– Vous avez eu tout à fait raison de vous adresser à moi, mon frère, fit le moine d’un air important. Je connais tous ces marchands et je vous désignerai les boutiques où l’on trouve les meilleures denrées aux plus justes prix.

– Je vous en serai vraiment reconnaissant, mon frère, répondit Esteban avec humilité.

Sa reconnaissance se traduisant de la seule manière qu’il connût. Le Castillan, les paniers une fois remplis, entraîna son guide bénévole dans un cabaret de la rue Coquillière pour l’y régaler de quelques pots de vin frais. Le frère Guyot était un cœur simple qui savait reconnaître et apprécier les bienfaits de Dieu avec un faible pour le jus de la treille, ce divin breuvage sanctifié par le Seigneur lui-même au soir de la Cène. Au bout du troisième pot de vin de Suresnes, Esteban savait ce qu’il était venu chercher : Fray Ignacio Ortega était investi par Sa Sainteté le Pape d’une mission particulière et discrète auprès du roi de France qu’il rejoindrait prochainement -ce dont le couvent tout entier se trouvait honoré.

Ce point acquis, Esteban rappela à son compagnon qu’il était l’heure de rentrer et le remit sur le chemin du retour alléguant, pour ne pas revenir jusqu’à la rue Saint-Jacques, une dernière course à faire dans le quartier. Une demi-heure plus tard, il rapportait à Péronnelle ses paniers pleins et à Fiora ses informations toutes fraîches.

– Sa mission ne devrait pas être d’une importance capitale, estima la jeune femme, sinon le pape en aurait investi quelque cardinal-légat...

– Je ne suis pas de votre avis. Un simple moine passe plus facilement inaperçu que le pompeux cortège d’une simarre pourpre et bien des secrets d’Etat accompagnent le chemin d’hommes parfois plus modestes encore. De toutes les façons, celui-là se rend où nous allons nous-mêmes. Nous tâcherons, mon maître et moi, de le surveiller. Ne vous mettez plus en peine de lui, donna Fiora !

Cette dernière journée parisienne, Fiora l’avait passée tout entière auprès de Léonarde qu’elle se reprochait d’abandonner comme si la décision en fût venue d’elle-même. Elle ne s’en était écartée qu’un moment, après le déjeuner, pour rejoindre dans son cabinet Agnolo Nardi qui le lui avait demandé.

– N’avez-vous pas besoin d’argent, donna Fiora ? fit le négociant dès qu’elle fut entrée en lui désignant un siège.

– Ne me rendez pas confuse, ser Agnolo ! La générosité avec laquelle vous nous avez reçus, mes amis et moi m’interdit d’aborder avec vous cette question...

– Per Baccho ! donna Fiora. L’étrange fille de négociant que vous faites ? Vous mélangez tout.

– Je ne crois pas et même je vous demande de ne pas poursuivre car vous me gêneriez fort !

– Dio mio ! Vous ne comprenez rien, mais rien à ce que sont les affaires ! L’hospitalité est un devoir de chrétien qui avec vous se mue en un merveilleux plaisir mais c’est une chose qui ne fait pas partie du commerce ! En ce qui vous concerne, la réalité est ceci : Ser Angelo Donati qui assume, d’accord avec Sa Seigneurie de Médicis, les responsabilités des biens, commerces et propriétés de feu Francesco Beltrami, m’a fait savoir que les bénéfices qui dans mon négoce formaient naguère la part de votre père doivent vous être remis intégralement. Il en est de même pour le comptoir de Bruges où, pour plus de commodité, ser Renzo Capponi a reçu ordre de m’envoyer chaque année ce qui vous revient et je peux dire que, s’il ne s’agit pas d’une richesse comparable à celle de notre cher Francesco, vous êtes tout de même, dès à présent, à la tête d’une gentille fortune qui grossira chaque année et qui vous permet, si aujourd’hui vous le souhaitiez, d’acheter une belle maison en quelque endroit de France qui saurait vous plaire. En pays de Loire par exemple, où la vie est si douce et où le roi réside le plus ordinairement.

– Est-ce que, par pure bonté, vous n’exagéreriez pas un peu ?

– Mais en aucune façon, sur mon honneur ! Il faut songer à l’avenir, donna Fiora, et prendre ce qui vous revient...

– Je ne saurais qu’en faire pour l’instant. Néanmoins j’accepterais volontiers quelque liquidité pour le voyage que je vais entreprendre demain, mais pas plus qu’il n’en faut. Pour le reste, je souhaite que vous le placiez au mieux de nos intérêts communs et je désire que vous préleviez dessus tout ce qui sera nécessaire pour assurer l’entretien et le confort de ma chère Léonarde...

D’un geste désinvolte, Agnolo balaya le dernier article comme quantité négligeable et se dirigea vers l’un des lourds coffres à ferrures qui se trouvaient alignés au fond de sa pièce de travail. Il l’ouvrit et en tira un sac qui semblait d’un bon poids.

– Voilà mille livres pour commencer. Vous pourrez m’en demander chaque fois que vous en aurez besoin mais, puisque vous voulez bien me confier le soin de gérer votre fortune, je veillerai à ce que vous n’ayez jamais à le regretter.

Émue, elle alla vers lui et l’embrassa sur les deux joues.

– J’en suis certaine. En tout cas, merci d’être ce que vous êtes. Si je ne devais partir, je crois que je vous aurais prié de m’initier à ce commerce pour lequel se passionnait mon père...

– Pour cela aussi, je serai toujours à votre disposition. Ce serait bonne chose, en effet, que vous apprissiez les affaires car, si vous êtes en pleine jeunesse, je ne le suis plus guère moi-même. Nous pourrions y songer lorsque vous saurez ce que vous veut le roi notre sire !

Fiora se contenta de sourire et d’embrasser l’excellent homme. Elle n’en avait pas encore fini avec les grands de ce monde, pas plus qu’avec un certain Philippe de Selongey, et sans compter Hieronyma dei Pazzi qu’un véritable miracle avait arrachée à un juste châtiment de ses crimes. Après, il pourrait être passionnant de suivre la trace brillante qu’avait laissée Beltrami. Mais cet « après », quand viendrait-il ? Dans combien d’années ? Et que serait alors devenue cette jeune Florentine nommée Fiora qui, en dépit de ce qu’elle avait souffert, croyait encore que tout était possible à qui le voulait passionnément ?

A l’aube du lendemain, encadrée de Philippe de Commynes et d’Esteban, elle franchissait la barbacane de la porte Saint-Denis. Derrière les trois cavaliers une compagnie montée de francs-archers de la Ville de Paris escortait plusieurs haquets chargés de tonneaux qui faisaient rire les maraîchers alignés le long de la route pour laisser passer le cortège. On s’esclaffait en criant que le malin roi Louis avait grand besoin de bons vins pour donner du cœur au ventre de ses troupes avant la bataille qu’elles allaient livrer à l’Anglais rapace. Les soldats souriaient, répondaient par des plaisanteries. Seul Commynes savait que trois seulement de ces barriques contenaient le vin des coteaux de Loire qu’affectionnait le roi. Les autres étaient remplies d’or, cet or qui, mieux qu’une bataille toujours incertaine chasserait peut-être encore une fois l’Anglais hors du sol de France.

Si la campagne aux environs immédiats de Paris offrait l’image paisible d’un pays occupé à ses récoltes, la route à mesure que l’on avançait vers le nord portait plus de soldats et de charrois militaires que de paysans. Le plus petit village était gardé, le moindre châtel révélait, sur sa tour, l’éclat des casques et des fers de lance. L’épaisse forêt de Senlis où Louis XI se plaisait à chasser en perdait de son silence. L’écho d’un commandement ou de cliquetis d’armes couvraient parfois le chant des oiseaux : le roi, en homme prévoyant, entretenait ses troupes en dispositions belliqueuses alors même que ses émissaires négociaient avec ceux du monarque anglais.

Et soudain ce fut le calme, la divine paix sylvestre peuplée de chants d’oiseaux. On avait quitté le grand chemin au bout duquel se profilaient les remparts de Senlis pour un sentier herbu à peine tracé par les roues de quelques charrettes... A l’interrogation muette de Fiora, Commynes répondit par un sourire.

– Nous arrivons ! fit-il.

La forêt venait de s’ouvrir en deux comme un rideau de théâtre devant ce qui semblait être une ville en réduction : derrière des murs de hauteur moyenne, on apercevait les hautes fenêtres fleuronnées d’un palais surmonté de girouettes d’or et d’azur, la splendeur flamboyante d’une église. Les tours inachevées étaient encore prisonnières d’un lacis d’échafaudages et les ardoises neuves brillaient telles des plaques d’acier bleu. Une grande bannière, longue flamme dont l’outremer fleurdelisé d’or s’écartelait d’une croix blanche bougeait doucement au sommet de sa hampe dorée sur le plus haut pignon de l’édifice.

– L’abbaye de la Victoire, annonça Commynes. Le roi de France aime à y résider...

– Comme c’est beau ! soupira Fiora, sincère. Et quel beau nom : la Victoire !

– L’origine en est simple : l’an 1214, alors que, le vingt-septième jour de juillet, le roi Philippe-Auguste venait de l’emporter à Bouvines sur l’empereur allemand Othon, il envoya vers son fils, le prince Louis, un messager porteur de la grande nouvelle. De son côté, celui-ci, encore tout bouillant du succès qu’il avait remporté à la Roche-aux-Moines sur le roi Jean d’Angleterre, dépêchait à son père un messager. Les deux chevaucheurs se rencontrèrent dit-on à cet endroit précis et, quelques années plus tard, le roi ordonna la fondation d’une abbaye qui fut confiée à douze chanoines réguliers de l’ordre de Saint-Augustin venus de l’abbaye de Saint-Victor à Paris. Richement dotée, elle devint ce que vous voyez : une noble demeure digne du Seigneur Dieu...

– Sont-ce des anges qui la gardent ? Aux ailes près, ils ressemblent à une statue de Monseigneur saint Michel que j’ai souvenance d’avoir vue...

Splendides en effet sous leurs armures blanches étincelantes sur lesquelles flottaient les cottes d’armes qui restituaient en plus petit la bannière royale, coiffés de grands bonnets plats que de longues plumes de héron agrafées de médailles d’argent relevaient d’un côté, à pied ou à cheval, les plus beaux soldats que Fiora ait jamais vus montaient, de part et d’autre du haut portail, une garde vigilante. Commynes se mit à rire :