Au retour du marché, Léonarde semblait plus inquiète encore qu’au départ. Partout on ne parlait que de la mort du conseiller ducal et de celle de son valet Mathieu que l’on avait trouvé poignardé à quelques pas de sa chambre. Quant au second valet, Claude, il avait disparu, et ce n’était qu’une voix pour l’accuser du double crime bien que le corps de du Hamel ne portât aucune marque de sévices quelconques. En revanche, ses coffres et armoires avaient été scrupuleusement fouillés et vidés...

Ce qui s’était passé n’était pas difficile à imaginer. Rentrant tard dans la nuit, et sans doute bien soulagé de trouver la porte ouverte, Claude, craignant peut-être d’être accusé de la mort de son maître, avait trouvé plus simple de prendre la fuite avec tout ce qu’il avait pu ramasser après avoir assassiné son propre frère pour éviter de partager avec lui. Quant à la prisonnière, personne n’en parlait, sa présence étant ignorée de tous, mais elle n’en constituait pas moins un danger permanent par les bavardages que son sauvetage et son hébergement chez le médecin étranger pouvaient susciter. Ces bavardages, ces cancans... la grande spécialité de Chrétiennotte ! Bien sûr, Esteban avait fait une défense expresse à la brave femme d’entrer dans sa chambre, prétextant un travail délicat qu’il y avait entrepris, mais pendant combien de temps pourrait-on la tenir à distance ?

Aussi, à peine rentrée, Léonarde posa son panier à la cuisine, alla tirer d’autorité Chrétiennotte de son observatoire – où il n’y avait d’ailleurs plus rien à voir – en lui intimant l’ordre d’éplucher les légumes pour la soupe. Puis elle s’en vint conter ses angoisses à Démétrios qu’elle trouva dans sa chambre en train d’écrire.

Le Grec l’écouta sans rien dire suivant son habitude mais, quand elle eut fini, il se leva et se mit à marcher de long en large, d’un bord du tapis à l’autre.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Léonarde. Dieu m’est témoin que j’ai pitié de cette pauvre fille, mais nous ne pourrons pas la cacher éternellement, pas plus que nous ne resterons toujours ici. Alors ?

– Honnêtement, je ne sais pas moi non plus comment il faut agir. La meilleure solution serait encore de confier cette malheureuse une fois guérie à un couvent du voisinage. Mais un couvent exige une dot, et c’est une telle dépense ! Nous ne pouvons pas nous la permettre. Nous verrons assez vite le bout de l’or remis par Lorenzo de Médicis et il faudra bientôt songer nous-mêmes à rejoindre le roi Louis. D’autre part, si cette fille est vraiment celle du triste sire qui est mort cette nuit, elle devrait être aussi son héritière ?

– Le moyen de réclamer l’héritage en son nom sans risquer de nous faire accuser du meurtre ?

– Ce serait possible, à la rigueur, mais encore faut-il être assurés qu’elle est vraiment ce que nous pensons ?

– Comment faire ? Elle est muette.

– Ce n’est pas tout à fait certain car elle émet des sons. Jadis, en Egypte, j’ai vu une femme qui avait perdu l’usage de la parole à la suite d’une grande frayeur. Un imam, dont je suivais alors l’enseignement, la lui a rendue. Etant donné ce qu’elle a enduré, cela pourrait être le cas de notre rescapée. Dès qu’elle pourra le supporter, je tenterai une expérience. En tout état de cause, soyez certaine, dame Léonarde, que j’entreprendrai tout pour que nous partions d’ici le plus tôt possible. Il n’est pas bon, pour Fiora, de se retremper dans l’atmosphère malsaine de ces anciens drames...

– Vous l’encouragez pourtant à poursuivre ces vengeances qui lui empoisonnent le cœur ?

– L’impunité des coupables le lui empoisonnerait bien plus encore. En outre, je n’ai aucun pouvoir sur sa volonté qui est inflexible. Je crois voir revivre en elle ces princesses de la Grèce antique, Antigone, Hermione ou Médée. qui allaient implacablement au bout de leurs desseins quel qu’en soit le prix à payer...

– Libre à vous ! Moi j’aimerais revoir en elle l’enfant qu’elle était, l’adolescente tendre et joyeuse qui courait dans le jardin de Fiesole...

– De toute façon, et même si le drame n’était intervenu, cette enfant-là ne pouvait subsister. Il vient toujours un moment où la fillette fait place à la femme. Fiora en est une, à présent, et une femme robuste, forgée au feu du malheur : ce sont les meilleures... ou les pires ! Mais c’est là leur secret.

– Tâchez au moins de ne pas trop la pousser dans cette seconde catégorie !

Ayant parlé, Léonarde s’en alla voir si Chrétiennotte s’était enfin décidée à se remettre au travail.

Démétrios n’était pas le seul à vouloir découvrir avec certitude l’identité de la prisonnière. Fiora, qui s’était instituée son infirmière, avait entrepris de connaître au moins son nom et, deux jours après son arrivée, voyant que la santé ne demandait qu’à revenir et que sa protégée progressait presque à vue d’œil, elle lui mit dans les mains du papier et une plume préalablement trempée dans l’encre :

– Puisque vous ne pouvez dire votre nom, lui proposât-elle doucement, écrivez-le.

Mais la jeune malade, devenue soudain toute rouge, lui rendit ces objets en hochant la tête d’un air si désolé que Fiora, émue, passa un bras autour de ses épaules fragiles et l’embrassa :

– Vous ne savez pas écrire ? C’est peu de chose et vous apprendrez vite. Mais nous allons essayer de connaître au moins votre nom de baptême. Je vais dire des noms et vous m’arrêterez lorsque j’aurai trouvé le vôtre...

L’inconnue approuva avec un sourire. Le jeu devait l’amuser mais Fiora s’aperçut vite qu’elle avait besoin d’aide car elle connaissait surtout des prénoms florentins qu’il lui fallait traduire. Aussi trouva-t-elle plus facile d’aller chercher Léonarde, mieux au fait qu’elle-même des prénoms portés en Bourgogne.

– Cela ne devrait pas être trop compliqué, fit celle-ci. Dans les familles nobles, on donne souvent aux filles le nom des duchesses, présentes ou passées. Lorsque cette enfant est née, la duchesse s’appelait Isabelle. Vous appelez-vous Isabelle ?

C’était non. Fiora émit l’hypothèse que ce pouvait être Marie ? Mais ce n’était pas non plus Marie...

– Continuons avec les princesses, reprit Léonarde. C’est assez simple : la mère, la grand-mère et l’épouse du duc Charles se recommandent toutes les trois de la même patronne : Marguerite...

Léonarde tombait juste. La jeune femme battit des mains cependant qu’un semblant de sourire éclairait son visage :

– Marguerite... répéta Fiora. C’est une très jolie fleur, toute blanche avec un cœur doré. Cela vous convient bien : vous êtes toute blanche et vous avez des cheveux couleur de soleil...

Démétrios félicita vivement la jeune femme de son initiative et ajouta que l’on pouvait peut-être même tenter d’aller plus loin. Quand vint le soir, tout le monde se réunit dans la chambre de Marguerite, dont, en dépit de la chaleur, on ferma soigneusement les fenêtres et les volets. La pièce ne fut plus éclairée que par un chandelier posé sur un coffre assez loin du lit et par une chandelle posée à son chevet.

Le Grec prit Fiora par la main et la conduisit au chevet pour que Marguerite se sentît plus en confiance. Puis il se pencha sur la jeune femme :

– Je voudrais d’abord que vous répondiez à une question afin que je sache s’il m’est possible de vous aider. Avez-vous toujours été muette ?

Marguerite hocha la tête négativement.

– Donc, il y a eu un moment, dans votre vie, où vous parliez ?

– Oui...

– Avez-vous perdu la parole à la suite d’un accident ?

– Non...

– A la suite d’une grande peur ou d’une violente émotion ?

– Oui...

– Bien. Alors, il est possible que je parvienne à vous la rendre. Si toutefois vous avez confiance en moi et m’obéissez. Je vous assure que je ne cherche que votre bien et que vous n’avez absolument rien à craindre de moi. Je ne vous ferai aucun mal et ne vous toucherai même pas...

– Il faut faire ce qu’il dit, Marguerite, murmura Fiora en lui prenant la main. Il va essayer de découvrir le mal dont vous avez souffert et dont vous souffrez encore...

Au regard apaisé que Marguerite posa sur elle, Fiora comprit qu’elle lui faisait confiance. Démétrios alla souffler l’une après l’autre les bougies du chandelier, ne gardant que celle du chevet qu’il prit dans sa main et éleva un peu au-dessus de la tête posée sur l’oreiller, de façon à ce que Marguerite n’eût qu’à garder ses yeux ouverts pour la voir.

– Il faut fixer attentivement la flamme, dit le médecin avec une ferme douceur. Et il fut obéi : les yeux clairs reflétèrent la lumière dorée et la considérèrent avec un calme absolu. Marguerite lâcha Fiora, croisa ses mains sur sa poitrine et attendit sans manifester la moindre crainte.

– Bien ! approuva Démétrios qui, aussitôt, ordonna : A présent, regardez bien la lumière et ne la quittez surtout pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux... pas des yeux...

La voix profonde, incantatoire du Grec entraînait avec elle une sorte de paix, un calme auquel furent sensibles les trois spectateurs. Cependant les paupières de Marguerite frémissaient comme si elles souhaitaient se fermer et que sa volonté seule les retînt.

– Vous avez sommeil, très sommeil... Vos paupières sont si lourdes... Ne luttez pas contre le sommeil qui vous envahit. Laissez-vous aller... dormez, dormez ! Tous vos membres sont détendus, votre corps est infiniment las ; il réclame le repos... Abandonnez-vous à ce repos... Dormez... dormez... dormez ! ...

A présent, les paupières étaient complètement fermées.

Les mains étaient retombées, sans force, le long du corps. La respiration devint régulière. Un instant, le silence régna dans la chambre paisible. Chacun retenait son souffle. Démétrios alors reprit :