné le Téméraire pour le roi Louis ?

– Ne le devrions-nous pas ? Dans toutes les langues du monde, c’est un traître ?

– Pas dans la mienne, car la faute n’incombe pas au sire de Commynes mais bien à ce prince démesuré, fou d’orgueil et inaccessible à tout sentiment humain qui n’a pas su retenir un tel serviteur. Car je te le dis, c’est un grand serviteur que ce Commynes et il est allé naturellement vers une intelligence en laquelle il reconnaissait la sienne. Il a l’étoffe d’un homme d’Etat et Louis XI ne s’y est pas trompé... Il sait que l’on a les dévouements que l’on mérite. Le Téméraire ne le sait pas et ne le saura jamais...

– Il a su s’attacher pourtant... messire de Selongey, murmura Fiora avec amertume...

– Parce qu’ils se ressemblent : ce sont des hommes de guerre, de ces féodaux que ceux de Florence redoutent et méprisent un peu parce qu’ils achètent leurs services. Ton Philippe est le reflet que le Téméraire peut voir s’il lui arrive de se regarder au miroir.

– Ce n’est pas mon Philippe !

– Et cependant ton cœur est ravagé d’angoisse depuis que tu le sais voué à l’échafaud. Ne dis pas non. Je lis en toi comme dans un livre, tu le sais bien.

– Tu lis aussi dans l’avenir. Va-t-il mourir ?

– Je n’en sais rien. Pour te répondre, il faudrait que je sois auprès de lui...

– Mais tu es près de moi ! Que vois-tu ?