Léonarde, pour sa part, était désolée d’être à l’origine de cette séparation mais elle pensait tout de même secrètement que la volonté de Dieu y avait été pour quelque chose : elle le priait si fort de détourner son « agneau » d’un projet homicide qui avait beaucoup de chance de la jeter entre les mains du bourreau.

– Vous auriez dû partir sans moi ! soupirait-elle avec un rien d’hypocrisie...

– Et vous abandonner ici, seule dans une ville et une maison que vous ne connaissez pas ? Si charmants que soient dame Agnelle et son époux, ils n’en sont pas moins des étrangers. Cessez donc de vous tourmenter et songez seulement à guérir ! Où pourriez-vous être mieux soignée qu’ici ?

En fait, Léonarde était surtout vexée d’avoir été blessée en sortant d’une église. D’autant que l’église en question ne lui inspirait pas une confiance absolue. En effet, elle avait pu constater, comme elle l’expliqua tout en rougissant à Fiora, que les filles publiques semblaient se donner rendez-vous autour de Saint-Merri qui était en quelque sorte leur paroisse. Il n’en fallait pas plus pour que la vieille demoiselle en vînt à concevoir les pires soupçons touchant un saint qui tolérait une pareille promiscuité.

Agnelle à qui Fiora conta l’affaire s’en amusa franchement :

– Ce n’est pourtant pas faute, pour les curés de cette pauvre église, d’avoir protesté au cours des siècles avec des fortunes diverses. Mais, que voulez-vous, mesdames les ribaudes forment de nos jours une véritable corporation, reconnue, qui a ses règlements, ses juges, ses statuts, ses privilèges et qui même, pour la fête de sa sainte patronne, sainte Madeleine, qui a lieu le 22 de juillet, a droit de mener procession. Et une belle procession, croyez-moi, avec riches bannières, nuages d’encens et luminaire généreux...

– Mais alors pourquoi Saint-Merri ?

– Simple question de voisinage : deux des neuf rues de Paris où les ribaudes ont droit de tenir commerce, la rue Brisemiche et la Court-Robert, sont contiguës à l’église. Est-ce que cela vous ennuierait d’aller y entendre la sainte messe dimanche ? ajouta-t-elle plus sérieusement.

Fiora faillit répondre qu’elle avait perdu l’habitude de ses devoirs dominicaux mais craignit, par excès de franchise, de froisser son aimable hôtesse. D’autre part, au désagréable souvenir de son passage chez Pippa, elle ressentit un peu de gêne. Que dirait cette douce, claire et généreuse Agnelle, si elle apprenait cet épisode avilissant qui souillait la vie de celle qu’elle traitait comme une jeune sœur ? Aussi Fiora se hâta-t-elle de la rassurer : elle entendrait la messe du dimanche là où il plairait à Agnelle...

Néanmoins, pour être bien certaine de ne pas froisser la pudeur de celle en qui tout dénotait une noble et pure jeune fille, l’épouse d’Agnolo décida que l’on irait ouïr office à Notre-Dame de Paris et Florent, rentré la veille de Compiègne où il avait tout juste pris le temps de déposer Démétrios et Esteban au logis du roi, reçut l’ordre de préparer des mules afin d’accompagner les dames. Avec l’enthousiasme que l’on imagine !

Le dimanche matin, qui était le 15 août, on se mit en route sous un ciel sans nuages que les hirondelles, rapides et à peine visibles tant elles volaient haut, traversaient comme des flèches noires. Le vacarme des cloches annonçant les offices avait remplacé le tintamarre habituel de la grande cité où, en semaine, on était réveillé, tôt le matin, par le claquement des volets que les marchands rabattaient en ouvrant leurs échoppes et par les cris des garçons d’étuves annonçant que les bains étaient chauds... Pas davantage de ces encombrements rendus inévitables par l’étroitesse et les détours des rues. Les voix fraîches ou puissantes des marchandes de la Halle qui, paniers au bras ou escortées d’un âne, vantaient au chaland le beurre de Vanves, le cresson d’Orléans, les échalotes d’Étampes, l’ail de Gandelu, les oignons de Bourgueil, les œufs de Beauce, les fromages de Brie ou de Champagne, s’étaient tues elles aussi. On ne rencontrait que gens vêtus de leurs plus beaux atours avec lesquels on échangeait un salut ou quelques mots. Certains s’étonnaient de voir Agnelle sans son Agnolo qui, en chrétien scrupuleux, ne manquait jamais l’office du dimanche et il fallut répéter tant de fois que maître Nardi était souffrant que l’on faillit arriver en retard.

– Ne saurait-on vraiment manquer un office religieux sans en donner la raison à toute la ville ? fit Agnelle d’un ton mécontent. Et j’imagine que l’on va par la même occasion se demander pourquoi nous allons à Notre-Dame plutôt qu’à Saint-Merri ?

– Vous voyez bien ! Vous n’auriez rien dû changer pour moi à vos habitudes...

– Mais il m’arrive assez souvent de me rendre à la cathédrale ! C’est si beau ! Et puis c’est aujourd’hui l’Assomption !

Fiora, qui avait refusé d’accompagner Léonarde au jour de leur arrivée dans sa visite de bienvenue, le regretta en pénétrant dans l’immense nef toute rayonnante de centaines de cierges. Il y avait beaucoup de monde autour du maître-autel derrière lequel s’étageaient les châsses et les reliquaires d’or de nombreux saints, mais Agnelle et sa compagne purent trouver place dans les premiers rangs d’une foule que la magie des vitraux jointe à l’éclat du soleil colorait diversement. Et les yeux émerveillés de la Florentine, cependant habitués à la beauté des édifices sacrés, allaient de ces hautes ogives flamboyantes à la grande rosace scintillante au-dessus du portail d’entrée.

Tout le clergé était dans le chœur, en habits rouge et or, entourant le haut siège où avait pris place un hôte de marque : l’aimable cardinal de Bourbon, cousin du roi et primat des Gaules, qui étalait les moires pourpres de sa simarre sous le dais décoré à ses armes sommées d’un chapeau cardinalice. Auprès de sa splendeur, l’évêque de Paris[viii] semblait insignifiant...

– Nous avons de la chance, souffla Agnelle. Son Éminence n’est pas souvent à Paris l’été. C’est la période où elle se rend plus volontiers dans sa ville archiépiscopale de Lyon mais le roi a dû l’envoyer pour rassurer les Parisiens. Il appartient en effet aux deux partis en présence : son frère Pierre de Beaujeu ayant épousé il y a deux ans la fille aînée du roi et, par sa mère Agnès de Bourgogne, il est allié aussi au Téméraire. Ce qui, on le conçoit aisément, ne lui facilite pas toujours la vie...

– Chut ! souffla quelqu’un et Agnelle, confuse, opta de cacher son visage dans ses mains pour s’abîmer dans la prière.

Le cardinal d’ailleurs s’était levé et, de sa voix nonchalante de grand seigneur désabusé, adressait quelques mots au peuple de Paris, l’exhortant à garder confiance dans le Seigneur, dans la sagesse de son souverain et dans la solidité de ses murailles. Il l’assura aussi de ses prières et de son soutien en toutes choses. Après quoi, au milieu d’épais nuages d’encens, la messe commença par le chant du Veni Creator... Mais Fiora ne voyait plus rien : ni l’imposante silhouette de Mgr de Bourbon, ni les aubes de dentelle, ni les chasubles d’or qui se mouvaient dans le léger brouillard montant des encensoirs de bronze. Ce qu’elle voyait, c’était, agenouillée dans l’une des stalles du chapitre, une robe de moine blanche à demi recouverte d’un scapulaire noir, c’était un crâne en forme de dôme dont la peau olivâtre luisait dans la lumière, c’étaient deux grandes mains sèches dissimulant un visage qu’elle redouta d’apercevoir... Son cœur se mit à battre dans sa poitrine en pulsations plus rapides qui lui montaient à la gorge. Elle essaya de se raisonner, de se persuader qu’elle se trompait et que ce qu’elle croyait voir était impossible... Mais, soudain, le moine laissa retomber ses mains et tourna vers l’autel, en pleine lumière, le grand nez, la bouche serrée et les lourdes paupières de Fray Ignacio Ortega...

Une vague nausée souleva l’estomac de la jeune femme dont les yeux se voilèrent un instant mais, au prix d’un violent effort, elle réussit à surmonter son malaise. Si elle en venait à défaillir, le remous qu’elle créerait attirerait sur elle bien des attentions dont, certainement, celle de son ennemi. Elle se contenta de tirer plus bas sur son visage le voile qui recouvrait le joli hennin de soie blanche, cadeau d’Agnelle qu’elle étrennait ce matin.

Naturellement, elle n’entendit rien, ne vit rien de la grand-messe qui se déroulait sous ses yeux. Les admirables voix des chantres ne représentaient rien d’autre pour elle qu’une rumeur d’orage et une seule pensée occupait son esprit : que faisait à Notre-Dame, au cœur de la France, le dominicain espagnol que le pape Sixte IV avait naguère envoyé à Florence pour tenter de saper la puissance des Médicis ? Aux dernières nouvelles qu’elle en avait eues, Fray Ignacio, ses machinations déjouées, avait été reconduit jusqu’à mi-chemin de Rome par les soldats du Magnifique, et, cependant, il était là, à quelques pas de celle qu’il avait si cruellement persécutée. Pourquoi ? Dans quel but ? Etait-ce sa trace à elle qu’il cherchait ?

Fiora secoua la tête comme pour en chasser l’obsédante pensée. Il n’y avait aucune raison pour que le moine sût sa présence à Paris mais, s’il y était venu, on pouvait parier que ce n’était certainement pas pour y accomplir un pèlerinage ou n’importe quelle œuvre pie... Néanmoins, elle frémit quand les yeux de basilic, se tournant vers les fidèles, passèrent sur l’endroit où elle se tenait.

Après que l’Elévation eut courbé toutes les têtes sous le rayonnement de la blanche ostie, Fiora toucha le coude de son amie.

– Ne bougez surtout pas, Agnelle, mais je vais sortir... le plus discrètement que je pourrai... -Vous n’êtes pas bien ?

– Pas très. J’ai besoin d’air. Ce doit être tout cet encens...

– Nous allons sortir ensemble alors ?