– Étrange ! Je ne l’aurais jamais cru émotif à ce point ! Mais tout dépend, évidemment, du fantôme en question. Peut-être vous ressemblait-il ?
– Peut-être...
– C’est ce que je supposais... Vous venez de Florence, m’a-t-on dit ? Quel est votre nom ?
– Fiora... Fiora Beltrami. Je suis, en effet florentine...
Il y eut un silence que troublait seulement la respiration de ces deux êtres qui, du premier regard, s’étaient reconnus comme ennemis. Aucune courtoisie n’atténuait le ton agressif de leur voix. Les paroles tombaient, à la limite de l’insolence, de part et d’autre, tranchantes comme des couteaux. Un duel s’établit dès le premier abord entre ce vieil homme aussi rigide qu’une statue, appuyé sur le dossier de son siège, et cette belle jeune femme dressée en face de lui, refrénant de son mieux une instinctive aversion.
Brévailles émit un petit rire sec et reprit, plus mordant que jamais :
– Florentine ? Allons donc ! Vous êtes « leur » fille ! Croyez-vous que j’ignore ce qui s’est passé après l’exécution de ces deux misérables ? Avant que je ne le chasse d’ici, ce vieux fou d’Antoine Charruet avait eu le temps de tout raconter. Je sais qu’un marchand de Florence a ramassé le fruit désastreux de l’inceste et de l’adultère... Eh bien, vous ne dites plus rien ? C’est bien cela, n’est-ce pas ? J’ai deviné juste ?
– Je suis leur fille, en effet, et figurez-vous que j’en suis fière, parce qu’ils ont été des victimes avant tout : vos victimes ! C’est vous qui êtes la cause première du drame dont je suis issue...
– Moi ? Vous osez ? ...
– Oui, j’ose et plus encore ! Rien ne serait arrivé d’irrémédiable si, quand vous vous êtes aperçu de ces liens trop tendres noués entre Marie et Jean, vous aviez choisi pour elle un autre époux que ce du Hamel. Mariée à un homme jeune, aimable et amoureux, elle aurait oublié son frère. Mais vous avez préféré le pire – et pourquoi ? Parce qu’il était riche ? Malheureusement c’était un monstre ignoble qui n’aura jamais su que martyriser sa femme tout comme il a martyrisé sa fille...
– J’ai pris le premier parti convenable qui s’est présenté. On commençait à jaser sur...
– Jean et Marie ? Vous ne parvenez même pas, encore aujourd’hui, à prononcer leurs noms, n’est-ce pas ? Ils vous empoisonnent la bouche ? Quant à la fortune de du Hamel, vous allez pouvoir la revendiquer à présent que vous avez Marguerite ! Car elle est en droit d’y prétendre ! Cependant, je ne crois pas – et c’est tant mieux ! – que vous en profiterez longtemps...
Il eut un ricanement déplaisant :
– Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? En tout cas, vous n’êtes guère logique. Vous me haïssez, n’est-ce pas ? Alors pourquoi avoir mené céans Marguerite et son héritage ?
– Parce que après tant d’années d’oppression et de souffrance, elle a bien droit à un légitime bonheur et j’espère qu’elle le trouvera auprès de sa grand-mère. Quant à vous...
– Quant à moi ? lança-t-il, la défiant avec arrogance.
– Vous n’aurez plus le loisir de la rendre encore malheureuse parce que je suis venue vous tuer...
– Me tuer ? Et comment ?
– Avec ceci.
La dague venait d’apparaître, fermement brandie dans sa main. D’un mouvement rapide, Fiora passa derrière le siège et appuya la lame contre la gorge de Brévailles...
– Surtout n’appelez personne ! Vous n’auriez pas le temps d’achever votre cri...
– Pourquoi appellerais-je ? Tuez-moi donc si vous en avez envie... et si le parricide ne vous fait pas peur !
– Non, car vous n’êtes rien à mes yeux qu’un homme presque aussi méprisable que Regnault du Hamel. Si vous avez quelque prière à dire, dépêchez-vous...
En dépit de sa ferme résolution, la force d’âme de cet homme la confondait : il n’avait même pas remué un bras pour tenter d’écarter la dague de sa gorge. Pourtant, il ne devait pas manquer de force ?
– Je n’ai jamais été diseur de patenôtres. Mais, après tout, vous avez peut-être raison de m’assassiner. La venue inopinée de cette Marguerite ne me cause aucune joie : elle n’est après tout que la fille d’une putain incestueuse et...
Il n’acheva pas. La porte, violemment poussée, venait de frapper contre le mur et Madeleine de Brévailles se précipitait :
– Ne le tuez pas, Fiora ! Vous lui feriez trop de plaisir ! Si vous voulez vraiment venger votre mère, laissez-le vivre et priez même pour qu’il vive encore de nombreuses années !
Stupéfaite, Fiora découvrait cette femme nouvelle et insoupçonnée qui se dressait devant eux, la bouche amère et les yeux brûlants de haine. Plus rien de similaire avec la tendre grand-mère qui il y a peu cajolait Marguerite et riait avec elle. Celle-ci rejetait d’un bloc des années de souffrances et de rancœur et, en face d’elle, l’homme accusé se terrait, muet, bien que son visage ne reflétât qu’une rage impuissante. Il hurla :
– Tue-moi ! Pourquoi as-tu retenu ton bras ? Je n’ai commis que des crimes et j’en suis heureux... Tue-moi, te dis-je !
Immobile entre dame Madeleine et son époux, Fiora les regardait tour à tour sans parvenir à comprendre. Elle ne vit pas ainsi Démétrios entrer et ne s’aperçut de sa présence que lorsqu’elle le vit tout à coup près du malade, soulevant un bras, puis rejetant la couverture afin d’examiner ses jambes...
– Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea Fiora. Démétrios hocha la tête et haussa les épaules :
– Que cet homme est paralysé. Il est même étonnant qu’il puisse encore parler... Comment est-ce arrivé ?
– Une chute de cheval il y a un an environ, déclara la dame d’un ton aussi satisfait que si elle avait été elle-même la cause et la force agissante qui avaient provoqué l’accident. Depuis, je me suis enfin remise à vivre. Finies les années d’esclavage ! Finie l’impitoyable tyrannie qui durant tant d’années a terrorisé ce château ! C’est moi la maîtresse à présent et, puisque, grâce à Dieu et grâce à vous, ma petite-fille m’est rendue, notre vieille demeure va s’ouvrir et s’égayer à nouveau ! Nous avons, désormais, bien des jours de joie devant nous...
– Tu es folle ! Serons-nous moins déshonorés parce que tu as récupéré un être de ton sang ? Mais celle-ci que tu as empêché de me tuer est aussi ta petite-fille !
– Je sais parfaitement qui elle est. Je n’avais pas oublié le nom du marchand florentin dont m’avait parlé le bon père Charruet...
– Et tu n’as pas envie de la garder, elle aussi ? Elle me hait de toute son âme et, un jour ou l’autre, je saurai bien l’amener à me délivrer...
– Ce n’est pas moi qui ne désire pas la garder, dit Madeleine avec une tristesse subite, bien au contraire ! C’est elle qui n’a pas envie de rester... Elle est trop belle et vive pour cette austère demeure... Mais j’espère ardemment qu’elle n’oubliera pas tout à fait une grand-mère qui lui gardera une bonne part de son cœur...
Elle ouvrit les bras et Fiora s’y jeta, les larmes aux yeux.
– Moi non plus je ne vous oublierai pas ! Tout à l’heure... j’enviais Marguerite...
– Touchante scène de famille ! grinça Brévailles. Charmant tableau ! Et moi, serai-je oublié ? On ne m’embrasse pas ? J’ai toujours apprécié qu’une jolie fille me caresse... et j’ai quelquefois regretté de n’avoir pas tenté ma chance avec cette jolie garce de Marie, après tout, puisque ça ne la gênait pas de coucher avec son frère. Pourquoi pas avec moi ?
Démétrios empoigna Fiora qui, emportée par une colère sauvage, allait se jeter sur lui, la dague haute. Il la lui arracha puis, se tournant vers l’infirme et sans lâcher la jeune femme, il prononça fermement :
– Vous n’y parviendrez pas, messire ! Fiora doit admettre qu’en ce qui vous concerne la vengeance appartient au Seigneur. Celle qu’il exerce pour l’heure est terrible mais vous la méritez amplement. Que Son nom soit béni ! Viens, à présent, il est temps de partir...
L’un après l’autre, ils quittèrent la salle ronde où le vieil Aubert vint reprendre auprès de l’infirme sa garde fidèle et dérisoire. La dernière image que Fiora emporta fut celle d’un visage barbu aux yeux étincelants de fureur impuissante mais d’où glissaient de lourdes larmes...
Ils repartirent dans la chaleur de cet après-midi de juillet encore pénible bien que le jour fût déjà avancé. L’air vibrait au ras de l’eau dans laquelle glissait une couleuvre. Tout était silence quand, soudain, un éclair zébra le ciel blanc...
– Si seulement nous pouvions avoir un bel orage ! soupira Léonarde en s’éventant avec son mouchoir. Rien ne me plairait autant qu’une grosse ondée...
– A vous peut-être mais sûrement pas aux paysans ! Cela pourrait gâter leurs foins, s’exclama Démétrios en surveillant Fiora du coin de l’œil.
Depuis leurs adieux à la dame de Brévailles, celle-ci n’avait pas desserré les dents. Elle allait droit son chemin, le regard absent. Quand on fut rendu au coude de la route d’où l’on pouvait apercevoir encore le château veillant au bord de la rivière, elle arrêta son cheval et resta là, figée sur place.
Démétrios respecta sa rêverie durant quelques instants mais, comme Fiora semblait s’éterniser, il s’approcha d’elle :
– Regretterais-tu quelque chose ?
– Peut-être... mais pas dans le sens que tu imagines. Je regrette d’être venue...
– Ne nous fallait-il pas ramener Marguerite ?
– J’aurais pu t’en charger et attendre à Beaune, par exemple, que tu reviennes...
– Tu voulais accomplir ta vengeance à tout prix. Souviens-toi comme j’ai essayé de t’en détourner ! ...
– Je sais... Et je reconnais que tu avais raison puisque Dieu s’en était déjà chargé ! Bien illogique, d’ailleurs, le Seigneur ! Il a frappé ici mais laissait prospérer le monstrueux du Hamel...
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