– La fête ? dit Fiora. Mais pourquoi ?
– Pour vous, voyons ! Ne faut-il pas célébrer votre arrivée ? Voilà des jours et des jours que nous vous attendons !
– Nous avions des affaires à régler en Bourgogne, dit Fiora, et cela nous a retenus plus longtemps que nous ne l’aurions souhaité sans doute. Et puis, nous ignorions que vous nous attendiez.
– Avec impatience ! Et nous avons tremblé pour vous. Messer Donati et le seigneur de Médicis ont bien expliqué, dans leurs lettres, les terribles malheurs qui se sont abattus sur vous. Nous ne souhaitons qu’une chose : vous aider...
Ayant ainsi parlé, Agnelle prit ses invitées chacune par un bras, les entraîna vers l’escalier menant aux étages et d’abord à la pièce principale. L’intérieur de la maison ressemblait à l’hôtesse : frais, élégant et d’une propreté flamande. La salle avec sa haute cheminée ornée de statues de saints, sa longue tapisserie à personnages dont était revêtu tout le mur faisant face aux fenêtres, ses dressoirs surchargés de pimpantes majoliques italiennes, de verres dorés et colorés de Venise et de belle argenterie, était digne de celle d’un château. Les sièges de chêne sculpté s’adoucissaient de coussins de velours incarnat bien gonflés de duvet et ornés de franges de soie. De hauts candélabres de bronze supportaient des chandelles de cire blanche et, devant la cheminée sans feu, un brasero en cuivre empli de giroflées et de pivoines blanches apportait une senteur exquise qui évoquait le jardin. Quant aux servantes, vêtues de toile bleue fraîchement repassée, leurs coiffes et leurs devantiers bien nets semblaient tout juste sortis d’une armoire.
Raffinement suprême, la maison possédait une petite salle pour le bain abondamment garnie de brocs, de cuvettes et d’un vaste baquet. Fiora s’y trempa avec délices dans une eau à peine tiède et retrouva la douceur, perdue depuis des mois, des merveilleux savons vénitiens. Deux servantes lui prodiguèrent leurs soins avec un enthousiasme évident mais qui diminua beaucoup quand, après Fiora, elles eurent à s’occuper de Léonarde. Pendant ce temps, enveloppée dans un drap et chaussée de socques légères, Fiora sortait dans le jardin sur lequel ouvrait l’étuve pour rentrer dans la maison par la porte de derrière et remonter dans sa chambre, quand elle se trouva nez à nez avec un jeune homme simplement vêtu de ses chausses et d’un pot de basilic en fleur qu’il serrait tendrement sur sa poitrine. La surprise que la vue inopinée de Fiora lui causa fut si forte qu’il en lâcha son pot. Celui-ci s’écrasa sans que le jeune homme parût autrement s’en soucier. Pétrifié sur place il semblait en extase mais réussit tout de même à articuler :
– Par tous les saints du paradis ! ... Vous êtes vraie ou pas ?
– Pourquoi ne le serais-je pas ? dit Fiora amusée.
– Vous avez tellement l’air d’une apparition ! Vous êtes belle... belle comme une sainte d’église !
– Rassurez-vous, je n’ai rien de commun avec les saintes et vous me faites beaucoup d’honneur mais, si j’étais vous, je ramasserais ces morceaux et j’irais tout de suite replanter mon basilic dans un autre pot...
Le jeune homme parut redescendre des hauteurs de l’empyrée. La vision de rêve avait vraiment des préoccupations bien terre à terre !
– Vous croyez ?
– J’en suis persuadée. En outre j’aimerais que vous me laissiez passer. Je voudrais monter m’habiller...
– Je... oui, bien sûr. Excusez-moi, ajouta-t-il en s’écartant. Mais prenez garde à ne pas vous blesser avec les morceaux...
Elle lui adressa un sourire puis pénétra dans la maison. Lui ne bougeait pas, se contentant de la regarder. Au moment où elle allait disparaître, il murmura :
– Je m’appelle Florent... Elle s’arrêta surprise :
– C’est un très joli nom. Je ne l’oublierai pas. Il évoque ma ville de Florence...
Cela aurait dû faire plaisir au garçon mais, au contraire, son visage aigu où les yeux bruns semblaient occuper toute la place sous une tignasse de même couleur s’assombrit.
– Ah... Vous êtes la dame que l’on attendait ? Je ne m’en suis pas rendu compte et je vous demande bien pardon...
– Pardon de quoi ?
– Eh bien... De m’être montré... un peu trop familier... d’avoir osé...
– Vous n’avez rien osé dont une femme puisse être choquée ! Un compliment fait toujours plaisir s’il est sincère. Etiez-vous sincère ?
– Oh oui !
– Alors merci. A présent, je vous en prie, consacrez-vous entièrement à ce malheureux basilic !
La rencontre l’ayant amusée, Fiora apprit plus tard que son admirateur avait été placé chez Nardi par son père, le changeur Gaucher le Cauchois, pour y étudier l’art délicat des tractations bancaires, mais le jeune homme peu attiré par les affaires et très doué pour le jardinage dépensait au service d’Agnelle, aussi bien rue des Lombards que dans son clos de Suresne, le trop-plein de forces et d’enthousiasme qu’il n’employait pas derrière son pupitre. La chaleur, la taille d’une haie et les besoins de la cuisine expliquaient son costume sommaire et le pot de basilic :
– C’est un gentil garçon, conclut Agnolo, mais très secret, très renfermé et il n’y a guère que ma femme pour deviner ce qui se passe dans sa tête...
Fiora pensa qu’à présent elles étaient deux... puis oublia Florent. L’atmosphère de Paris lui paraissait bizarre. En se rendant chez Nardi, elle et ses compagnons avaient rencontré plusieurs troupes de soldats et, tandis qu’elle se préparait pour le souper, elle entendit sonner l’Angélus et, presque aussitôt, corner la fermeture des portes alors que la nuit était encore assez éloignée.
Démétrios, de son côté, avait fait les mêmes observations et, au souper, quand la maisonnée se retrouva autour d’un cochon de lait rôti et de savoureuses pâtes au fameux basilic – Florent avait fini par approvisionner la cuisine – triomphe d’Agnelle et de l’amour conjugal, le Grec interrogea son hôte :
– Depuis la porte Saint-Jacques où l’on nous a longuement interrogés avant que de nous laisser passer, nous avons croisé beaucoup d’hommes en armes et dame Léonarde a vu, à Notre-Dame, beaucoup de femmes en prière. Les portes ont été fermées de bonne heure. Paris serait-il menacé ?
Un nuage assombrit l’aimable visage d’Agnolo. Il s’arrêta un instant de découper son rôti et regarda tour à tour chacun de ses invités :
– Je suis navré d’être obligé de parler, dès ce soir, de toutes ces choses et j’aurais aimé attendre que soit passée la petite fête que nous projetons pour demain, en votre honneur... Mais, après tout, peut-être vaut-il mieux que vous soyez au courant de la situation...
– Parce qu’il y a bien une situation... dirai-je préoccupante ? dit Démétrios doucement.
– C’est le mot juste. Paris n’est pas menacé dans l’immédiat mais il pourrait l’être bientôt. Nous sommes au début d’une nouvelle invasion anglaise. Et la fameuse guerre de Cent Ans n’est achevée que depuis vingt !
– En chemin, nous avons entendu dire, en effet, que le roi Edouard avait franchi la Manche. Savez-vous où il est, en ce moment ?
– A un peu plus de trente lieues d’ici : à Péronne !
– Si près ? souffla Fiora.
– Oui, madonna, si près. Et il n’y est pas seul : le Téméraire est avec lui.
– Mais, reprit Démétrios, je croyais le duc en Flandres ?
– Il y était en effet, à Bruges, pour essayer d’arracher aux Etats une aide supplémentaire en argent et en hommes. Grâce à Dieu il n’a pas obtenu tout ce qu’il voulait. Les Flamands sont las de payer pour des guerres incessantes et leur sang leur paraît plus précieux encore. Le duc est reparti alors pour Calais afin d’y joindre son beau-frère[vii], lequel, il faut bien le dire, a été fort déçu de le voir déboucher à la tête d’une mince escorte de cinquante hommes alors qu’il escomptait une armée pour l’aider à envahir la France ! Avec une parfaite mauvaise foi d’ailleurs, le Téméraire a contre-attaqué en prétendant qu’Edouard n’avait rien compris, qu’il aurait dû débarquer en Normandie pour faire sa jonction avec le duc de Bretagne, que son armée à lui était en Luxembourg et allait annexer la Lorraine. Et il a même proposé un nouveau rendez-vous : que les Anglais entrent en Champagne et, lui-même venant de Lorraine, ils se rejoindraient à Reims où l’on ferait couronner Edouard roi de France !
– C’est insensé !
– Pas vraiment, mais c’était compter sans le roi Louis. Et le roi Louis, outre sa belle armée, possède une chose que n’a aucun de ses ennemis : son génie. C’est sur ce génie que nous, gens de Paris, comptons, plus que sur les armes, pour vaincre la coalition. Il se dresse entre nous et l’armée anglaise et je le crois capable de brouiller le Téméraire avec Edouard...
– Où est-il en ce moment ? demanda Fiora.
– A Compiègne où il a établi son quartier général.
– Et... L’armée est puissante ?
– Cinquante mille hommes environ, un peu moins du double de l’armée anglaise, mais le roi est fort ménager du sang de ses soldats. Il préfère payer, ruser, enjôler plutôt que de livrer bataille...
– Est-il donc lâche ? fit dédaigneusement Fiora.
– Aucunement et il en a fourni des preuves, croyez-moi. Oh, certes, il livrera bataille si c’est la seule chance qui lui reste de défendre Paris mais il espère bien ne pas aller jusque-là.
– De toute façon, si son armée est la plus forte...
– Elle ne le serait pas contre les Anglais alliés aux Bourguignons... et à la Bretagne car le duc breton, s’il voyait le roi en mauvaise position, se hâterait de le frapper dans le dos. Il a toujours été un ami des Anglais-Tout en causant, Agnolo était venu à bout de son porcelet et chacun étant servi, le seul bruit des mâchoires remplaça un moment celui de la conversation. Comme les autres, Fiora mangeait avec plaisir, heureuse de retrouver des saveurs de son pays mais son appétit se ralentit bientôt. Elle reposa son couteau, essuya ses doigts, et dans le silence demanda :
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