– Pour avoir droit à votre hommage ? Encore que ce ne soit guère aimable pour notre personne, nous sommes loin de vous reprocher d’avoir choisi si haut seigneur, un seigneur dont nous, rois et princes, ne serons jamais que les humbles valets. Mais nous ne sommes pas certain que ce choix si noble efface le serment prêté devant un autel à une damoiselle qui était en droit d’attendre de vous amour et protection.

– Je n’ai pas oublié et c’est pourquoi je vais combattre pour elle...

– Deux adversaires à la fois, songez-y ? Nous savons que ce n’est guère conforme aux règles de la chevalerie mais, ne doutant pas de votre venue et connaissant votre valeur, il nous apparut qu’ainsi les forces seraient plus égales...

En regardant ses adversaires, le sourire de Philippe se chargea d’un indicible dédain :

– Il y a quelques années, j’ai vu jouter à Florence messire Tornabuoni et je crois lui avoir dit alors ce que je pensais de... ses talents guerriers. L’autre, je ne le connais que pour l’avoir entendu mentir...

– Insupportable prétentieux ! rugit le Florentin, je vais te montrer de quoi je suis capable. Souviens-toi que seule la volonté de mon cousin Lorenzo de Médicis m’a empêché alors de te couper les oreilles !

– Une volonté qui tombait bien à propos. Quant à mes oreilles, elles n’ont pas grand-chose à craindre. Quand vous voudrez, messires ?

Des mains de Mortimer, Selongey prit son casque puis, de celles de Commynes, son épée et son écu. Après un dernier salut au roi, il alla s’agenouiller brièvement devant le Saint-Sacrement pour recevoir la bénédiction du prêtre. Les deux autres le suivirent, le malheureux barbier sur des jambes mal assurées qui firent sourire Tristan l’Hermite. Enfin, tous trois vinrent se mettre aux ordres du prévôt qui devait diriger le combat pour en recevoir les règles strictes. A ce moment, la voix de Louis XI se fit entendre :

– Encore un instant ! Revenez ici, Messeigneurs ! Quand ils furent à nouveau alignés devant lui, le roi s’accorda le plaisir de les dévisager à tour de rôle puis, arrêtant son regard aigu, si difficile à soutenir, sur Selongey, il dit doucement :

– Messire Philippe, il n’y a jamais eu d’amitié entre nous, mais vous êtes de trop haut lignage et nous estimons trop votre bravoure pour vous infliger l’affront de combattre maître Olivier le Daim qui n’est rien d’autre que notre barbier et dont nous n’avons pas pu nous résigner à faire un chevalier. C’est un pleutre indigne de porter les armes. Vous n’affronterez donc que l’ambassadeur de Florence qui est de noble naissance...

Le soulagement du barbier fut tellement évident qu’un rire discret parcourut l’assemblée. Mais Selongey ne rit pas :

– S’il a insulté ma dame, il mérite la punition que je vais lui infliger en lui coupant la gorge. Pour cela, la dague seule suffira et je ne souillerai pas mon épée...

– Tout beau, tout beau ! Pâques-Dieu, sire comte, nous comprenons votre colère, mais ne nous privez pas de notre barbier ! Néanmoins, ajouta-t-il avec une soudaine dureté, les vilenies prouvées de maître Olivier lui vaudront d’être emprisonné en notre château de Loches pour autant qu’il nous plaira. Ensuite, si nous décidons de le rendre à la lumière, il devra expier le parjure dont il s’est rendu coupable devant Dieu en allant prier au tombeau de Monseigneur saint Jacques à Compostelle de Galice. Emmenez-le, Mortimer, en attendant que notre grand prévôt ait loisir de s’occuper de lui !

– Ce sera une joie, Sire ! soupira Tristan l’Hermite. Plaît-il au Roi que le combat commence, à présent ?

Le roi fit un geste signifiant qu’il n’avait plus rien à dire tandis que l’on emmenait le barbier hurlant et gigotant. Sa joie avait été de courte durée. Cependant, Philippe se dirigeait vers Fiora et, prenant son épée par la pointe, la lui tendit pour qu’elle posât un instant ses doigts sur le pommeau, comme le voulait une tradition ancienne. Peu s’en était fallu qu’on ne la respectât pas, il semblait que, ce matin, les traditions n’eussent pas la part belle. Philippe tenait à celle-ci :

– Madame, fit-il à voix très haute pour être entendu de tous, m’acceptez-vous pour votre champion ?

Elle toucha l’arme d’une main tremblante et, à travers les larmes qu’elle ne pouvait retenir, offrit à son époux un regard rayonnant d’amour.

– Oui... mais pour l’amour de Dieu, veillez sur vous-même car, s’il vous arrivait malheur, ce serait moi qui appellerais la mort...

Selongey eut un bref sourire et ajouta, à voix basse :

– Je vous en supplie, même si vous me voyez tomber, ne venez pas vous jeter entre les épées comme vous fîtes à Nancy jadis. Je n’aimerais pas revivre une telle scène...

Puis il rejoignit son adversaire, tandis que les tambours faisaient entendre un roulement lent et tellement sinistre qu’il glaça le sang de Fiora. Tornabuoni, elle le savait, n’était pas un ennemi négligeable. A Florence, n’ayant rien de mieux à faire, il pratiquait les armes, art que Philippe n’avait sans doute guère approché depuis plusieurs mois. Une prière fervente et silencieuse jaillit de son cœur vers le ciel bleu :

– Pas pour moi, Seigneur, mais pour Vous puisqu’il Vous a choisi, faites qu’il vive !

Cependant, à l’instant où les tambours s’arrêtèrent le grand prévôt cria :

– Laissez aller les bons combattants et que Dieu y ait part !

Le combat commença avec une extrême violence. Sans même prendre la peine de s’étudier mutuellement, Selongey et Tornabuoni se jetèrent l’un sur l’autre résolus à s’exterminer. Sous les coups d’épée, les boucliers sonnaient comme des cloches, mais il fut vite évident que Philippe avait l’avantage de la taille et aussi de la force. Ayant esquivé avec adresse une botte sournoise dirigée vers son ventre, il se rua sur son adversaire et ses coups se mirent à pleuvoir aussi drus que grêle en avril. Luca reculait, reculait, s’efforçant de protéger sa tête et ne parvenant même plus à porter le moindre coup. Il fut sauvé lorsqu’il toucha les cordes d’enceinte : le juge ordonna à Philippe de lui laisser reprendre un peu de champ. Celui-ci obéit et sauta en arrière. L’autre en profita pour se ruer derrière son épée comme un bélier avec l’intention évidente de reprendre le coup manqué un moment plus tôt : lui transpercer le ventre au défaut de protection. Ce fut si soudain que Fiora ne put retenir un cri, mais Philippe avait trop l’expérience des diverses formes de combat pour se laisser surprendre. Il esquiva le coup avec la souplesse d’un danseur et le Florentin, emporté par son élan, faillit transpercer Tristan l’Hermite qui le repoussa avec vigueur. Luca marmotta une excuse puis tourna les talons pour faire de nouveau face à Philippe, mais déjà celui-ci était sur lui. Lâchant son épée, il envoya à son adversaire un coup de poing qui le jeta à terre. Puis il bondit sur lui et, tirant sa dague, s’apprêta tranquillement à lui trancher la gorge :

– Je t’avais bien dit qu’un jouteur italien n’était pas de taille contre un chevalier bourguignon, ironisa-t-il. Fais ta prière !

– Grâce ! Grâce ! ... Pitié ! Oui, j’ai menti pour que le roi croie que vous complotiez ensemble, toi et Fiora... Mais...

– Si tu as encore beaucoup de choses à dire, dépêche-toi car je n’ai plus de patience pour toi...

– L’enfant... existe... mais c’est le Magnifique qui en est le père ! Grâce !

Philippe venait de lever sa dague. Un cri du roi le retint...

– Halte !

Sans lâcher son ennemi vaincu, Philippe tourna la tête vers la tribune.

– Le combat devait être à outrance, Sire, je le rappelle. La vie de cet homme m’appartient.

– Alors accordez-la nous ! C’est un misérable et Dieu a bien jugé, mais c’est un ambassadeur qui, en outre, touche à la famille Médicis d’assez près. Nous n’aimerions pas offenser plus qu’il ne faut le seigneur Lorenzo qui a notre amitié.

Selongey se releva, mais il ne remit pas sa dague au fourreau et garda un œil sur le vaincu :

– A la volonté du Roi ! Mais puis-je lui demander ses intentions ?

– Il va repartir pour Florence sous bonne garde et muni d’une lettre de nous exposant ce qui vient de se passer. Nous serions fort surpris si le seigneur Lorenzo ne lui réservait pas quelques manifestations de mécontentement. Gardes ! Ramenez-le à sa chambre où il restera au secret jusqu’au départ.

Pendant ce temps, comprenant qu’il n’avait plus rien à faire céans et que sa présence n’était plus souhaitable, le bourreau s’inclinait devant Fiora et, son épée sur l’épaule, repartait vers la tour de la Justice dans la première cour. Fiora, elle, mourait d’envie de s’élancer vers Philippe, mais elle n’osait bouger sans la permission du roi. Elle répondit d’un gracieux mouvement de tête au salut de l’exécuteur et attendit. Philippe, cependant, s’avançait tout près de la tribune royale, mais sans mettre genou en terre comme l’usage l’eût exigé :

– La vie et l’honneur de donna Fiora sont saufs, Sire, comme Dieu l’a voulu. Quant à moi, je suis à présent le prisonnier du Roi !

– C’est bien ainsi que nous l’entendons, mais, avant d’en décider, répondez à une question ! Si nous vous rendions la liberté à présent, qu’en feriez-vous ?

– Je retournerais d’où je suis venu, Sire !

– Oh ! ...

Bien que légère, la plainte de Fiora fut perçue par le roi qui, d’un geste, lui imposa silence.

– Vous retourneriez au couvent ?

– Oui, Sire. Je n’ai plus envie de servir quelque maître que ce soit sinon Dieu. Que le Roi me pardonne !

– Nous ne pouvons vous reprocher un si haut dessein, mais cette liberté n’était qu’une supposition. En fait, nous vous donnons le choix entre deux perspectives : ou bien vous regagnez vos terres bourguignonnes qui vous ont été conservées avec votre épouse et votre fils et vous promettez de vous y tenir tranquille, ou bien vous avez devant vous de longues et joyeuses années au château de Loches, dans l’une de nos cages ! Venez çà, donna Fiora !