– Non, dit Léonarde en riant, mais vous êtes en train de l’étouffer... Là, posez-le par terre à présent ! ... Et vous, messire Philippe, saluez donc votre mère comme je vous ai appris à le faire !

L’enfant prit un solide appui sur ses petites jambes et esquissa une sorte de révérence assez maladroite qui enchanta Fiora.

– Le bonjour, Madame ma mère, fit-il avec gravité. Allez-vous bien ?

Mais, comme Fiora s’était accroupie pour être à sa hauteur, le petit garçon se jeta dans ses bras en criant :

– Maman, maman ! ... Je m’ennuyais tellement de vous !

– Il me connaît bien peu, pourtant ! dit Fiora pardessus la tête de son fils.

– Il vous connaît bien mieux que vous ne pensez. On lui a parlé de vous tous les jours et, dans ses prières, il ne manque jamais de demander à Dieu de lui rendre sa maman...

– Mon papa aussi ! rectifia l’enfant. Quand pensez-vous qu’il viendra, maman ?

– Je n’en sais rien, mon chéri. Ton papa est parti pour un long voyage, mais tu as raison de prier le bon Dieu pour qu’il en revienne...

– Ne nous attendrissons pas ! fit Léonarde. Et d’abord, laissez un peu ce jeune homme pour m’embrasser. Vous n’y avez pas encore songé !

Les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement, d’autant plus que la vieille demoiselle apportait une autre bonne nouvelle : le petit Philippe et elle étaient autorisés à venir chaque jour visiter Fiora dans sa prison, et même à prendre en sa compagnie le repas du milieu du jour.

– Le roi veut adoucir mes derniers moments ? soupira Fiora. C’est une attention à laquelle je suis sensible...

– Vous ne croyez tout de même pas que l’on va vous trancher la tête et que ceux qui vous aiment laisseront faire ?

– Ceux qui m’aiment n’auront pas la permission de me défendre et je ne vois pas qui pourrait prendre, pour une inconnue, un risque aussi considérable.

– Et messire Philippe, votre époux ? L’avez-vous retrouvé ?

– Oui et non. Je l’ai vu, en effet, mais il est à jamais perdu pour moi...

Et, avec une grande sobriété, Fiora raconta ce qui s’était passé à Bruges, puis par quel hasard extraordinaire elle avait rencontré Philippe là où elle ne l’attendait pas. Enfin, ce qu’ils s’étaient dit et comment il avait décidé de demeurer au couvent.

– Au couvent ! Lui !... C’est insensé ! Ne vous aime-t-il donc plus ?

– Si... du moins il le dit, mais je ne suis pas certaine que ce soit la vérité. Il s’abuse lui-même ou il le prétend pour me ménager. Voyez-vous, Léonarde, je n’ai été qu’un épisode dans le grand rêve chevaleresque du comte de Selongey. Un épisode qui d’abord lui a fait honte, mais qu’il acceptait par dévotion envers son duc. Celui-ci mort et la Bourgogne perdue, plus rien ne l’intéresse. N’en parlons plus, voulez-vous Léonarde ! J’aimerais bien mieux que vous me disiez ce qui s’est passé avec Khatoun ?

– Si je le savais ! soupira Léonarde...

La jeune Tartare avait disparu de la Rabaudière le soir du retour de Léonarde. En apprenant que Fiora ne revenait pas, mais au contraire se rendait en Flandre en compagnie de Florent, elle était allée s’enfermer dans sa chambre, refusant d’en sortir même pour le repas. Et le lendemain matin, on s’aperçut qu’elle s’était enfuie le plus classiquement du monde, en nouant ensemble les draps de son lit.

– Et elle n’a pas laissé un mot, quelques lignes ?

– Rien ! Péronnelle m’a dit que, dans les derniers temps de notre longue absence, elle rencontrait – secrètement disait-elle, mais dans un village il est difficile d’empêcher les langues de marcher – un jeune et beau seigneur...

– Luca Tornabuoni, mon ancien soupirant qui, après la conspiration des Pazzi, a manqué la faire écharper par les bouchers de Florence. Si je n’avais entendu ce misérable de mes propres oreilles, je ne le croirais pas...

– Oh ! ... J’ai appris bien des choses qui peuvent expliquer ce fait surprenant. Cette pauvre Khatoun et Florent étaient... disons très bons amis. En outre, je crois qu’elle pensait n’avoir pas, dans votre maison, la place qui lui revenait de droit et jalousait un peu tout le monde.

– Ne lui avais-je pas confié mon fils ? Quelle plus grande marque d’estime pouvais-je lui donner ?

– L’estime, l’estime ! Elle voulait de l’amour... et surtout pas de responsabilités ! Que vous le croyiez ou non, Khatoun est faite pour la vie paresseuse d’un harem, une vie de sucreries et de caresses...

– J’ai peine à croire qu’elle les trouve auprès de Luca ! C’est un égoïste fieffé. Si nous pouvions seulement savoir où elle est ?

– Non, Fiora ! Ne comptez pas sur moi pour la chercher, même si je le pouvais. Elle est assez âgée à présent pour se conduire seule et elle vient de vous faire du mal !

– C’est peu de chose en comparaison de tant d’années de dévouement ! Oh, Léonarde ! Je me tourmente pour elle...

Léonarde ne dit pas qu’elle préférait voir Fiora se tourmenter pour Khatoun que pour elle-même. Cette affaire de jugement de Dieu ne lui plaisait pas du tout. Néanmoins, l’angoisse ne l’étreignait pas encore, car une idée lui était venue : faire tenir une lettre à la princesse Jeanne, au château de Lignières, pour lui demander d’intervenir. Certes, la princesse n’avait pas grand pouvoir sur son terrible père, mais la vieille demoiselle savait que devant son regard véritablement céleste, il arrivait au roi de se sentir mal à l’aise. A ce cœur angélique on pouvait tout demander. A défaut de Mortimer, paraît-il envoyé en mission par le roi dès la veille au soir, à défaut de Commynes expédié de la même manière, sans doute pour leur ôter toute envie d’entrer en lice pour Fiora, Léonarde pensait confier sa lettre à Archie Ayrlie, cet Écossais qui avait enseigné l’équitation à Florent. C’était un brave garçon, venu plus d’une fois vider quelques pots à la maison aux pervenches. S’il ne pouvait aller lui-même à Lignières, il trouverait le moyen d’y envoyer Florent. Quant au moment de le rencontrer, Léonarde n’était pas en peine, elle le voyait souvent quand elle descendait Philippe au jardin où le petit garçon avait la permission de se promener.

Le combat devait avoir lieu le mardi 29 juin, fête de saint Pierre et saint Paul. Avec sa parfaite connaissance du calendrier, Louis XI avait choisi ce jour-là parce que le pape, successeur de saint Pierre, semblait plus ou moins impliqué, en la personne de son neveu, dans cette sombre histoire. Le roi ne manquait jamais une occasion de se concilier le ciel ou de l’appeler à son secours. De son côté, Léonarde, presque aussi pieuse que le souverain, avait ajouté les deux princes des Apôtres à la longue liste des hôtes du Paradis qu’elle invoquait chaque jour pour la paix et le bonheur de « son agneau »...

Néanmoins, à mesure que glissaient les jours, le sommeil fuyait Léonarde. Elle avait écrit sa lettre et Archie Ayrlie s’en était chargé volontiers. Encore avait-elle dû prendre mille précautions pour n’être vue de personne en la lui remettant dans le jardin, le seul endroit où elle bénéficiât de quelque liberté. Elle n’avait pas revu l’Écossais par la suite et ne possédait aucun moyen de savoir si sa missive était parvenue à bon port.

En effet, Léonarde se trouvait elle-même soumise à une sévère surveillance, ne pouvant quitter son logement que sous la garde d’un archer et en compagnie du petit Philippe. Il lui était défendu de sortir seule. Et, en dehors de ce garde qui la menait chaque jour à la prison rejoindre Fiora ou au jardin pour les sorties du petit garçon, elle n’avait de rapports qu’avec les deux servantes chargées de la servir. Pas une seule fois elle ne rencontra le roi dont, cependant, l’écho des trompes de chasse retentissait souvent dans la cour d’honneur. De ses fenêtres, elle pouvait apercevoir ceux qui entraient ou sortaient, mais comme elle ne les connaissait guère, ces allées et venues ne lui apprenaient pas grand-chose. Alors, quand elle n’était pas auprès de Fiora et que l’enfant dormait, elle passait des heures à regarder, dans l’austère bâtiment d’en face, la petite fenêtre barrée d’une croix de fer qui éclairait la prisonnière et elle priait, elle priait pour qu’un homme de bien, un chevalier digne de ce nom accepte de jouer sa vie afin que la jeune femme ne perde pas la sienne...

Pour sa part, Fiora s’inquiétait beaucoup moins, parvenue à une sorte de fatalisme qui lui ôtait toute crainte de cette mort – celle-là même qu’avaient subie son père et sa mère – à laquelle il lui restait peu de chance d’échapper. Elle n’en voulait même pas à Louis XI du jeu cruel qu’il avait inventé. Le roi, elle le savait, craignait d’autant plus la mort qu’il avançait en âge et, si son courage physique demeurait entier quand il allait en guerre, l’assassinat sournois, perfide, lui causait une véritable frayeur. Peut-être parce que, depuis dix-huit ans qu’il régnait – et même avant lorsqu’il n’était qu’un dauphin farouchement hostile à son père Charles VII – son intelligence aiguë lui avait permis d’éviter maints traquenards, trahisons et chausse-trappes. Or, la malheureuse lettre évoquait son assassinat. Au fond, le roi avait montré une grande mansuétude en proposant ce duel judiciaire, il aurait pu faire exécuter en secret la pseudo-coupable ou l’envoyer pourrir, les os brisés, au fond de quelque oubliette...

Alors, Fiora s’efforçait de rejeter loin d’elle l’évocation de ce jour menaçant pour se consacrer tout entière à son fils. Elle n’avait pas vécu longtemps auprès de lui et le découvrait avec délices, s’enchantait de sa beauté et de sa précoce intelligence.

N’ayant jamais’ vu autour de lui que des sourires et n’ayant reçu que des caresses, c’était un enfant très gai. En dépit d’un caractère déjà affirmé, il rayonnait d’une grande joie de vivre et débordait de tendresse pour sa mère qu’il appelait parfois « ma belle dame ».