– Il est donc vrai que vous avez rencontré le comte de Selongey ? Où ? Quand ?
– Il y a trois semaines environ, à Nancy, au prieuré Notre-Dame...
– Pâques-Dieu ! C’est donc là qu’il se cache ? Instantanément Fiora fut debout, relevée par une poussée d’orgueil.
– Si je l’ai dit au Roi, c’est parce qu’il ne se cache pas ! Il a choisi d’y vivre désormais pour pouvoir, chaque jour, prier au tombeau de Monseigneur Charles, dernier duc de Bourgogne et le seul maître qu’il ait jamais accepté. Un jour, peut-être prochain, il y prononcera des vœux perpétuels.
Lentement, Louis XI retourna vers son siège et s’y étendit à moitié, coiffant de ses deux mains les lions de chêne sculpté qui en formaient les bras. Il semblait plongé dans une profonde méditation. Puis :
– Il veut se faire moine, lui ? Ne vous aime-t-il donc plus ? ajouta-t-il avec une ironie cruelle qui blessa la jeune femme.
– J’aurais pu l’emmener avec moi, soupira-t-elle. Mais... c’était au prix d’un parjure.
– Lequel ?
– Il m’a demandé de jurer... devant Dieu que je n’avais jamais appartenu à Lorenzo. Je n’ai pas pu-Reprise par le souvenir de cet instant cruel, Fiora ne tourna même pas la tête lorsque la porte s’ouvrit à nouveau avec un léger grincement, mais aussitôt, un cri éclata :
– Mon agneau !
L’instant suivant, Fiora se retrouvait serrée dans les bras de Léonarde où elle se blottit avec une merveilleuse sensation de délivrance et d’apaisement :
– Léonarde ! Ma Léonarde ! ... Oh, mon Dieu !
– Je vous ordonne de vous séparer ! tonna Louis XI. Femme, je ne vous ai pas fait venir pour assister à une scène d’attendrissement, mais pour que vous répondiez à mes questions ?
– Moi, je vais vous en poser une, Sire, s’écria Léonarde. Que lui avez-vous fait pour la mettre dans cet état ?
Sidéré, Louis XI resta sans voix en face de cette vieille demoiselle qui osait l’interroger sur le ton qu’aurait employé le lieutenant du guet envers un tire-laine ramassé dans la rue.
– Pâques-Dieu, commère, vous oubliez un peu qui je suis ?
– Non... et vous êtes un grand roi. Mais elle, cette pauvre petite à qui tout bonheur semble refusé sur cette terre, elle est plus encore pour moi que si elle était la chair de ma chair ! Alors, posez les questions que vous voulez... mais ne nous séparez plus !
– Comment parvenir à la vérité ? marmotta le roi. Enfin ! Essayons toujours ! ... Et d’abord, que savez-vous de la petite fille née à Suresnes au début de ce printemps ?
– Ce que l’on peut en savoir, Sire. Elle s’appelle Lorenza. Cela dit tout !
– Soit, soit ! Passons à autre chose ! Avez-vous connaissance d’une lettre écrite, il y aura bientôt un an, par madame de Selongey à donna Catarina Sforza et, par elle, confiée à Sa Grandeur le cardinal-légat...
– A Monseigneur della Rovere ? Je pense bien ! Elle lui a donné assez de mal à ce pauvre ange...
– Alors, vous la reconnaîtrez facilement. La voici ! Léonarde, obligée de lâcher Fiora, prit avec respect la
lettre qu’on lui tendait, la lut, puis la rejeta aux pieds du roi avec dégoût...
– Pouah ! La laide chose que voilà ! J’espère, Sire, que vous n’avez pas cru donna Fiora responsable de ce papier déshonorant ?
– C’est son écriture, c’est son sceau et...
– Et c’est surtout l’œuvre d’un fameux faussaire ! Si vous le trouvez, sire, envoyez-le sur l’heure brancher au gibet le plus proche. Quant à celui qui vous a remis ce torchon, je vous conseille fort de le lui donner pour compagnon.
– C’est l’un de nos plus fidèles conseillers !
Sans la moindre retenue et à la grande frayeur de Fiora, la vieille demoiselle se mit à rire :
– Je gage que ce bon conseiller est votre Olivier le Daim... ou le Diable, comme disent les bonnes gens de par ici ?
– Le... Diable ? fit le roi en se signant précipitamment deux ou trois fois avant de baiser la médaille qui pendait à son cou.
– Il faut dire que le mot lui convient assez bien. En outre, il ferait n’importe quoi pour obtenir cette belle maison aux pervenches où nous avons été si heureuses. Il a même tenté de nous faire tuer !
– Laissons cela pour le moment. Prétendez-vous que cette lettre soit un faux ?
– Ma main au feu, Sire ! D’ailleurs... si vous voulez bien m’excuser, je reviens dans un instant.
Et, ramassant ses longues robes de velours prune, elle quitta la chambre royale aussi vite que le permettaient des jambes ayant perdu la jeunesse depuis longtemps, laissant le roi et Fiora aussi stupéfaits l’un que l’autre.
– Mais... où va-t-elle ? murmura la jeune femme, se parlant à elle-même plus que posant une question.
Et Louis XI. répondit, lui aussi avec un grand naturel :
– Là où je l’ai logée avec votre fils : dans l’appartement qui est celui de mes filles quand elles sont au Plessis, ce qui est rare.
Puis, soudain furieux :
– Vous ne me pensiez pas assez cruel, j’espère, pour jeter en prison un enfant de deux ans ?
Une grande joie inonda Fiora, lui faisant oublier ce que sa propre situation pouvait avoir d’incertain, et même de dangereux, avec un homme du caractère de cet étrange souverain. Son petit Philippe était tout près d’elle, peut-être réussirait-elle à obtenir la permission de l’embrasser au moins une fois ?
Le temps lui manqua pour s’interroger davantage. Léonarde revenait avec une liasse de papiers. Les délivrant du ruban qui les retenait, elle les offrit au roi avec une révérence, un peu tardive peut-être.
– Moi, Sire, expliqua-t-elle, je ne jette jamais rien. Surtout ce qui est écrit.
– Qu’est-ce que cela ? On dirait des brouillons ?
– Ce sont des brouillons, Sire ! Ceux de donna Fiora quand, cette fameuse nuit, elle s’acharnait à écrire cette maudite lettre. Vrai Dieu ! Elle n’en sortait pas ! Mais le Roi peut voir qu’il n’y a là rien d’offensant pour Sa Majesté ! Tenez, Sire ! Celle-ci surtout ! Il n’y manque que les salutations... mais il y a un pâté d’encre ! Alors, on l’a refaite.
Soigneusement, le roi examina ce qu’on lui apportait, reprit la lettre et compara, puis roula le tout :
– Je garde ceci... mais vous avez dit, il y a un instant, dame Léonarde, que messire le Daim avait tenté de vous faire tuer ?
– Sans messire Mortimer et messire le grand prévôt, nous y passions et nous serions en train de pourrir sous quelques pieds de terre dans la forêt de Loches.
– Comment se fait-il que Tristan l’Hermite ne nous en ait rien dit ? fit le roi avec sévérité.
Léonarde haussa les épaules :
– Parce qu’il est comme nous autres, Sire : il n’a pas de preuves. Rien que les aveux d’un bandit qui ignorait le nom de son client.
– Je vois ! Eh bien... vous pouvez vous retirer, dame Léonarde. Le roi vous remercie...
– Puis-je l’emmener avec moi ?
Elle avait entouré de son bras les épaules de Fiora qui, accablée de fatigue à présent, appuyait sa tête contre elle.
– Non. Il faut que nous réfléchissions à tout ceci. Pour l’heure présente, donna Fiora va être ramenée dans sa prison...
– Sire ! supplia la jeune femme, laissez-moi au moins embrasser mon fils ! Ou alors... permettez à Léonarde de venir avec moi. Khatoun suffira à s’occuper de l’enfant.
– Khatoun a disparu ! dit Léonarde le visage soudain fermé. Je ne sais pas où elle est.
– Ah ? En ce cas, allez vite, chère Léonarde. Mon petit a besoin de vous plus que moi... Allez, vous dis-je ! Il ne faut pas contrarier le Roi. N’oubliez pas que mon sort est entre ses mains.
– C’est bien ainsi que nous l’entendons ! Gardes ! dit-il d’une voix forte qui fit rouvrir aussitôt la porte de sa chambre.
Fiora salua profondément puis, la mort dans l’âme, suivit les soldats qui allaient la ramener chez elle. Elle emportait l’image de Louis XI, un coude posé sur le bras de son fauteuil et le menton dans la main. Jamais elle ne lui avait vu visage aussi dur ni regard aussi glacé. Avait-il seulement compris quelque chose à ce qu’elle avait dit ? Elle ne l’aurait pas juré...
Et encore moins quand, dans l’après-midi du lendemain, les gardes sous le commandement d’un sergent vinrent à nouveau la chercher. Cette fois, ce fut dans la grande salle d’honneur du château qu’on la conduisit. Quand elle en franchit le seuil, elle s’arrêta un instant, interdite devant le spectacle qui s’offrait à elle.
Le roi, habillé avec plus d’élégance que de coutume, siégeait sur son trône au dais fleurdelisé, le grand collier de Saint-Michel au cou. Auprès de lui ses familiers et sa cour, cette cour exclusivement masculine qui l’entourait lorsque la reine Charlotte n’y était pas. Pourtant, elle éprouva un peu de joie en reconnaissant Philippe de Commynes debout sur l’une des deux marches qui soutenaient le trône. Un piquet de la Garde écossaise veillait aux fenêtres et, à la porte, le capitaine Crawford se tenait à quelques pas du souverain, appuyé sur une grande épée...
Le silence se fit quand parut la prisonnière et l’on eût entendu voler une mouche tandis que, lentement, elle s’avançait vers le roi, ne s’arrêtant qu’à trois ou quatre pas de l’estrade royale pour saluer comme il convenait. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, elle était certaine que c’était son jugement qui allait se dérouler au milieu de cet apparat. Une audience aussi solennelle ne pouvait être que menaçante...
Pourtant, un petit incident vint détendre un peu l’atmosphère si lourde. Cher Ami, le grand lévrier blanc, le chien favori de Louis XI qui se tenait, comme d’habitude, couché à ses pieds sur un coussin, se leva et, de son pas nonchalant, vint jusqu’à Fiora dont il lécha doucement la main.
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