Fiora abandonna sa mante noire et disposa son voile blanc de façon à garder l’usage de sa main droite. Esteban marchant en tête, ils se dirigèrent vers l’escalier qu’ils montèrent aussi silencieusement que possible et ils atteignirent ainsi la grande salle qui était parfaitement vide.

– Ils doivent être en haut, chuchota Esteban. Effectivement, quand sa tête émergea au ras du second étage il aperçut Mathieu, le second valet, qui dormait profondément, étendu devant une porte, sur une simple couverture. Il n’était pas difficile de deviner qui reposait derrière cette porte...

– Reste là ! souffla Démétrios à l’oreille de Fiora. Il faut que nous nous en débarrassions...

Esteban, souple et silencieux comme un chat, se glissait déjà vers le dormeur qui, du fond de son sommeil dut deviner son approche car il remua, grogna et changea de position. A genoux à deux pas de lui le Castillan retenait sa respiration. Mais, avec un soupir de contentement, Mathieu se rendormait. Alors, d’un maître coup de poing, asséné avec la rapidité et la force de la foudre, Esteban l’assomma. Ensuite, aidé par Démétrios, il tira sur la couverture lui servant de couche pour éloigner l’homme de la porte. Le chemin était libre à présent pour Fiora qui vit un mince rai de lumière filtrer à l’endroit où le valet avait été couché.

Laissant son serviteur ficeler et bâillonner Mathieu, Démétrios revint vers Fiora et doucement, tout doucement, ouvrit la porte dont le loquet joua sans bruit. La zone lumineuse s’élargit et la jeune femme aperçut enfin son ennemi. Assis plutôt qu’étendu dans son lit comme font les asthmatiques, Regnault du Hamel lisait à la lueur d’une chandelle posée à son chevet. Un bonnet de nuit était enfoncé sur ses oreilles et son buste disparaissait sous une camisole de laine grise. Des besicles chaussaient son long nez. Il ressemblait à une gargouille de cathédrale, si laid que Fiora eut envie de bondir sur lui et de frapper tout de suite. Mais elle se retint. Ce qu’elle voulait voir, sur cette figure jaune, c’était la peur. Très lentement, elle s’avança dans la chambre, glissant plus qu’elle ne marchait sur le plancher en espérant qu’il ne grincerait pas, nais ses pieds trouvèrent un tapis et elle se sentit plus assurée. Du Hamel ne l’avait pas encore aperçue. Il lisait toujours.

Alors elle fit entendre une faible plainte, puis une autre... Le vieillard leva les yeux et vit, à quelques pas de son lit, une ombre blanche. Le livre s’échappa de ses et tomba à terre avec un bruit sourd, mais l’ombre hait toujours... A présent Regnault pouvait distinguer un visage, des cheveux blonds, un cou qui semblait porter la trace sanglante de l’épée du bourreau... Une folle épouvante envahit sa figure. Il essaya de reculer dans son lit et voulut crier mais, comme dans les cauchemars, aucun son ne sortit de sa bouche aux lèvres violettes. Il tendit ses deux bras devant lui pour repousser l’apparition et réussit à souffler :

– Non... non ! ...

– Tu vas mourir, chuchota la voix basse du fantôme. Tu vas mourir de ma main...

Fiora ébauchait déjà le geste de tirer la dague pour frapper quand, soudain, du Hamel porta ses deux mains à sa gorge. Sa bouche qui cherchait désespérément l’air s’ouvrit sur un râle, ses yeux parurent jaillir de leurs orbites. Un spasme secoua tout son maigre corps qui glissa sur le côté et ne bougea plus. Son visage était devenu violet comme si une main invisible l’avait étranglé.

Stupéfaite, Fiora demeura un moment immobile puis, enlevant son voile, se pencha sur l’homme inerte et appela :

– Démétrios ! Viens voir !

Le médecin grec accourut, prit la main abandonnée sur le drap, posa son oreille à l’emplacement du cœur puis, considérant la bouche ouverte sur un cri qui ne serait jamais poussé, les yeux qui ne verraient plus rien de ce monde, il soupira :

– Il est mort, Fiora... mort d’épouvante.

– Est-ce que cela est possible ?

– La preuve ! Néanmoins, il ne devait pas avoir le cœur bien solide... Viens à présent, et surtout ne touchons à rien. On dirait que le ciel t’a évité de faire couler le sang. Il faut qu’on trouve le corps tel qu’il est... Esteban va libérer le valet et reporter la clé à l’autre.

Il avait pris son bras pour l’entraîner mais elle résista :

– Tu oublies quelque chose, Démétrios. Cet homme est mort et je suis satisfaite mais il y a ici quelqu’un à délivrer, cette femme que j’ai entendue pleurer et je ne partirai pas sans elle...

Rassemblant ses robes qui la gênaient dans ses mouvements, Fiora s’élança dans l’escalier après avoir pris la chandelle des mains du Grec. Elle alla ouvrir la porte qui donnait sur le jardin dans l’espoir de mieux y voir mais la referma aussitôt car le vent se levait. Le tonnerre d’ailleurs s’était rapproché et grondait sur sa tête. Elle cherchait encore une porte descendant à la cave quand Esteban et Démétrios la rejoignirent.

– Ce n’est pas une porte qu’il nous faut trouver, dit le Castillan, c’est une trappe... et vous avez les pieds dessus.

En effet, à cet endroit, le dallage cédait la place à des planches épaisses mais il y avait tellement de poussière que Fiora n’avait pas vu la différence. Les muscles solides d’Esteban eurent tôt fait de soulever l’abattant qui révéla un escalier de pierre plongeant dans les entrailles de la maison. Une bouffée d’odeur infecte sauta au visage de Fiora quand elle mit le pied sur la première marche. Démétrios la retint en arrière :

– Laisse-moi passer le premier. Je t’éclairerai...

Il commença à descendre puis tendit une main à Fiora :

– Prends garde ! Les marches sont glissantes. Cela pue l’humidité...

– Mais au moins on n’étouffe pas, déclara Esteban qui suivait. Il fait nettement moins chaud que dans le reste de la maison.

Au bas des marches, ils se trouvèrent dans une sorte de caveau à voûte ronde sur lequel donnaient deux portes faites de vieilles planches vermoulues :

– C’est celle-ci qu’il faut ouvrir, indiqua Fiora. Le soupirail du jardin doit donner de ce côté. Mais nous n’en avons pas la clé...

– Pas besoin de clé pour ouvrir ça ! fit Esteban. Et, d’un magistral coup de pied, il enfonça le battant qui n’était tenu que par une mauvaise serrure. Un gémissement pitoyable fit écho au vacarme qu’il déclencha. La prisonnière devait craindre de nouveaux sévices. Mais Fiora s’était déjà précipitée par l’ouverture en se baissant pour ne pas s’assommer. Ce qu’elle entrevit grâce à la chandelle de Démétrios qui l’avait suivie lui arracha un cri d’horreur : au fond d’une sorte d’in pace où il était impossible de se tenir debout, une femme vêtue d’une robe en loques était étendue sur une litière de paille à demi pourrie. Des bracelets et des chaînes de fer la rattachaient à un gros anneau pendu au mur. Fiora ne vit pas son visage mais une longue, une immense chevelure blonde, sale comme l’étaient les haillons de la malheureuse.

Entendant pénétrer dans son cachot, celle-ci se tourna péniblement, révélant une petite figure maigre qui portait des égratignures et des traces de coups, comme ses membres menus et sans doute tout le reste de son corps. Les larmes aux yeux, Fiora se jeta à genoux près d’elle sans souci de souiller sa robe, cherchant déjà comment lui retirer ses chaînes :

– N’ayez pas peur, dit-elle doucement. Nous venons vous délivrer. Votre bourreau est mort... Dites-nous seulement qui vous êtes.

La prisonnière ouvrit la bouche mais ne réussit à produire que des sons inarticulés en dépit de l’effort pathétique qui fit perler des larmes à ses yeux pâles mais sans couleur définie.

-Mon Dieu ! soupira Fiora. Est-ce qu’elle serait muette ?

– Peut-être, fit Démétrios, mais écarte-toi et laisse-moi faire. N’essayez pas de parler ! ajouta-t-il pour la prisonnière. Nous allons vous emmener d’ici, vous soigner... Nous sommes des amis. Il faudrait briser ces fers ou les ouvrir, ajouta-t-il pour Esteban qui repartit en courant. La clé doit bien en être quelque part...

Le Castillan revint heureusement peu après, tenant la clé qu’il avait retrouvée, avec d’autres, dans la chambre du mort. Les bracelets de fer tombèrent révélant de cruelles ecchymoses.

– Nous allons la ramener chez nous, n’est-ce pas ? pria Fiora qui, d’une geste plein de douceur, avait enveloppé la jeune femme qui ne devait guère avoir plus de quinze ou seize ans – dans le grand voile blanc qu’elle avait porté tout à l’heure.

Pour toute réponse, Esteban se courba, l’enleva dans ses bras et se dirigea vers la porte, sans négliger de se courber pour la franchir. Fiora et Démétrios le suivirent et remontèrent dans la cuisine dont le Grec laissa retomber la trappe. Le bruit s’en confondit avec un violent coup de tonnerre. Cependant Démétrios ouvrait la porte avec précaution pour voir si la rue était vide. Les éclairs qui se succédaient sans interruption montraient qu’il n’y avait pas une âme. Fiora ramassa la mante noire qu’elle avait abandonnée tout à l’heure et s’en couvrit. Ils allaient sortir quand Démétrios se tourna vers Esteban qui ne semblait guère peiner sous son fardeau :

– Donne-la-moi ! fit-il. Toi, tu devrais aller t’assurer que le valet est toujours évanoui...

– C’est sans importance, il est ficelé et n’a rien vu.

– Comme tu voudras... Quant à son frère, après tout, il est inutile de lui restituer la clé. Donne-la-moi. Je vais la jeter dans la rivière...

Comme ils atteignaient le coin de la rue des Forges, la pluie s’abattit sur eux avec une telle violence qu’ils furent instantanément trempés bien qu’ils n’eussent plus que trois pas à faire. Les vannes du ciel s’étaient ouvertes, précipitant des trombes d’eau qui en quelques secondes transformèrent les rues en autant de ruisseaux et gonflèrent le paisible et modeste Suzon à l’importance d’un torrent... Tonnerre et éclairs se succédaient sans interruption et leur vacarme couvrit le bruit, léger il est vrai, de la rentrée du groupe.