– Je vais finir par t’envoyer à mon clos de Suresnes, soupira Nardi. Tu passes dans ce jardin bien plus de temps que devant ton pupitre...
– Cela tient, messire, à ce que j’aime à m’occuper de fleurs beaucoup plus que d’écritures...
– Et que dira ton père ? Il ne t’a pas placé chez moi pour que tu deviennes mon jardinier...
– J’en apprends bien assez pendant la mauvaise saison. Et je suis tellement plus heureux comme cela...
D’un geste affectueux, Agnolo ébouriffa les cheveux du garçon qui n’étaient déjà pas tellement disciplinés :
– Nous verrons cela plus tard. Pour l’instant, fais-moi la grâce d’aller travailler un peu à tes devoirs. Nous avons à parler, ce seigneur et moi.
Florent obéit sur-le-champ et les deux hommes commencèrent à marcher lentement le long des allées sablées où ne se hasardait pas à pousser la moindre mauvaise herbe...
– Contrairement à son père, le défunt roi Charles VII dont Dieu ait l’âme, notre sire Louis fait sa compagnie la plus habituelle et une partie de son conseil de gens comme moi, bourgeois qui sont à même de lui donner l’image véridique de ce que sont les affaires commerciales du pays et de ce qui se passe dans nos villes. Je suis l’un des premiers parmi les marchands étrangers résidant à Paris. J’ai hérité aussi quelque peu de l’amitié que le roi portait à notre pauvre Francesco Beltrami. Il le connaissait bien et il est arrivé que, sur le plan de la banque, Beltrami rendît service au roi de France, en proportions plus modestes que les Médicis, sans doute, mais il n’a jamais eu à le regretter. Moi non plus.
Le vin arrivait, porté par Jeanneton, la plus jeune des servantes de la maison. Elle en emplit deux gobelets qu’elle offrit à chacun des deux hommes puis disparut. La chaleur commençait à se faire sentir et des abeilles bourdonnaient dans le chèvrefeuille. Mais sous la tonnelle il faisait plus frais... Agnolo but une bonne rasade, s’essuya la bouche à la serviette posée sur le plateau et reprit :
– Je n’ai jamais été élevé au rang de conseiller comme mon compère Jean de Paris, mais il est arrivé que l’on me confie quelques missions en accord avec les déplacements qu’implique mon négoce. En outre, j’ai eu l’honneur d’accompagner messire Louis de Marrazin et mon ami Jean de Paris quand, l’an passé, ils se sont rendus auprès de Mgr le duc René II de Lorraine pour rétablir avec lui l’ancien traité d’amitié que le duc de Bourgogne l’avait obligé à rompre... -Obligé ? Comment cela ?
– Le duc René est jeune – vingt-quatre ans – et très inexpérimenté. Le Téméraire le nomme dédaigneusement « l’enfant », mais c’est un prince aimable et plein de courage qui n’était d’ailleurs pas destiné à régner sur la Lorraine. Seule la mort prématurée de son cousin, le duc Nicolas, il y a trois ans, lui a octroyé la couronne et le roi Louis a tout de suite signé avec lui un traité d’amitié que le Téméraire, il va de soi, n’a pas pu supporter...
– Quels moyens a-t-il employés pour obliger le jeune duc à renier son alliance ?
– Oh, c’était assez facile avec un garçon droit et honnête. Ferry de Vaudémont, son père, et même Yolande d’Anjou, sa mère, devaient beaucoup au duc Philippe, père du Téméraire. Charles a rappelé à René les vieilles créances et René s’est laissé circonvenir. Mais il s’est vite aperçu de ce que pesait l’alliance du grand duc d’Occident. Il a dû laisser à son dangereux allié quatre de ses villes : Épinal, Darney, Preny et Neufchâteau, avec pouvoir d’y tenir garnison et de nommer les gouverneurs. C’était mettre la Lorraine sous la poigne du Bourguignon – et Dieu sait s’il l’a rude ! Les cités gagées en ont crié vers le ciel sans pouvoir se libérer. Quand, après le siège de Neuss dont le Téméraire n’est pas venu à bout, ses troupes ont marché sur le Luxembourg et sur Thionville, le duc René a fait alliance avec les cantons suisses qui avaient, eux aussi, à se plaindre et qui, avec les Alsaciens, tout juste libérés du Landvogt Pierre de Hagenbach, favori du Téméraire, sont entrés dans la Comté Franche. René II était mûr à point pour tomber dans les mains du roi Louis et nul ne s’entend mieux que celui-ci à cueillir les fruits soignés par d’autres...
– Je vois. Que va-t-il se passer à présent ?
– Cela, je n’en sais rien. Vous en apprendrez peut-être davantage au camp de Compiègne ?
– J’espérais que vous me conduiriez. Vous seriez, pour l’étranger que je suis, une bonne introduction...
– Vous n’en avez nul besoin. Quant au chemin, je vous donnerai demain le jeune Florent. Il connaît parfaitement la région et vous mènera à bon port. Je dois, quant à moi, rester ici car demain, à la Maison aux Piliers, messire Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, réunit les chefs de corporations et les principaux bourgeois pour délibérer de l’aide qu’ils pourraient apporter au cas où notre cité serait assiégée...
– Un conseil de guerre ? La situation serait-elle plus grave que vous ne l’avez laissé entendre ?
– En aucune façon et je ne vous ai rien caché, de ce que je sais tout au moins, mais un vieil axiome latin enseigne : Si vis pacem para bellum — Si tu veux la paix, prépare la guerre. C’est exactement ce que nous allons faire.
Agnolo Nardi et Démétrios devisèrent encore de longues minutes sous la tonnelle du jardin, tout en dégustant leur vin. C’était l’un de ces instants précieux où les hommes venus d’horizons différents s’entendent et se comprennent et où l’existence paraît plus précieuse. Tout était calme dans la maison de la rue des Lombards. Agnelle aidée de Fiora rangeait les pièces d’une lessive nouvellement repassée, Léonarde dormait, toute douleur ensevelie dans le sommeil. Esteban en faisait autant sur la paille de l’écurie et, dans les bureaux du négociant, chacun vaquait à sa besogne : les plumes d’oie grinçaient presque en mesure sur les grands livres reliés de parchemin. Seul, Florent rêvait. Assis sur une marche de l’escalier, il regardait Fiora qui, tout en bavardant, passait à son hôtesse les piles de nappes et de serviettes que celle-ci serrait dans les coffres de la grande salle. Vêtue d’une simple robe de lin blanc bordée d’une mince guirlande de feuilles vertes que Chrétiennotte lui avait confectionnée à
Dijon, la masse lustrée de ses cheveux noirs tordue en une simple natte retombant sur une épaule, elle ressemblait plus que jamais à la princesse de quelque fabliau et le jeune homme la dévorait des yeux. Sans d’ailleurs qu’elle s’en aperçût. Ce fut Agnelle qui remarqua le regard gourmand du garçon et s’en montra irritée :
– N’as-tu rien d’autre à faire qu’à rester assis à bâiller aux corneilles ? Je te croyais au jardin ?
Florent se releva avec une mauvaise volonté évidente et grogna.
– Maître Agnolo y est avec le grand homme noir et m’a signifié de rentrer.
– Sans nul doute avec l’idée de t’envoyer travailler ! Va te laver les mains et te coiffer et puis retourne à ton pupitre. Je commence à regretter de t’avoir confié le jardin...
Florent partit en direction de la cuisine, se tordant le cou pour voir un peu plus longtemps celle qu’il nommait intérieurement sa « belle dame ». Agnelle hocha la tète, haussa les épaules avec un brin de commisération et revint à sa tâche :
– Ce garçon est assotté de vous, ma mie. J’ai bien peur qu’il ne soit plus bon à rien.
– Il m’oubliera dès qu’il ne me verra plus ! Malheureusement la jambe de ma bonne Léonarde va me retenir ici encore quelque temps et nous n’avons pas fini de vous encombrer.
– M’encombrer ? Doux Jésus ! C’est un vrai plaisir de vous avoir et je suis ravie de pouvoir profiter plus longtemps, de votre présence. Sans cet accident déplorable, vous partiez ce matin, n’est-ce pas ?
– Oui. Messire Lascaris m’est très proche et nous ne nous séparons jamais. Il a pris pour ainsi dire la place de mon cher père dont le souvenir ne me quitte pas.
– Assurément, mais ne serait-ce pas plutôt à un époux de combler ce vide ? Si jeune, si belle, vous n’êtes pas faite pour courir les grands chemins. Quelque seigneur saura bien, un jour, conquérir votre cœur ? ...
– Je ne le crois pas et d’ailleurs je ne le souhaite nullement. L’amour cause plus de blessures qu’il n’apporte de joie. Demandez à ce jeune Florent.
– J’ai grande envie de l’expédier à Suresnes pour lui changer les idées. J’en parlerai ce soir à mon époux...
Mais elle n’eut pas besoin d’en parler, l’état de Léonarde se révélant tout à fait satisfaisant, Démétrios et Esteban prirent dès le lendemain matin congé de la maison Nardi. Et Florent fut chargé de les conduire à Compiègne.
Non sans regrets ! Quand vint l’heure du départ, le garçon exhibait des yeux rougis par l’insomnie plus encore que par les larmes. En enfourchant sa mule il enveloppa Fiora d’un regard pitoyable... que la jeune femme ne soupçonna même pas, tout occupée qu’elle était à tenter d’analyser ses propres sentiments. Une chose était certaine : elle avait le cœur gros de voir Démétrios partir sans elle. Sans doute parce qu’il allait se rapprocher assez près de ce duc de Bourgogne dont l’empreinte avait pesé si lourdement sur sa vie mais aussi parce que au fil des jours elle s’était attachée plus qu’elle n’aurait cru à cet homme savant, silencieux et peu communicatif qui était survenu à ses côtés à l’instant où elle désespérait le plus de tout secours humain.
L’idée qu’il pût poursuivre seul sa vengeance ne l’effleurait même pas. Elle savait qu’elle entrait pour une certaine part dans les desseins du Grec mais elle n’ignorait pas non plus que le destin prend parfois un malin plaisir à se mettre en travers des projets les mieux conçus, les plus solidement établis. Il fallait espérer que Démétrios reviendrait au plus vite.
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