– Je sais que vous dormez, Marguerite, mais m’entendez-vous ?

Lentement, celle-ci approuva de la tête...

– Bien... Maintenant votre esprit se trouve libéré de votre corps et les influences mauvaises sont repoussées. Nous allons ensemble remonter dans votre vie jusqu’à votre enfance. Considérez-vous, Marguerite. Vous avez dix ans... Vous parlez alors ?

Des larmes montèrent instantanément aux yeux de la dormeuse. Elle fit signe que oui mais aussitôt eut le réflexe de protéger sa tête contre d’invisibles coups. Fiora serra ses mains l’une contre l’autre si fort que ses ongles lui meurtrirent les paumes...

– Vous étiez une enfant malheureuse et cependant vous parliez. Que s’est-il passé ensuite ? Regardez votre vie de façon à revenir vers le drame où vous avez laissé votre voix. Egrenez les années...

Soudain, le corps de Marguerite commença à s’agiter. Les draps furent rejetés cependant que, de ses deux bras, la dormeuse cherchait à repousser quelque chose qui l’horrifiait. Elle faisait des efforts terribles pour garder ses jambes jointes et, malgré tout, quelque chose les écartait irrésistiblement. Elle pleurait, elle gémissait... et tout ceci était d’une clarté incroyable :

– Dios ! souffla Esteban : elle a été violée...

Puis tout s’apaisa et Marguerite demeura inerte, comme privée de vie. Démétrios lui accorda un moment de repos puis revint vers elle.

– Est-ce au moment de cette affreuse épreuve que vous avez perdu l’usage de la parole ?

Marguerite hocha lentement la tête de droite à gauche.

– Donc c’était après. Souvenez-vous de ce qui s’est passé ensuite. Il faut que vous reveniez à l’instant où votre voix s’est éteinte... Est-ce si douloureux ?

Marguerite, en effet, se tordait à présent sur son lit. Elle tenait ses mains au-dessus d’elle comme si elle soutenait un ventre devenu beaucoup plus gros et elle poussait d’affreux gémissements.

– On dirait, fit Léonarde d’une voix blanche, qu’elle est en train d’accoucher ? ...

Et, se laissant tomber à genoux, elle se mit à prier...

– Ne pourrait-on pas, murmura Fiora, l’empêcher de revivre toute cette souffrance ?

Démétrios posa ses mains sur celles de la jeune femme en appuyant doucement...

– A présent, dit-il, l’enfant est né... vous êtes délivrée. Instantanément,  Marguerite  s’apaisa.  Un  sourire émerveillé illumina son visage. On put la voir tendre ses mains vers un bébé imaginaire, le prendre contre sa poitrine, le bercer doucement, l’embrasser. Ce bonheur serein, étendu sur ce petit visage émacié, avait quelque chose de poignant... Mais, soudain, ce fut le drame. Épouvantés, les spectateurs virent Marguerite serrer ses bras contre sa poitrine avec une expression terrifiée et farouche tout à la fois, comme si une affreuse menace s’abattait sur elle. On la vit lutter de son mieux mais elle était sans doute vaincue d’avance. Et tout à coup, elle cria d’une voix enrouée, comme rouillée :

– Mon fils ! Rendez-moi mon fils ! ... Vous ne pouvez pas le prendre ! C’est mon enfant... ayez pitié !

Elle ouvrait la bouche pour pousser un cri qui aurait dû être inhumain, mais déjà Démétrios avait imposé ses mains sur la tête de la malheureuse et ordonnait :

– Ne criez pas, Marguerite ! Tout est fini... Ne pensez plus à cet instant où vous avez atteint le sommet de la souffrance humaine. Vous n’avez pas eu ce cri... Vous pouvez encore parler... N’est-ce pas que vous pouvez encore parler ?

Encore haletante et couverte de sueur, la jeune femme ressemblait à une naufragée qui vient d’atteindre une plage après une lutte épuisante. Fiora voulut la prendre dans ses bras mais, d’un geste, Démétrios la cloua sur place...

– Répondez-moi, Marguerite ! Pouvez-vous parler, Dites : Je le peux...

– Je... le peux...

La voix était faible, rocailleuse, mais cependant nette.

– C’est bien, dit Démétrios. A présent, reposez-vous ! Vous avez fourni un effort terrible mais le mal est vaincu... Dans un instant je vais vous réveiller. Vous ne vous souviendrez plus d’avoir revécu ce martyre et vous pourrez maintenant parler tout à votre aise à ceux qui vous entourent et qui vous aiment. Vous m’avez entendu ?

– Oui... j’ai entendu.

– Alors, je vais donc vous rappeler parmi nous. Vous vous éveillerez quand je prononcerai votre nom. Attention ! Marguerite, ouvrez les yeux !

Et les yeux s’ouvrirent en effet sur un regard un peu égaré qui se tourna d’abord vers le visage attentif du médecin puis ceux émerveillés de Fiora et de Léonarde que la lumière jaune découpait sur l’obscurité de la chambre. Un peu plus loin, Esteban, d’une main qui tremblait, rallumait le chandelier. Fiora s’approcha de Marguerite et l’embrassa :

– Vous êtes guérie, mon amie. Votre voix est revenue.

– Ma voix ? ... C’est vrai... Oh ! que s’est-il passé ? Il me semble que je viens de faire un rêve... un rêve effrayant...

– Ce n’était qu’un rêve mais les forces maudites qui tenaient votre voix prisonnière ont été vaincues. Désormais vous êtes et serez comme tout le monde et nous pourrons parler ensemble !

Esteban qui s’était absenté un instant revint avec un pot et des gobelets.

– Après ce que nous venons de vivre, je pense que nous avons tous grand besoin d’un peu de vin. Vous êtes aussi exténué que votre patiente...

S’étant laissé tomber sur une bancelle auprès du lit, Démétrios en vérité semblait infiniment las, et son visage était d’une pâleur de cire. Aussi accepta-t-il volontiers le gobelet que lui tendait son serviteur et le but lentement, presque voluptueusement. Léonarde s’empressait auprès de Marguerite pour changer sa chemise trempée car elle ne demandait qu’à dormir, Fiora s’approcha de son vieil ami :

– Tu as accompli un miracle, Démétrios... D’où tires-tu cette étonnante puissance que je t’ai déjà vu employer par deux fois, sur la Virago et sur cette misérable Hieronyma ? Tu les endormais pour leur donner des ordres mais, cette fois, tu as obtenu que Marguerite retrouve la parole...

– Elle l’avait perdue à la suite d’un terrible choc. Il fallait donc lui faire revivre cette épreuve. Par l’effet de ma volonté, j’y suis parvenu, mais j’admets volontiers que je suis épuisé...

-N’était-ce pas dangereux... pour elle ? Le médecin leva vers Fiora ses yeux sombres que de larges cernes bleus marquaient durement puis il soupira :

– Si. Elle pouvait en mourir.

– Et tu l’as fait tout de même ?

– Pourquoi pas ? fit-il rudement. Qu’avait-elle à perdre ? Sa vie est à jamais brisée. On ne saurait la guérir de tout ce qu’elle a subi durant des années ! Elle peut parler à présent et, dans peu de jours, elle sera sur pied. Mais pour quel avenir ? Penses-tu te charger d’elle ?

– Toi qui peux lever le voile qui nous cache les temps futurs, pourrais-tu m’aider à répondre à cette question ?

– Non... non, je n’ai rien vu. Sans doute ne m’intéresse-t-elle pas assez ? N’oublie pas que nous avons une tâche importante à accomplir ensemble...

– Je n’oublie pas, lui accorda Fiora. Quant à Marguerite, si elle est vraiment ma sœur...

– Rien ne l’assure, qu’une vague ressemblance... fit Démétrios avec agacement.

– Si vague... qu’elle vous a néanmoins frappés, Léonarde et toi ! Si, donc, elle est vraiment la fille de ma mère

– si tu préfères cette formule – je crois que j’ai quelque idée de ce que nous pourrions en faire...

– Ne pourriez-vous parler moins fort ? reprocha Léonarde qui était en train de clore les courtines autour du lit de Marguerite. D’ailleurs, il serait peut-être temps d’aller dormir, nous aussi ?

Démétrios se leva et s’étira puis, avec un soupir, alla vers la porte suivi de Fiora, silencieuse. Parvenu dans le couloir qui desservait les chambres, ils marchèrent lentement jusqu’à celle de la jeune femme.

– Ne me diras-tu pas à quoi tu penses ? demanda le Grec.

– Je pense, répondit Fiora, que nous quitterons bientôt cette maison. Nous n’avons plus rien à y faire...

– Et pour aller où ? Rejoindrons-nous le roi Louis ?

– Pas encore, s’il te plaît ! Je n’oublie pas ce que nous a raconté Christophe. Il y a encore, non loin d’ici, une femme qui gravit elle aussi un calvaire par la faute de son époux. Regnault du Hamel a payé sa dette, mais nous devons examiner à présent celle de Pierre de Brévailles... Et peut-être qu’en la lui réclamant, je réussirai à procurer un peu de bonheur à deux êtres qui en ont le plus urgent besoin...

Et, sans vouloir s’expliquer davantage, Fiora posa un baiser furtif sur la joue barbue de Démétrios, puis disparut dans sa chambre dont la porte se referma, sans bruit.

Ce soir-là, Fiora, toutes lumières éteintes, demeura longuement accoudée à sa fenêtre, contemplant cette ville qu’elle habitait depuis un certain temps déjà, mais qu’elle allait devoir quitter et qu’elle ne connaîtrait peut-être jamais mieux. La nuit d’été était chaude, sans excès, le ciel pur, plein d’étoiles – et aucun nuage annonciateur d’orage n’en troublait l’immensité bleue : un ciel presque florentin... Négligeant la maison muette et désormais silencieuse où sa vengeance s’était accomplie dans de si étranges circonstances, elle laissa son regard suivre le mince ruban moiré du Suzon qui plongeait sous la rue Musette pour reparaître au chevet de l’église des Jacobins. La petite rivière entrait dans la ville par le nord et c’était au nord que se trouvait Selongey, le domaine de Philippe...

Elle s’accorda le loisir de penser à lui, – ce qu’elle s’était refusé le plus souvent jusqu’à présent pour ne pas se laisser distraire de ses projets – mais la mort de du Hamel avait rapproché le temps où, enfin, elle pourrait aller vers lui pour tenter de connaître la vérité de son cœur. Etait-ce par amour pour elle et pour la revoir qu’il était venu secrètement à Florence et en avait parcouru les rues sous un déguisement ? Ou bien souhaitait-il seulement chercher, auprès de Francesco Beltrami, une nouvelle aide financière pour les guerres de son maître ? ... Léonarde penchait pour la première hypothèse que partageait le cœur de Fiora, mais la jeune femme s’avouait qu’en fait elle ne connaissait pas son époux et qu’elle ignorait tout de ses pensées et de ses réactions. Un coureur de jupons ? C’était le portrait hâtif tracé par dame Symonne, un coureur qui ne devait pas avoir besoin de beaucoup courir pour attraper sa chance. S’il était à ce point entouré et couvert de femmes, quelle place elle-même pouvait-elle espérer tenir dans un cœur ainsi assiégé ?