– Mais mon fils, mon fils ?

– Il sera élevé comme il convient au nom qu’il porte. Je le confierai au Grand Bâtard Antoine qui saura en faire un homme...

– Je respecte profondément Monseigneur Antoine, mais je lui dénie le droit, moi vivante, de s’occuper de mon enfant !

– Vous vivante ? Êtes-vous si sûre de l’être pour longtemps ?

– Ah ! ... Le Roi songe donc à me donner... la mort ?

– Vous avez bien comploté la mienne, Madame !

– Jamais ! J’en jure sur le salut de mon âme, jamais je n’ai seulement souhaité votre mort. Il aurait fallu que je sois folle !

– Ou trop habile ! Vous n’êtes pas née Florentine, Madame, mais vous l’êtes devenue et il semble que l’intrigue n’ait plus de secrets pour vous. Nierez-vous avoir, l’été dernier, écrit une lettre que vous avez confiée au légat du pape à Avignon ?

– Au cardinal della Rovere ? Sans doute, Sire, et je n’ai aucune raison de le nier.

– A qui cette lettre était-elle adressée ?

– A une amie chère, à celle qui m’a permis de sortir vivante de Rome, de gagner Florence et, d’une certaine manière, de sauver la vie de Monseigneur Lorenzo en lui donnant l’épée dont il avait si grand besoin : à madonna Catarina Sforza, comtesse Riario...

– Qu’aviez-vous donc de si urgent à lui dire ?

– Ma reconnaissance tardive. C’est d’ailleurs à la demande instante du cardinal que j’ai écrit cette lettre.

– Comme c’est vraisemblable ! fit le roi en haussant les épaules. Pourquoi della Rovere vous aurait-il demandé cela ?

– C’est assez simple. Il voue à sa cousine une profonde affection et il semble que celle-ci ait eu beaucoup à souffrir de l’aide qu’elle m’a apportée. Le cardinal-légat souhaitait qu’en assurant donna Catarina de ma profonde affection, je lui promette d’agir auprès du roi pour qu’il fasse cesser la guerre entre Rome et Florence...

– Et ceci d’une façon bien simple : en assassinant le « vieux diable ! » – car c’est ainsi que votre plume me traite -, ce qui privera Florence d’une aide précieuse en or et en canons...

– Je n’ai jamais rien écrit de semblable ! cria Fiora hors d’elle. Et pour quelle raison aurais-je imaginé cette horreur ?

– Dans l’espoir que le pape vous rendrait beaucoup plus que ce que la mort de ce pauvre Beltrami vous a fait perdre ! Tenez !

D’une de ses grandes manches, il tira un grand papier déplié qui avait dû voyager, car les cassures en étaient salies et le sceau de cire verte brisé. Il le tendit à Fiora :

– Cette lettre est bien de vous ? C’est bien votre écriture n’est-ce pas ? Et aussi votre sceau : cire verte frappée de ces trois pervenches que vous avez choisies comme emblème personnel ?

La lettre, en effet, ressemblait au moindre détail près à celle qu’elle avait remise à Giuliano della Rovere. C’était en effet son écriture, son petit sceau vert, mais le texte était loin d’être le même et Fiora en le lisant se sentit blêmir, car c’était sa propre perte qu’elle tenait entre ses mains. Elle lut et relut plusieurs fois les terribles phrases pour se convaincre que ses yeux ne la trahissaient pas et qu’elle n’était pas en train de devenir folle :

« ... et je puis assurer Sa Sainteté et Votre Excellence d’un dévouement sur lequel ils peuvent compter absolument. Dans quelques mois – car il me faut prendre langue avec certains éléments rebelles à l’occupation française sur nos terres de Bourgogne – je ferai en sorte que le vieux diable qui mérite les flammes de l’enfer cesse de nuire à la haute réputation du Très Saint-Père. La France tombée aux mains d’un enfant cessera alors d’importuner les princes dont ce roi misérable n’est que la grotesque copie... »

Suivait, bien sûr, la demande de récompense pour un si grand service. Fiora, alors, releva vers le roi un regard épouvanté, mais cependant clair, et lui rendit la lettre d’une main qui ne tremblait pas.

– Le Roi me croit-il vraiment capable d’écrire pareille infamie ? Moi qui hais le pape et son entourage à la seule exception de donna Catarina ?

– Vous êtes une femme, et une femme très belle. Celles de votre sorte sont capables de tout pour obtenir la fortune qui leur permet de soigner cette beauté cependant si vaine et de lui assurer un cadre digne d’elle.

– Je suis riche et n’ai pas besoin des dons du pape. Monseigneur Lorenzo m’a rendu la quasi-totalité de ma fortune. Et j’irais à présent pactiser avec ceux qui veulent sa perte ?

– La guerre est loin d’être terminée entre le pape et Florence. On escarmouche beaucoup, sans doute, mais la cité du Lys rouge perd des forces alors que Rome en acquiert. La balance, d’ailleurs, n’était pas égale au départ et je crains fort...

– Alors, s’écria Fiora emportée par une colère brutale, qu’attendez-vous pour les aider davantage ? Envoyez des troupes, envoyez plus d’or encore, mais ne laissez pas périr Florence !

Un mince sourire étira les lèvres épaisses de Louis XI en même temps que ses mains se mettaient à applaudir vigoureusement :

– Bravo ! Quelle comédienne vous faites, donna Fiora ! En vérité, je pourrais m’y laisser prendre. C’est très tentant !

Ce dédain souriant brisa Fiora plus sûrement que ne l’eût fait une violente colère. Elle se laissa tomber à genoux :

– Alors tuez-moi, Sire ! Tuez-moi sur l’heure... mais ne m’insultez pas ! Sur cet enfant que je vous réclame avec des larmes, je jure que cette lettre n’est pas de moi !

– Vous oubliez que vous m’avez déjà écrit ? La comparaison est facile...

– Un faux ne le serait-il pas ? Le pape et sa clique sont capables de tout et les copistes habiles ne manquent pas... Comment... avec quels mots, en quelle langue puis-je vous jurer que je n’ai jamais écrit ce... cette ordure ?

Soudain, une idée lui vint, montée des profondeurs de sa mémoire :

– Sire ! Quelqu’un était auprès de moi quand j’ai écrit la lettre que l’on me demandait...

– Et qui donc ?

– Dame Léonarde, qui m’a élevée sans doute, mais que je n’ai pas rencontrée depuis plusieurs semaines et dont je ne sais ce qu’elle est devenue. Je l’avoue, j’ai eu beaucoup de mal à rédiger cette épître, non à cause des sentiments d’amitié et de reconnaissance que j’y laissais parler, mais parce que je savais qu’essayer de vous inciter à mettre fin à la guerre était hors de mon pouvoir. Comment m’auriez-vous reçue si j’avais tenté d’intervenir dans votre politique ?

– Très mal. Je vous aurais priée de vous mêler de ce qui vous regardait... Dame Léonarde, dites-vous ?

– Oui, Sire !

Il frappa dans ses mains, ce qui réveilla tous les chiens et fit apparaître le valet qui avait introduit Fiora. L’appelant auprès de lui d’un geste impérieux, il lui murmura quelques mots à l’oreille. L’homme fit signe qu’il avait compris et ressortit aussi vite qu’il était venu. Le roi semblait un peu calmé, mais mordait sa lèvre inférieure en considérant la jeune femme toujours agenouillée entre un épagneul blond et une levrette blanche qui formaient avec elle une figure héraldique d’une surprenante beauté :

– En tout cas, fit-il au bout d’un instant, il vous est déjà arrivé de m’adresser au moins une lettre mensongère. Vous souvenez-vous de celle que vous écrivîtes avant de partir pour Paris ? Si ce n’est pas un tissu de mensonges, je veux bien être pendu !

Fiora baissa la tête sans répondre se souvenant des paroles d’Olivier le Daim. Si le barbier savait qu’elle avait donné le jour à une petite fille, le roi certainement le savait aussi.

– Je le confesse, Sire. J’ai menti.

– Ah ! fit-il d’un ton de triomphe. Il arrive tout de même que vous l’admettiez ? Alors dites-moi à présent où vous étiez durant ce long hiver ?

Fiora releva la tête : elle n’allait pas à présent renier ses entrailles, même si cet aveu devait lui coûter la vie.

– A Paris d’abord, et en cela je n’ai pas menti. Puis à Suresnes, dans un petit domaine appartenant à mon vieil ami Agnolo Nardi, le frère de lait de mon père... J’y ai donné le jour à une petite fille dont Agnolo et son épouse Agnelle vont désormais s’occuper.

– Ah ! Nous y voilà ! s’écria le roi qui jaillit de son siège comme si un ressort y était caché et se mit à marcher de long en large devant sa cheminée. Une petite fille ! Et de qui cette enfant ? Ne prenez pas la peine de me le dire, je vais le faire pour vous : elle est de votre époux, Philippe de Selongey, qu’en dépit de ce que vous racontiez vous avez rejoint secrètement. Et c’est en cela que cette maudite lettre ne ment pas ! Vous avez bel et bien pris langue, comme vous l’annonciez, « avec des éléments rebelles », en d’autres termes votre cher époux, mais évidemment il vous était difficile de m’annoncer que vous étiez enceinte alors que j’ignorais où se trouvait ce démon de Selongey. C’est pourquoi vous êtes allée vous cacher... Vous voyez que je sais tout !

Abasourdie, Fiora se laissa tomber assise sur ses talons au mépris de tout protocole :

– Qu’est-ce que cette ânerie ? s’écria-t-elle avec plus de sincérité que de politesse. Moi, je me serais donné la peine de cacher la naissance d’une fille de mon époux ? D’une fille que j’ai nommée Lorenza-Maria ?

– Lorenza ?

– Bien sûr. Tous ceux qui m’ont approchée pourront vous le dire : non seulement cette enfant n’est pas le fruit de mon union avec un rebelle qui se cache, mais encore c’est à lui que je désire la dissimuler le plus ardemment... puisqu’elle est née de mes amours avec Lorenzo de Médicis. Je ne vous ai pas celé que j’ai été sa maîtresse ?

– En effet, mais...

– A l’heure qu’il est, mon époux n’ignore plus rien de mes relations avec Lorenzo et, comme il est à jamais perdu pour moi, je n’ai plus aucune raison de me priver de l’amour de ma petite fille et mon intention est de la reprendre.