Elle arriva enfin au pied de la maison et toucha de la main le bois d’une porte découpée dans la tourelle, mais cette porte-là était aussi solide, aussi bien armée que l’autre. La seule possibilité d’entrée était offerte par cette fenêtre ouverte à l’étage mais l’encorbellement en rendait l’accès impossible à moins que de posséder une échelle.

Déçue, Fiora allait rebrousser chemin quand un nouveau bruit suspendit son mouvement. Cette fois, ce n’était lus le cri d’un chat mais des sanglots qui semblaient monter du sol. Ecartant doucement les grandes herbes qui croissaient contre le soubassement, elle aperçut soudain un étroit soupirail défendu par un croisillon de fer. Il y avait là une cave, très certainement, et, dans cette cave, quelqu’un pleurait...

Se jetant à genoux, Fiora se courba pour essayer d’apercevoir quelque chose mais ses yeux ne purent fouiller l’obscurité.

– Qui pleure ici ? murmura-t-elle, bouleversée par cette invisible douleur qui évoquait celle d’une âme en peine. Puis-je vous aider ?

Les sanglots cessèrent sur un reniflement. Fiora allait renouveler son appel quand un vacarme de verrous tirés parvint jusqu’à elle, suivi d’une voix rude qui grondait :

– Assez pleuré comme ça ! Tu m’empêches de boire ! ... J’ veux plus t’entendre, t’as compris ?

Le silence retomba, à peine coupé par un petit gémissement. La créature enfermée là s’efforçait sans doute de contenir ses sanglots. L’homme qui devait être le second valet ne bougeait pas. Et soudain, Fiora entendit :

– Tu peux pas dormir ? ... Pas étonnant avec c’t’attirail ! ... Tiens ! bois un coup... et si t’es gentille t’en auras encore...

Il y eut un bruit de chaînes puis un lappement semblable à celui d’une bête qui boit. L’homme éclata de rire :

– Là ! Tu vois ? Ça va mieux ! ... Allez, laisse-toi faire ! Autant s’amuser un peu, pas vrai ? Tant qu’ le vieux est pas là !

Fiora, épouvantée, n’eut aucune peine à identifier les bruits qui suivirent. Lentement, se retenant même de respirer, elle s’éloigna du soupirail et rejoignit le mur sur lequel Esteban se morfondait. A nouveau il l’aida à grimper jusqu’à lui.

– Alors ? Vous avez trouvé quelque chose ?

Elle appuya vivement sa main sur la bouche de son compagnon.

– Oui, mais ce n’est pas l’endroit pour en parler. ! souffla-t-elle.

Quelques minutes plus tard ils étaient de retour et Fiora faisait le récit de son aventure avec la passion qu’elle mettait toujours lorsque son cœur était touché :

– Il y a une femme dans cette cave, une femme enchaînée sans doute et qui sert de jouet à ces misérables. Il faut faire quelque chose !

– Je ne demande pas mieux, fit Démétrios, mais quoi ? Pénétrer dans cette maison par la force ? Tu as pu constater toi-même que c’est impossible. Dénoncer le sire du Hamel aux autorités ? Nous ne sommes que des étrangers, on ne nous écouterait même pas et avant qu’une enquête, si nous l’obtenions, soit entamée, cette malheureuse aurait sans doute disparu. De toute façon, si l’histoire que t’a racontée Chrétiennotte est véridique, est une situation qui dure depuis pas mal de temps...

– Est-ce une raison pour qu’elle s’éternise ? Il faut que j’entre dans cette maison, il le faut à tout prix. Sinon, comment atteindre du Hamel ?

– Quand il sera là nous aviserons...

– Il faut aviser avant et nous préparer. D’ailleurs, j’ai une idée, risquée sans doute, mais c’est notre seule véritable chance.

– Laquelle ?

– Je t’expliquerai. En attendant, il me faut trois objets.

– Qui sont ?

– Une robe de velours gris dont je donnerai le modèle, de faux cheveux blonds... et la clé de la maison du Hamel. Il doit être possible de la voler à l’un des valets quand il sort la nuit pour aller chez les filles.

– Ça doit pouvoir s’arranger, approuva Esteban. J’aurai cette clé... mais il faudra agir dès qu’elle sera en notre possession.

– Une heure devrait suffire, dit Fiora mais peut-être, ensuite, serons-nous obligés de quitter la ville...

Le lendemain, comme il avait été dit, dame Morel-Sauvegrain se présenta chez sa jeune locataire pour faire sa connaissance et prendre des nouvelles de sa santé.

Fidèle à son rôle, Fiora la reçut avec un empressement qui n’était pas exempt d’une certaine curiosité car cette dame connaissait bien l’homme contre lequel Démétrios et elle-même s’étaient unis par un lien de sang.

L’ancienne nourrice ducale était une grande femme de plus de soixante ans mais qui conservait de la fraîcheur et dont les cheveux argentés se souvenaient qu’ils avaient été blonds. Elle portait avec élégance le deuil, jamais quitté, d’un époux mort depuis trente-sept ans, mais ce deuil était de soie brodée et sa haute coiffe s’ornait de précieuses dentelles.

Une immédiate sympathie rapprocha les deux femmes. Fiora remercia son hôtesse des attentions qu’elle avait eues pour elle et dame Symonne déplora qu’une si jeune créature soit contrainte au repos.

– Est-ce que la campagne ne serait pas meilleure pour vous ? lui dit-elle. J’y possède plusieurs manoirs et je pourrais facilement mettre l’un d’eux à votre disposition ? ...

– Vous êtes infiniment bonne, répondit Fiora, et j’ai honte de vous avouer que... la campagne m’ennuie. J’aime à sentir, autour de moi, l’animation d’une ville et celle-ci me plaît...

– Notre cité est belle, sans doute, soupira dame Symonne, mais voilà bien longtemps qu’elle ne connaît plus guère d’animation. Songez qu’elle ne voit jamais plus ses princes ! Le duc Charles est venu l’an dernier, en février, et il n’avait pas vu Dijon depuis douze ans. Encore était-ce dans une circonstance funèbre...

– Funèbre ? Quelqu’un de sa famille était-il mort ?

– Non. Il venait recevoir les corps de son père et de sa mère, le duc Philippe et la duchesse Isabelle, ensevelis auparavant à Bruges et à Gosnay, dans les pays de par-deçà, afin qu’ils reposent auprès de leurs parents, à la chartreuse de Champmol qui est nécropole des ducs de Bourgogne... C’était jour de grande froidure sous un ciel lourd de neige et pourtant j’étais heureuse parce que ma chère duchesse, à qui j’étais si fort dévouée, revenait ici, près de moi, pour y attendre la résurrection...

Pour elle-même plus encore peut-être que pour sa silencieuse auditrice, dame Symonne laissa sortir de sa mémoire le long et fastueux cortège qui entra dans Dijon ce jour-là, mené par le seigneur de Ravenstein et le connétable de Saint-Pol montés sur des chevaux couverts de velours noir, la pompeuse ordonnance des insignes du duc défunt : le pennon armorié, le cheval de guerre que menaient les frères de Toulongeon, l’épée à la garde étincelante de pierreries, puis l’écu, le heaume, la bannière portés par les plus hauts seigneurs, enfin la cotte aux symboles de la Toison d’or, que le roi d’armes de l’ordre tenait déployée entre ses mains, et toute la noblesse des différents pays du grand-duc d’Occident en habits de deuil suivant le duc Charles tout de noir vêtu qui accueillait les deux cercueils en présence des archevêques de Cologne, de Besançon et d’Autun, des ambassadeurs d’Aragon, de Bretagne, de Venise et de Rome. Et puis tous les chevaliers de la Toison d’or portant les lourds colliers de l’Ordre...

A cet instant, quelque chose bougea dans le cœur de Fiora. Doucement, elle interrompit la narratrice :

– L’hiver dernier, à Florence, nous avons vu venir l’un de ces chevaliers envoyé en ambassade auprès de Mgr Lorenzo de Médicis. Il se nommait... le comte de Selongey. Vous le connaissez peut-être ?

L’émotion qui avait vibré dans la voix de dame Symonne fit place à un rire amusé :

– Messire Philippe ? Qui ne le connaît à la cour de Bourgogne ? Mgr Charles, auquel il est dévoué corps et âme, l’aime beaucoup. Et pas seulement lui !

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il est fort apprécié par ses compagnons de combat car il est d’une grande bravoure, mais aussi par beaucoup de dames et de damoiselles. Il a du charme et je gage que les dames florentines lui ont volontiers souri ? ...

– Elles n’en ont guère eu le temps car il n’est resté que peu de jours, dit Fiora furieuse de sentir que sa voix tremblait et qu’elle avait peine à cacher sa colère. Ainsi, il a beaucoup de belles amies ?

– On le dit mais je ne saurais vous répondre avec certitude car je vis éloignée d’une cour qui nous boude et nous réduit à l’état de cité provinciale, nous qui sommes pourtant ville capitale. Les bruits en sont lointains pour nous et tout ce dont je suis certaine c’est que, là où est le duc Charles, là est aussi le seigneur de Selongey. Or le duc ne cesse de guerroyer. Cela laisse peu de temps pour les amours. Mais vous-même, ma chère, comment avez-vous trouvé cet ambassadeur-là ?

– Il m’a paru... séduisant, encore que je ne l’aie guère rencontré. Mais laissons ce sujet, et si vous le voulez bien, parlez-moi du duc ! Quel homme est-ce ?

Fiora s’attendait à une explosion d’enthousiasme et cependant il n’en fut rien. Dame Symonne resta un moment silencieuse, contemplant les bagues d’or, de perles et d’améthystes qui ornaient ses doigts :

– Comment vous le dépeindre au plus près de la vérité, cette vérité qui change suivant les regards ? Le mien est sans doute celui de la tendresse puisque je l’ai nourri de mon lait et il est vrai que je l’aime infiniment, mais j’avoue qu’à présent il me fait un peu peur à cause de cet orgueil sans mesure auquel se joint une étrange propension à la mélancolie. Cela m’a frappée lorsque je l’ai vu l’an passé et tient, je pense, à son sang portugais...

– Portugais ?

– Mais oui. Sa mère nous est venue de Portugal. Elle était la sœur de ce prince Henri le Navigateur qui prétendait conquérir les mers et elle lui a donné ses rêves de gloire et d’infini. Monseigneur Charles n’est heureux que dans l’action et, cependant, depuis toujours il craint la mort et la brièveté de la vie lui est insupportable. Pourtant il ne recule jamais devant le danger et, même, il aime à le rechercher. Jeune homme, lorsqu’il vivait à Gorcum, il aimait s’embarquer seul sur une barque à voile et affronter ainsi la tempête. D’ailleurs, la tempête est comme la guerre son élément naturel. Elle trouve en lui des résonances car il a de terribles accès de fureur. Je redoute que ce vieux rêve qu’il poursuit de reconstituer l’antique royaume bourguignon ne le mène plus loin qu’il ne faudrait. Il cherche à unir par la conquête les pays de par-deçà aux pays de par-delà[iii] où nous sommes, et mieux vaudrait sans doute qu’il songe d’abord à protéger ce qu’il possède. Ce n’est pas un mince ennemi que le roi de France et il surveille notre duc comme l’araignée guette sa proie du fond de sa toile...