Personne ne répondit...
Et puis, tout à coup, surgissant de la cuisine, Péronnelle apparut et courut vers les arrivants en criant, et en pleurant :
– Sauvez-vous ! Pour l’amour de Dieu, sauvez-vous ! Ne vous laissez pas prendre !
Fiora ni Florent n’eurent le temps de lui poser la moindre question : deux archers de la prévôté sortaient sur ses pas, cherchant à la rattraper. Ils appelèrent et deux autres soldats apparurent, venant de derrière la maison. Bondissant à la tête des chevaux, ils s’emparèrent des brides en dépit des efforts des deux voyageurs pour les en empêcher.
– Qu’est-ce que cela veut dire ? cria Fiora furieuse. Que me voulez-vous ?
Les soldats avaient réussi à reprendre Péronnelle qu’ils traînaient, sanglotante et poussant des cris inarticulés, plus qu’ils ne l’emmenaient.
– Cela veut dire que vous êtes arrêtée... fit une voix dans laquelle Fiora crut entendre sonner toutes les joies du triomphe.
En effet, et même si, sur le moment, elle n’en crut pas ses yeux, c’était bien Olivier le Daim qui, suivi d’un sergent, venait de franchir la gracieuse porte cintrée et s’approchait sans se presser de Fiora. Deux archers, après lui avoir fait mettre pied à terre sans trop de douceur, la maintenaient debout entre eux.
– Arrêtée ? Moi ? Mais pourquoi ? s’écria la jeune femme.
– Notre sire le roi vous l’expliquera... peut-être. Moi, je peux seulement vous dire que votre cas est grave... et qu’il s’agit au moins de trahison...
– Où est mon fils ? Où sont Dame Léonarde et Khatoun ?
– En lieu sûr, soyez sans crainte ! Et fort bien traités...
– Et moi, s’écria Florent qui essayait vainement de dégager Fiora. Suis-je arrêté aussi ?
– Toi ? fit le barbier royal avec dédain. Toi, tu n’es rien... qu’un valet. Va te faire pendre ailleurs...
– Jamais ! Jamais je ne quitterai donna Fiora et si vous voulez l’emmener, vous m’emmènerez avec elle.
– Sergent ! soupira le Daim en se donnant l’air accablé du grand seigneur que l’on importune. Débarrassez-nous de ce garçon ! Attachez-le dans l’écurie en attendant de voir ce que nous en ferons...
Tandis que l’on entraînait le jeune homme qui opposait une vigoureuse défense, Fiora, les mains liées, se retrouva encadrée par les archers. Le coup qui la frappait était si brutal qu’elle ne songeait même pas à opposer une quelconque résistance, mais elle s’accorda le plaisir de toiser dédaigneusement le petit homme chafouin et noir qui exultait de façon éhontée :
– Vous avez eu ce que vous vouliez, n’est-ce pas ? Si je comprends bien, vous voilà installé dans ma maison ?
– Votre maison ? Le roi a toujours le droit de reprendre ce qu’il donne quand on trahit sa confiance.
– Parce que vous, vous ne la trahissez pas ?
– Pas vraiment... non. Si cette nouvelle peut vous faire plaisir, je ne suis pas encore installé et je le regrette, car la maison est vraiment charmante. Et meublée avec tant de goût ! J’étais seulement venu faire un tour, mais soyez sûre que mon entrée définitive ne saurait tarder...
– Ne vous réjouissez pas trop vite ! C’est toujours une mauvaise affaire que vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ceci dit, où me conduit-on ? A Loches ?
– Non, hélas ! Je l’aurais préféré, mais le roi a ordonné que l’on s’assure de vous dès votre arrivée et que l’on vous conduise à la prison du Plessis. Je crois qu’il préfère vous avoir sous la main...
Une brusque angoisse serra le cœur de Fiora et abattit un peu son orgueil :
– Puisque vous pensez avoir gagné, vous pourriez au moins vous montrer, sinon généreux, du moins humain et me dire où est mon fils ? Vous devez comprendre que je m’inquiète ?
– Vraiment ? Vous ne vous en occupez guère, pourtant ? Pas plus d’ailleurs que de votre fille...
Fiora réussit à ne pas accuser le coup, mais il avait fait mouche. D’où ce démon pouvait-il savoir quelque chose de Lorenza ? Avait-elle été suivie, épiée depuis son départ de la Rabaudière et durant tout ce temps ? C’était presque impossible, et pourtant elle savait que, depuis longtemps, Louis XI avait rayé le mot impossible de son vocabulaire. Renonçant à poser d’autres questions qui eussent trop réjoui ce misérable, elle se tourna vers le sergent :
– Puisque je dois aller en prison, voulez-vous m’y conduire ? Là ou ailleurs, j’ai, de toute façon, grand besoin de repos...
On se mit en marche avec, en contrepoint, les cris furieux de Florent que l’on avait dû attacher dans l’écurie. Une demi-heure plus tard, Fiora et son escorte pénétraient dans la cour d’honneur du château. La jeune femme pensait qu’on l’enfermerait dans la grosse tour isolée de la première cour, celle que l’on appelait la « Justice du Roi », mais il n’en fut rien. On ne fit que traverser cette sorte d’esplanade où se trouvaient les logis de la Garde écossaise et où, au milieu des cris et des encouragements, plusieurs de ces vaillants fils des Hautes Terres se mesuraient aux armes. Elle chercha vainement la haute silhouette de son ami Mortimer et, ne l’apercevant pas, cessa de s’intéresser à ce qui s’y passait.
Une autre prison, plus petite, se trouvait à l’angle de la cour d’honneur et des jardins, prise dans l’épaisseur du mur d’enceinte qui défendait le logis royal. Celle-là devait être réservée aux prisonniers de marque et la nouvelle venue, qui s’attendait à une basse-fosse, fut agréablement surprise. La chambre dans laquelle on l’introduisit ne possédait aucun luxe : le sol en était fait de grosses dalles, la porte bardée de verrous et d’énormes pentures de fer montrait un petit guichet grillagé. Quant à la fenêtre, étroite et placée assez haut pour décourager l’escalade, elle portait deux barreaux en croix gros comme un bras d’enfant. Mais c’était tout de même une chambre avec un lit à courtines, des draps et des couvertures, une table pour la toilette, une autre pour prendre les repas, un coffre à vêtements et deux sièges : une chaise à bras et un escabeau. Enfin, le geôlier qui accueillit la prisonnière ressemblait à un être humain et non à un molosse prêt à mordre : lorsqu’il eut ouvert la porte, devant elle, il lui offrit la main en lui recommandant de prendre garde au « pas ». Elle l’en remercia d’un sourire puis, avisant le lit, elle s’y jeta pour y dormir comme une bête harassée, plongeant d’un seul coup dans un profond sommeil qui fut certainement une manifestation de la miséricorde divine : ce coup tellement inattendu, ce coup affreux qui la frappait après le calvaire qu’elle venait d’endurer eût été capable de la mener aux portes de la folie.
Elle ne s’éveilla que le lendemain matin, au vacarme des verrous tirés, quand le geôlier pénétra dans sa chambre pour lui apporter son repas :
– Vous devez avoir faim, lui dit-il dans ce langage élégant qui est l’apanage des gens de Touraine. Hier, je vous ai monté un plateau, mais je vois que vous n’y avez pas touché. Il est vrai que vous dormiez si bien...
– C’est vrai, dit Fiora. J’ai faim, mais si je pouvais avoir de l’eau pour faire ma toilette, je vous en serais reconnaissante.
Fouillant dans sa bourse, elle en tira une pièce d’argent qu’elle voulut lui donner, mais il la refusa :
– Non, merci, noble dame ! Les ordres de notre sire le roi sont de ne vous laisser manquer de rien. En m’occupant de vous, je ne fais que mon devoir...
– Manquer de rien ? Je crains que vous ne puissiez me donner ce qui me manque le plus : mon fils...
Le brave homme eut un geste navré :
– Hélas non ! Je ne peux donner que ce que l’on m’autorise à vous procurer. Croyez que je le regrette... Je vais vous apporter de l’eau chaude, des serviettes et du savon. Mangez, en attendant ! Votre repas va refroidir.
Le repas, c’étaient du lait chaud, du pain croustillant et encore tiède, du miel et une petite motte de beurre enveloppée dans une feuille de vigne que Fiora considéra avec une sincère stupeur :
– Est-ce que vous nourrissez aussi bien tous vos prisonniers ? Je sais peu d’auberges de bon renom où l’on vous traite de cette façon !
– C’est que vous êtes la seule pensionnaire en ce moment et que ma femme est autorisée à prendre notre nourriture aux cuisines du château. La vôtre aussi. Et puis, cette prison n’est pas comme les autres et elle reçoit peu de monde. C’est assez différent du donjon de la première cour. Enfin, je le répète, j’ai reçu des ordres.
– Suis-je autorisée à recevoir des visiteurs ? Je voudrais voir le sergent Mortimer, de la Garde écossaise.
– La Bourrasque ? fit le geôlier en riant. Tout le monde le connaît bien ici. Malheureusement, la chose n’est pas possible. D’abord parce que, Madame la comtesse, vous êtes au secret. Ensuite, parce qu’il n’est pas au Plessis... Je vais vous chercher votre eau.
– Encore un mot ! Dites-moi au moins votre nom ?
– Grégoire, Madame. Grégoire Lebret, mais le prénom suffira. Je suis tout à fait aux ordres de Madame la comtesse !
Et avec une sorte de petite révérence, le surprenant geôlier laissa Fiora dévorer ce petit repas encore plus surprenant. Tout en mangeant, elle s’efforçait de mettre de l’ordre dans ses idées. On la traitait évidemment avec une certaine faveur, et pourtant on n’avait pas hésité à lui arracher son enfant, sa chère Léonarde et sa maison. Et, si elle se rappelait la brutalité avec laquelle, la veille, les archers avaient empêché Péronnelle de lui parler et le ton employé par l’abominable Olivier le Daim, il était certain que le roi avait donné, la concernant, des ordres précis, des ordres que le barbier se gardait de transgresser, quelle que soit l’envie qu’il en eût, mais pourquoi ? Pourquoi ? Quel crime avait-elle pu commettre ? Le Daim avait prononcé le mot de trahison et ajouté que le cas était grave. Mais comment, en quoi avait-elle pu trahir le roi ou même la France ? L’abominable personnage avait aussi fait allusion à Lorenza et, sur le moment, Fiora avait tremblé. Pourtant, cette naissance qu’il fallait essayer de garder secrète ne pouvait avoir offensé Louis XI au point de l’amener à une telle rigueur ? Il ne s’agissait que d’un malentendu habilement exploité, sans doute, par le barbier ou toute autre personne lui voulant du mal. Ou alors une calomnie ? Fiora savait le roi méfiant à l’extrême et capable, quand il se croyait trompé, de passer d’une grande bonhomie à une extrême rigueur. Si cela était, il fallait pouvoir s’expliquer avec lui le plus vite possible...
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