– Tout cela signifie-t-il que tu regrettes... de quitter cet endroit ? Après tout, là est ton authentique famille et il serait naturel que tu désires y vivre. En ce cas, tu peux t’en retourner en compagnie de dame Léonarde. Je te délie de ton serment... et je n’en demeurerai pas moins ton ami à jamais.
– Tu ne me comprends pas, Démétrios ! Il est exact que mon cœur était tout près de se donner à Madeleine de Brévailles. Les bras d’une grand-mère sont... infiniment doux. Mais rester ici, non, jamais ! Je crois d’ailleurs que Marguerite ne l’eût pas apprécié, ajouta-t-elle avec un demi-sourire.
En effet, le visage de Marguerite avait soudain pris une expression chagrine quand dame Madeleine, à l’instant du départ, avait embrassé Fiora avec une tendre effusion et ses adieux, à elle, avaient été livrés du bout des lèvres. Elle était visiblement soulagée de quitter cette jeune femme, trop belle peut-être, à qui elle devait la vie.
– Elle est tout de même la fille de du Hamel, remarqua Léonarde qui s’était approchée. Et vous avez bien fait de recommander à dame Madeleine le silence absolu sur votre lien de parenté. Je crois bien qu’elle vous détesterait si elle vous savait sa sœur. Quant à vous, mon agneau, ces regrets vous passeront plus vite qu’ils sont venus ! Votre destin n’est pas ici.
– Je sais ! Mais j’ai voulu regarder encore une fois ces lieux que je ne reverrai sans doute jamais... Même si, un jour, je revenais habiter la Bourgogne... Ce qui peut toujours se faire.
A présent qu’elle était dégagée de ces devoirs de vengeance qu’elle s’était imposés en Bourgogne, Fiora pouvait tout à loisir laisser son esprit, et son cœur, vagabonder sur les pas d’un autre Bourguignon qui était son époux. Elle pouvait se souvenir qu’elle était ici dans son pays, et ce n’était pas sans une douce nostalgie puisqu’elle n’avait toujours pas reçu de réponse à la question qu’en quittant Florence elle se posait : était-ce pour la revoir, en dépit du pacte passé avec Francesco Beltrami, que Philippe était revenu sous un déguisement dans la cité des Médicis ? Et c’était infiniment plus important que la jalousie d’une demi-sœur à laquelle rien ne la liait...
Résolument, elle fit faire demi-tour à son cheval pour reprendre la route et ne permit plus à son esprit de retourner à Brévailles où elle souhaitait que sa grand-mère trouvât enfin un peu de bonheur véritable auprès de la fille de Regnault du Hamel... Il faisait beau, elle n’avait pas dix-huit ans et elle aimait passionnément l’homme dont l’anneau pendait sur sa poitrine, à l’abri de sa robe... Même l’image lointaine et d’ailleurs indistincte de l’impitoyable duc de Bourgogne ne parvenait pas à troubler cette minute de paix heureuse qu’elle s’accordait à elle-même. Pourquoi donc, après tout, le ciel ne se chargerait-il pas de lui comme il avait disposé de Pierre de Brévailles ? Les bruits qu’elle avait entendus depuis son arrivée en Bourgogne pouvaient lui donner à ce sujet quelque espérance car les ennemis acharnés à la perte du Téméraire commençaient à être légion : les Suisses, les princes allemands, le duc de Lorraine et, surtout, surtout, ce roi de France dont on murmurait à juste titre qu’il était le plus habile de tous les diplomates et peut-être le plus puissant de ces ennemis. Les gens hasardaient volontiers qu’entre lui et le Téméraire la haine ne prendrait fin que par la mort de l’un d’eux. Et c’est vers ce souverain énigmatique – car son image différait selon ceux qui en parlaient – qu’elle et Démétrios allaient s’acheminer de concert... non sans un petit détour que Fiora était bien décidée à obtenir...
Ils firent étape à Beaune, dans un relais proche de l’admirable Hôtel-Dieu édifié trente-deux ans plus tôt par le chancelier de Bourgogne, Nicolas Rollin, et son épouse Guigone de Salins. Sans avoir la splendeur architecturale de son voisin, l’auberge du Grand Saint Vincent leur offrit, avec ses lits aux draps soigneusement repassés, sa cuisine abondante et variée et la fraîcheur de la vigne qui revêtait ses murailles, une halte aussi reposante pour le corps que pour l’esprit. Après le souper qu’on leur servit, toutes fenêtres ouvertes sur les grands toits bruns des Halles, dans la chambre que partageaient Fiora et Léonarde, Démétrios s’inquiéta auprès de l’hôte, maître Baudot, du chemin qu’il convenait de prendre pour se rendre à Paris.
Afin de calmer les soupçons de ce brave homme qui, en digne serviteur du duc Charles, commençait à regarder de travers des gens qui souhaitaient se rendre dans la ville capitale de « l’infâme roi Louis XI », Démétrios se hâta de préciser qu’ils devaient rejoindre un cousin, marchand drapier dans la rue des Lombards. Satisfait, Baudot lui exposa que le meilleur chemin sans contredit passait par Dijon et par Troyes, en Champagne, celui qui, après avoir traversé une partie du Morvan et l’Auxois, rejoignait la vallée de l’Yonne n’étant plus praticable.
– On dit, observa maître Baudot, que les troupes du roi Louis, après la rupture de la trêve, se sont ruées sur nos terres et sont arrivées jusqu’à Auxerre où elles dévastent, ravagent, pillent et brûlent tout ce qui leur tombe sous la main. C’est bien le fait d’un mauvais homme, ajouta-t-il, car ce roi sait bien que Mgr Charles, – que Dieu nous veuille garder en santé ! – vient tout juste d’en finir avec le siège de Neuss...
– La ville est-elle enfin tombée ? demanda Fiora qui savait parfaitement à quoi s’en tenir mais tenait à jouer jusqu’au bout son rôle d’étrangère nouvellement débarquée.
– Oui et non. Elle s’est ouverte devant le légat de sa sainteté le pape Sixte qui en a pris possession au nom de l’Église. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu mais notre duc a tout de même perdu beaucoup d’hommes et pas mal d’or... Profiter de cela, c’est indigne !
– Croyez-vous ? fit Démétrios d’un air innocent. Des marchands flamands que nous avons rencontrés au-dessus de Lyon nous ont appris que le duc, laissant son armée derrière lui, rejoignait à marches forcées ses possessions de Flandres pour y réunir les États et pour retrouver à Calais son allié le roi d’Angleterre en compagnie duquel il entend entreprendre la conquête de la France. Il voudrait même le faire couronner à Reims...
– Le roi d’Angleterre est frère de Mme la duchesse, repartit dignement Baudot. Lui et Monseigneur peuvent se rencontrer sans qu’il y ait mauvaise intention à l’égard de la France. Mais les gens ont si méchante langue qu’ils sont capables d’aller jusqu’à prétendre que si le roi Louis nous envahit ce serait entièrement de notre faute ! Vos marchands me font l’effet de fieffés cancaniers et...
Démétrios mit un terme à l’indignation du brave homme en lui commandant un pichet de son meilleur vin de Beaune puis, quand il fut servi, se tourna vers ses compagnes.
– Notre chemin est tout tracé. Il faut remonter à Dijon mais nous n’entrerons pas dans la ville. Nous la contournerons pour rejoindre la route de Troyes qui se trouve vers le nord...
– Passerons-nous par... Selongey ? hasarda Fiora mécontente de se sentir rougir comme si elle était fautive. Lorsque nous étions à Dijon, j’ai appris que cette terre se trouvait aussi au nord...
– Certes, répondit Léonarde avec un regard plein de compassion, mais cela nous détournerait. Nous prendrons par Troyes. Selongey est sur le chemin qui mène à Langres et, de là, aux pays lorrains...
– Le détour serait-il si grand ? Je désire vraiment y aller ! reprit la jeune femme d’une voix soudain raffermie.
N’est-il pas naturel que je souhaite au moins apercevoir le château dont je devrais porter le nom ?
– Espères-tu y rencontrer messire Philippe ? demanda doucement Démétrios. Tu sais parfaitement qu’il ne quitte jamais le duc Charles. Il doit être en Flandres à l’heure actuelle, à moins qu’il ne soit resté avec l’armée en Luxembourg.
– Il l’a néanmoins quitté deux fois à ma connaissance : la première quand nous nous sommes mariés, la seconde quand il a été reconnu à Florence alors que la populace pillait mon palais ! Je t’en prie, Démétrios : conduis-moi à Selongey ! C’est, je le jure, ma dernière prière...
Les grands yeux gris suppliaient et le médecin crut bien y voir briller une larme. Sa longue main se posa sur celle de sa jeune amie, compréhensive et apaisante :
– Le détour serait-il si grand, dame Léonarde ?
– Je ne sais pas au juste... mais au moins une douzaine de lieues... et par des chemins incertains qui ne vont pas tout droit...
– Une journée de cheval, traduisit Esteban, et nous sommes en été. C’est peu de chose...
– Nous pouvons aussi nous égarer. Je suis née dans cette région mais je ne m’y suis guère promenée...
– Eh bien, nous demanderons notre route ! fit Démétrios avec bonhomie, et nous n’en sommes pas à un jour près ! Nous ne saurions refuser à la dame de Selongey de visiter son domaine. Et nous demanderons même l’hospitalité, si tu le veux, conclut-il en baisant la main de Fiora. Qui peut savoir ce que nous y trouverons ?
Fiora ne répondit pas mais ses yeux, soudain emplis d’étoiles, trahirent l’espoir qui lui était venu. Puisque, pour l’instant, les armes du duc Charles semblaient s’être calmées, pourquoi le comte de Selongey n’en profiterait-il pas pour passer quelques jours chez lui ? A l’idée de le revoir peut-être bientôt, le cœur de Fiora s’affola et elle eut toutes les peines du monde à trouver le sommeil, tandis qu’à côté d’elle, bienheureuse, Léonarde ronflait comme un soufflet de forge...
Vers la fin du second jour, Fiora, le cœur battant toujours au rythme de son espoir, galopait à travers le plateau coupé de bosquets et de masses forestières que l’on avait atteint après Til-Châtel et qui filait droit vers la cité épiscopale de Langres. Un bûcheron du cru, rencontré à une croisée de chemins, avait indiqué celui de Selongey :
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