– J’ai bien peur, dit Léonarde, que son âme ne s’en soit allée avec celle de son enfant... Peut-être lui reviendrait-elle si quelqu’un lui apportait beaucoup, beaucoup d’amour ? Nous n’avons à lui offrir quant à nous que de l’amitié.

Arrêtée au bord du chemin qui suivait le cours de la rivière, Fiora songeait à tout cela. Le château, il est vrai, n’avait pas un air très engageant avec ses murailles noircies par le temps. Marguerite n’allait-elle pas troquer un cachot contre un autre genre de prison ? Fiora se détourna pour apercevoir la jeune femme restée un peu en retrait avec Léonarde, profitant de l’arrêt pour s’isoler. Elle lui avait dit qu’elle l’emmenait chez sa grand-mère en négligeant tout à fait de parler du grand-père. Comment celui-ci accueillerait-il la fille de Marie, la réprouvée, même née dans le mariage ? Cette sombre demeure à l’abord hostile ne lui inspirait pas grande confiance.

Davantage par acquit de conscience que pour apaiser cette troublante suspicion, Fiora héla un paysan qui, faux sur l’épaule, se dirigeait vers un champ.

– C’est bien Brévailles ?

L’homme ôta poliment le bonnet qui bâchait sa tête et approuva :

– Sûr que c’est Brévailles ! Mais... c’est-y qu’vous voudriez y aller ? ajouta-t-il avec un intraduisible mélange d’inquiétude et de curiosité. N’entre pas qui veut, vous savez ?

– Pourtant, je voudrais voir dame Madeleine. Je suppose qu’elle est chez elle ?

– Où qu’vous voulez qu’elle aille ? Elle sort jamais et, d’puis qu’ le seigneur est malade, on voit plus personne qu’ l’intendant et une fille de cuisine qu’est à peu près aussi causante qu’une carpe.

– Il est malade ? intervint Démétrios. A merveille ! Je suis précisément médecin. Et de quoi souffre-t-il ?

Le paysan se gratta le crâne, fit un effort suprême et méritoire de réflexion et, finalement, hocha la tête avec une moue significative :

– J’crois ben qu’personne en sait rien par ici. Quand on d’mande des nouvelles, on vous répond qu’y va pas mieux. En tous les cas, médecin ou pas, ça m’étonnerait ben qu’on vous ouvre.

– Pourquoi ? demanda Fiora.

– Parc’qu’on n’ouvre jamais à personne : ni moine, ni mendiant, ni baladin, ni voyageur attardé... C’t’une mauvaise maison qu’celle où on n’donne pas l’hospitalité chrétienne... Faut dire quand même qu’y a eu d’grands malheurs par ici...

Visiblement, l’homme ne demandait qu’à bavarder, mais Fiora en savait autant que lui et sinon plus sur les épreuves qui s’étaient abattues sur les hôtes de ce château. Elle remercia le paysan au moyen d’une pièce d’argent et, le restant de la troupe l’ayant rejointe, elle guida résolument son cheval vers les tours solitaires. Démétrios la rattrapa, prétendant poursuivre sa mise en garde, mais Marguerite le suivait de près et il était impossible de discuter devant elle.

Le brouillard matinal se levait sur le Doubs, laissant voir les tourbillons qui agitaient l’eau verte. Puis le chemin dévia aux abords du château pour s’engager dans un petit bois au-delà duquel on peut apercevoir quelques simples maisons recouvertes de chaume, le petit clocher d’une église... Un sentier envahi d’herbes folles qui ne portait guère de traces de passage s’ouvrait à gauche et permettait de rejoindre la petite forteresse. Fiora y dirigea son cheval et trouva rapidement le pont dormant que le pont-levis devait atteindre pour peu qu’on l’abattît. Mais dans l’instant présent, celui-ci se dressait, telle une infranchissable muraille, de l’autre côté d’un large fossé broussailleux que l’eau de la rivière emplissait presque à ras bord. En face, refermé comme un poing serré, muet et silencieux comme un tombeau, Brévailles érigeait ses pierres moroses et fières qui semblaient défier le clair soleil de ce jour d’été...

Sans mettre pied à terre, Esteban emboucha la trompe de corne et d’argent qui pendait à sa ceinture et lança un son prolongé qui fit s’envoler une famille de martins-pêcheurs. On attendit mais rien ne vint.

– Est-ce vraiment là le château de ma grand-mère ? questionna Marguerite qui se tenait au côté de Fiora.

– Oui, pour ce que j’en sais, répondit celle-ci, qu’en pensez-vous ?

– Rien, sinon que cela semble bien triste. Notre maison d’Autun ne l’était pas autant. Pourquoi donc ma mère ne s’y plaisait-elle pas ?

– Peut-être parce que l’époux qui l’y faisait entrer n’avait pas su gagner son cœur. Une chaumière vaut mieux qu’un palais si c’est l’amour qu’elle héberge.

– Elle aurait pu m’aimer, moi ? Mais elle ne m’aimait pas, sinon elle ne m’aurait pas abandonnée... C’était la deuxième fois, depuis qu’elle avait été recueillie, que Marguerite faisait allusion à Marie. La première, c’était en parlant avec Léonarde qui semblait lui inspirer une confiance toute particulière, mais la vieille demoiselle n’avait pas insisté car elle avait cru s’apercevoir que Marguerite détestait Marie presque autant que son époux. La cruauté de Regnault du Hamel n’avait épargné à l’enfant aucun détail affreux ou sordide et, pour elle, sa mère n’était qu’une femme perverse et dépravée qui n’avait délaissé son foyer que pour assouvir de bas instincts dont elle avait été fort justement punie. Fiora avait tenté un jour de modifier ce jugement sans concessions mais Marguerite avait fermé les yeux en affirmant que cela ne l’intéressait pas... Là était peut-être la raison primordiale pour laquelle Fiora ne réussissait pas à s’attacher réellement à sa demi-sœur.

Elle arrêta le bras d’Esteban qui s’apprêtait à renouveler son appel.

– Souhaitez-vous que je vous conduise plutôt dans quelque couvent ? demanda-t-elle.

Mais Marguerite secoua sa tête dont les magnifiques cheveux blonds, à présent propres et sagement tressés, brillaient dans le soleil :

– Non... Puisque ma famille habite ici, je n’ai aucune raison de souhaiter vivre ailleurs. C’est une maison noble et peut-être que l’on m’y aimera...

C’était prononcé d’une petite voix tranquille, unie, presque sans intonation et cependant le cœur de Fiora se serra. Du geste, elle fit signe à Esteban de réitérer et, pour la seconde fois, la corne lança son mugissement dans l’air calme du matin.

Son insistance fut récompensée. Une tête surmontée d’un casque apparut au créneau cependant qu’une voix rude criait :

– Qui va là et que voulez-vous ?

– Que l’on baisse ce pont car nous avons à faire ici, lança Esteban avec une morgue digne d’un grand d’Espagne qui ne parut d’ailleurs pas produire tout l’effet escompté.

– Passez votre chemin. On n’entre pas ! A son tour, Démétrios prit la parole :

– Il le faudra bien pourtant. Allez dire à la dame de Brévailles que son gendre, messire Regnault du Hamel, est mort et que nous lui amenons céans damoiselle Marguerite, sa petite-fille !

Sur son chemin de ronde, l’homme parut hésiter un instant sur ce qu’il convenait de faire puis, finalement, cria :

– Je vais voir ! Et il disparut...

L’attente qui suivit parut interminable. Campée sur son cheval qui grattait la terre d’un sabot impatient, Fiora allait prier Esteban de sonner une troisième fois quand une sorte de grondement se fit entendre à l’intérieur du château et lentement, lentement, le grand pont-levis s’abaissa vers eux tandis que la herse se relevait en grinçant.

– Eh bien, allons ! fit Démétrios avec un soupir qui semblait monter de la terre tant il était profond. Fiora lui sourit :

– Tu vois que nous avons réussi à entrer ?

– Espérons seulement que nous sortirons aussi aisément. Ce castel ressemble comme un frère à une prison.

L’intérieur, cependant, était plus aimable. En pénétrant dans la cour dont le haut donjon occupait le centre, les voyageurs virent qu’un logis de deux étages, éclairé par de belles fenêtres à meneaux sculptés, dont les plus hautes s’ornaient de gables fleuronnés, était adossé à la muraille donnant sur la rivière. Un perron de trois marches y menait sur lequel un vieil homme tout vêtu de noir se tenait debout dans une attitude pleine de dignité.

Les nouveaux arrivants mirent pied à terre, laissant leurs brides aux mains d’un valet d’écurie. De toute évidence, leur venue constituait un événement de taille et, près des cuisines, trois servantes les regardaient avec des mines effarées en frottant leurs mains à leur tablier. Un gamin qui poursuivait des poules accourut et resta planté là, un doigt dans la bouche, en contemplation muette.

Fiora avait tiré son voile sur son visage autant que le permettait la bienséance, néanmoins ce fut elle que le vieux serviteur regarda d’abord :

– Pouvons-nous voir la dame de céans ? s’enquit-elle doucement. Voici sa petite-fille, damoiselle Marguerite, que nous nous sommes chargés d’amener jusqu’à elle...

Le vieillard salua en homme qui sait son monde mais il redemanda :

– Me direz-vous enfin qui vous êtes ?

– Nos noms ne vous diront rien, intervint Démétrios, car nous sommes des voyageurs étrangers et seul le hasard nous a permis d’apporter une aide à damoiselle Marguerite, que voici. Cette jeune dame, ajouta-t-il en désignant Fiora qu’une émotion soudaine étreignait au moment de pénétrer dans cette maison qui avait vu grandir ses jeunes parents et s’éveiller leur passion fatale, cette jeune dame est une noble florentine, donna Fiora Beltrami, et voici dame Léonarde Mercet, sa gouvernante. Quant à moi, je me nomme Démétrios Lascaris, prince et médecin, et je viens de Byzance.

Le vieux serviteur approuva de la tête et fit signe aux arrivants de le suivre dans un bel escalier de pierre parfaitement entretenu et qui menait à une grande salle où, entre une cheminée sans feu et une étroite fenêtre donnant sur la rivière, une dame en deuil était assise dans une grande chaise à bras, un chapelet entre les doigts. Elle avait dû être très belle et gardait quelque reflet de cette beauté passée mais, sous la haute coiffe noire, ses cheveux et son visage étaient d’une blancheur diaphane. Le bord de ses yeux était rougi par trop de larmes. Elles avaient décoloré les prunelles dont le bleu ne se percevait plus guère. L’expression habituelle de ce visage devait être empreinte de tristesse et cependant, à cet instant, il semblait animé par un rayon de lumière. Elle se leva pour accueillir ses visiteurs et Fiora s’aperçut qu’elle était presque aussi grande qu’elle-même... et qu’elle tremblait comme une feuille, bouleversée par une émotion qu’elle ne parvenait pas à dominer.