– C’est le prochain village : un gros bourg dans la vallée de la Venelle avec une vieille église et un fort château dont vous apercevrez les tours quand vous serez parvenus à cet arbre penché que vous voyez là-bas !

Une pièce avait récompensé le bonhomme de son précieux renseignement et, quelques instants plus tard, Fiora découvrait, en effet, le château de son époux. Son émotion redoubla à cet aspect redoutable : dix tours en poivrière dont les ardoises luisaient sous le soleil, gardées par des hommes d’armes ; de grandes murailles solides et un donjon massif dressé vers le ciel comme le doigt tendu d’un géant. Ainsi, c’était là « sa » maison, là qu’il était né, qu’il avait passé son enfance et quitté les bras tendres d’une mère pour apprendre la rude vie des hommes...

– Mais je ne crois pas qu’il y soit ! soupira Léonarde. Et Fiora s’aperçut alors qu’elle venait de penser tout haut...

– Pourquoi donc ?

– Aucune bannière ne flotte sur le donjon. Cela signifie clairement que le seigneur n’est pas au bercail.

Fiora haussa les épaules, cachant sa déception sous un demi-sourire.

– Tant pis ! Essayons, au moins, de nous faire accorder l’hospitalité pour la nuit.

L’espoir de rencontrer Philippe était faible et Fiora le savait mais n’est-il toujours permis d’espérer...

– Compterais-tu te faire reconnaître comme la dame de ces lieux ? demanda Démétrios.

– Non. Nous sommes de simples voyageurs désorientés. Quand j’entrerai ici en tant que maîtresse, ce sera au bras de mon époux... si j’arrive à le retrouver car j’ai toujours tendance à négliger cet affreux désir qu’il avait de se faire tuer...

– Il était sincère sans doute, coupa Léonarde qui n’aimait pas voir l’esprit de Fiora s’engager dans ces pensées affligeantes, mais, pour ma part, je n’y ai pas vraiment cru...

– Moi non plus, fit Démétrios en écho. Je suis persuadé qu’il est toujours vivant.

Fiora leur adressa, à l’un et à l’autre, un regard chargé de gratitude pour ces paroles encourageantes et pressa un peu l’allure de son cheval. Elle avait hâte à présent d’arriver...

Ils avaient atteint le village et la barbacane d’entrée du château était déjà en vue quand, débouchant de la forêt qui couronnait le coteau, quelques cavaliers apparurent. Les faucons qu’ils portaient sur leur poing ganté de cuir épais disaient assez qu’ils venaient de chasser et quelques ciseaux pendaient au troussequin de la selle de l’un des hommes. Ils étaient six en tout : quatre hommes un peu plus armés peut-être qu’il n’eût fallu pour un divertissement, et deux femmes.

Celle qui allait en tête et qui riait en posant un baiser sur la tête encapuchonnée de son oiseau pouvait avoir une trentaine d’années. Elégamment habillée de soie bleue elle avait de longs cheveux blonds étroitement nattés sous un hennin court de velours assorti à sa robe et où s’attachait un voile azuré. Elle était d’ailleurs très jolie et, à le constater, le cœur de Fiora tressaillit.

A présent les chasseurs qui n’avaient pas remarqué les quatre cavaliers entraient dans le château de l’allure toute naturelle de gens qui reviennent chez eux.

– Qui sont-ils ? fit Léonarde sans cacher sa surprise. Messire Philippe n’avait-il pas dit qu’il n’avait aucune famille ?

– Il peut avoir des invités, dit Démétrios. Même en l’absence du seigneur c’est une chose possible... Le mieux vois-tu, c’est d’entrer à notre tour...

Mais Fiora avait froncé les sourcils et l’arrêta. Elle avisa une lavandière qui, sa corbeille de linge à la hanche, remontait de la rivière et l’appela :

– Pardonnez-moi si je vous parais curieuse, dit-elle gentiment, mais je croyais ce château inhabité. Le comte Philippe n’est pas là, n’est-ce pas ?

La servante ne devait pas être un puits d’intelligence car elle adressa à Fiora son plus béat sourire.

– Pour sûr qu’il est pas là !

– Alors, cette dame qui vient d’entrer ? Savez-vous qui elle est ?

– Ben... c’est la dame du château. C’est dame Béatrice... -Béatrice... de Selongey ?

– Ben... oui.

Ce « oui » frappa Fiora comme une gifle. Elle devint soudainement très rouge. Sentant qu’elle allait se mettre à hurler, à sangloter ou à se livrer à toute autre manifestation insensée, elle serra les rênes, fit volter son cheval qui manqua renverser la lavandière puis, enfonçant ses talons dans le flanc de la bête avec un cri sauvage, elle s’élança au triple galop à travers le village qu’elle traversa comme un boulet de canon. L’appel de Démétrios lui parvint de très loin, comme du fond des âges :

– Arrête-toi ! Par pitié...

Pitié pour qui ? Et pour quoi faire ? L’eût-elle voulu, d’ailleurs, qu’il lui était impossible de retenir l’animal emporté. Les yeux fous, les oreilles couchées, l’écume à la bouche, il fonçait droit devant lui mais Fiora, éperdue de douleur et de honte, ne voyait rien, n’entendait rien, attendant passivement que cette course à l’abîme s’achevât dans la mort. Et la mort n’était pas loin car la bête affolée courait droit vers un bois épais dont les branches basses représentaient autant de pièges redoutables.

Esteban s’était élancé derrière Fiora, suivi de Démétrios qui, plus lourd, ne pouvait aller au même train, et de plus loin encore par Léonarde qui, peu familière du grand galop, sanglotait éperdument. Le Castillan était un remarquable cavalier. Couché sur l’encolure de son cheval qu’il ne cessait de cravacher, faisant corps avec lui, il s’efforçait de gagner du terrain dans l’espoir de rejoindre

Fiora avant le bois car il avait pleinement conscience du danger encouru. Il ne criait pas, n’appelait pas, car cela n’eût fait qu’exciter davantage l’animal emballé. Mais il réussit à se rapprocher jusqu’à se trouver botte à botte avec la jeune femme dont il était visible qu’elle ne résistait pas, ne se défendait pas... Alors, mettant sa bride entre ses dents, Esteban se pencha et, saisissant Fiora à bras-le-corps, réussit à l’arracher de sa selle et à la coucher devant lui. A cet instant seulement, il retint sa monture qui freina des quatre fers et finit par stopper, trempée de sueur. Fiora glissa à terre, sans connaissance, tandis que son cheval, libéré de son poids, allait bouler dans un buisson dont il se releva sans autres dommages que des égratignures.

La nuit venait et il leur fallait trouver un abri. Léonarde qui, un peu remise de la peur qu’elle avait éprouvée, les avait rejoints et s’efforçait de ranimer Fiora, proposa le prieuré de Til-Châtel où la maison d’hôtes les recevrait peut-être.

– Si nous pouvons y arriver, c’est la meilleure solution, fit Démétrios. Mais, par tous les diables de l’enfer, j’aimerais étrangler de mes mains ce Philippe de Selongey...

– Je n’arrive pas à comprendre, murmura Léonarde. Si j’ai jamais vu homme amoureux, c’est bien celui-là... lorsqu’il a quitté la chambre nuptiale.

– Allez donc essayer de percer le mystère d’une âme ! Il l’aimait sans doute, à ce moment-là, mais il avait trouvé plus commode à son gré d’oublier qu’il était déjà marié. Je l’avais mal jugé...

En reprenant connaissance, Fiora remercia Esteban puis, sans autre commentaire, remonta sur son cheval que l’on avait laissé reposer un moment. Mais lorsque la porte de la petite chambre qu’elle partageait avec Léonarde au prieuré se fut refermée, elle déclara, les yeux tournés vers cette campagne envahie par la nuit qu’elle avait tant espérée et où elle avait reçu si cruelle blessure : -J’ai cru en cet homme et je l’ai aimé. Lui s’est moqué de moi et m’a joué la plus indigne, la plus triste des comédies... Mais un jour viendra où il regrettera de m’avoir seulement rencontrée...

Tout en parlant, elle avait fait passer par-dessus sa tête la chaîne qui soutenait l’anneau de Philippe et le contempla un instant :

– Le gage de sa foi ! fit-elle avec amertume. Puis elle tendit la bague à Léonarde : Tenez, vous la donnerez demain au prieur de cette maison pour ses charités... Et, je vous en supplie, ne me parlez jamais... plus jamais de cet homme ! ...

Deuxième partie

CHAPITRE V

UNE GRAND-MESSE A NOTRE-DAME...

Peu après vêpres sonnantes, les voyageurs couverts de poussière et recrus de fatigue descendaient la longue rue Saint-Jacques en direction de la Seine. Le jour d’août, avec son soleil voilé, avait été lourd à supporter mais avec l’approche du soir, un vent humide venu de l’ouest soufflait sur Paris accordant toutes les girouettes qui, en haut des toits, alignaient leurs banderoles de tôle peinte et découpée.

Il y avait beaucoup de monde dehors. C’était l’heure où les grands collèges – Sorbonne, collège du Plessis, collège de Marmoutiers, collège du Mans, collège de Clermont, etc. – lâchaient les troupes turbulentes de leurs étudiants libres qui, par bandes ou isolés, fuyant les subtilités de la scolastique, l’encrier à la ceinture et le chapeau en bataille descendaient vers leurs logis, pour les plus sages ou, pour les plus fous, vers les tavernes de la Cité. Robes et pourpoints étaient plus ou moins riches, plus ou moins propres et plus ou moins effilochés mais tous les yeux brillaient d’une même ardeur à vivre. Ils échangeaient des plaisanteries et certains chantaient. Toutefois rires et chansons cessèrent net quand, d’une rue latérale, déboucha une escorte de gens d’armes à cheval encadrant quelques sergents à pied qui menaient au Châtelet une demi-douzaine de malandrins, mains liées derrière le dos.

Des cris fusèrent. Certains des malfaiteurs étaient connus des escholiers qui ne se gênaient pas pour leur lancer des encouragements et pour conspuer les soldats du prévôt de la ville.