– Cruelle, moi ? Mais regardez-vous !
Vivement, dame Nicole alla chercher un miroir à main qu’elle mit sous le nez de la jeune femme :
– Voyez quelle mine vous avez après quatre jours à l’eau de douleur ! Quel homme mérite cette destruction volontaire ? De la plus jolie femme que je connaisse vous êtes en train de faire une loque. Et si vous pensiez un peu à votre fils ? Il n’a déjà plus de père et vous voulez à présent lui enlever sa mère ?
– Un père lui serait bien plus utile que moi !
– Libre à vous de penser cela ! Pour ma part, j’estime que vous avez assez pleuré messire de Selongey. S’il se plaît à se draper dans sa dignité et à continuer à pleurer un prince dont certains considèrent la mort comme une délivrance, libre à lui ! Mais vous, vous êtes jeune... belle pour peu que vous cessiez de faire l’imbécile, et vous avez toute une vie devant vous. Si vous écoutiez un peu ce que Battista peut vous dire de sa part ?
– Vous lui avez parlé, Battista ? Vous l’avez vu ?
– Je l’ai vu. Je lui ai parlé... mais je ne vous dirai rien tant que vous n’aurez pas absorbé quelque chose d’un peu consistant ! déclara le page, fermement décidé à suivre le chemin ouvert par dame Nicole.
– Vous tenez vraiment à m’obliger à vivre ?
– Essentiellement ! Alors mangez ! Ensuite, nous parlerons.
Soutenue par un Florent débordant de pitié et qui, ne sachant trop de quel côté se ranger, avait choisi de garder le silence, Fiora mangea quelques cuillerées d’une panade sucrée au miel dans laquelle Nicole avait battu deux jaunes d’œuf, but quelques gorgées d’un vin de Nuits singulièrement chaleureux, grignota deux abricots confits et se laissa retomber sur ses oreillers, à bout de forces. Un peu de rose fardait à présent ses joues :
– Je vous ai obéi, soupira-t-elle. Parlez, à présent, Battista !
Élaguant de son mieux ce qui ne pouvait être entendu, le jeune homme restitua le dernier message de Philippe et conclut :
– Il faut lui obéir, donna Fiora, mais, surtout, il faut penser à vous et à l’enfant ! Dieu m’est témoin que je garde à votre époux un respect et une admiration absolus, mais c’est un homme d’un autre âge et vous vous êtes jeune. Vous devez vivre ! Tant de beaux jours peuvent encore fleurir sous vos pas !
Un moment, Fiora garda le silence, écoutant résonner en elle l’écho des sages paroles de son ancien page. Puis :
– Quel conseil me donnez-vous, alors ?
– D’abord, celui de rentrer chez vous. Si généreuse que soit l’hospitalité de dame Nicole, vous ne guérirez jamais chez elle ! Vous êtes trop près... de lui. Partez ! Quand vous serez loin, vous redeviendrez vous-même et c’est tout ce que nous souhaitons, nous qui sommes autour de vous dans cette pièce.
Pour la première fois, un faible sourire détendit les lèvres blanches :
– Vous devriez être déjà loin, Battista ! Ce n’est pas pour vous occuper de moi que je vous ai conjuré de quitter votre prieuré.
– Je sais, mais je ne vous abandonnerai qu’une fois en route pour votre manoir de Touraine.
Du regard, la jeune femme embrassa les trois visages anxieux qui entouraient son lit et chercha la main de dame Nicole pour l’attirer à elle :
– Vous êtes de terribles amis ! soupira-t-elle. Mais je ne remercierai jamais assez le ciel de vous avoir rencontrés...
Deux jours plus tard, après avoir remercié chaudement les Marqueiz de leur hospitalité comme de leur amitié, Fiora et ses deux compagnons quittaient Nancy. Les garçons s’étant opposés avec la dernière fermeté à ce que leur compagne effectuât une ultime visite à la collégiale Saint-Georges, on contourna les halles pour rejoindre, par la rue du Four Sacré, le Palais ducal et la longue rue Neuve que terminait la porte de la Craffe. Courageusement, Fiora s’imposa de ne pas tourner la tête quand on franchit le Fossé aux Chevaux sur lequel donnaient les murs du prieuré Notre-Dame. Il fallait qu’elle essaie d’oublier Philippe, même si elle savait que c’était impossible, mais elle pensait qu’avec le temps, l’image si chère et si cruelle consentirait peut-être à s’estomper.
Renseignés par Georges Marqueiz qui avait beaucoup voyagé, les trois compagnons devaient faire route commune jusqu’à Joinville, où leurs chemins divergeaient. Battista, rééquipé et nanti d’une bourse suffisante pour rejoindre Rome, piquerait vers le sud et, par Chaumont, Langres, Dijon, Lyon et la vallée du Rhône, irait s’embarquer à Marseille. Fiora et Florent prendraient vers l’ouest et, par Troyes, Sens, Montargis et Orléans, retrouveraient le grand chemin de la Loire qu’ils connaissaient bien.
Pour ne pas trop fatiguer Fiora, à peine remise de son jeûne volontaire, on mit deux jours pour parcourir les vingt-quatre lieues séparant la capitale lorraine des coteaux de Joinville. Les grandes pluies avaient cessé et le temps, s’il n’était pas rayonnant, était presque agréable.
– Vous allez retrouver la mer bleue et le soleil de Rome, soupira Fiora quand, au pied du château des princes de Vaudémont, ils échangèrent des adieux qu’ils espéraient bien ne pas être éternels...
– Il y a si longtemps que j’en suis déshabitué, fit le jeune homme. Il se peut que je ne les supporte pas.
– Alors, n’oubliez pas que vous avez en France des amis et si, quand vous aurez épousé Antonia, vous souhaitez retrouver un climat plus frais... ou échapper aux sbires du pape, n’hésitez pas à venir les rejoindre.
– Soyez sûre que je ne l’oublierai pas. Laissez-moi vous embrasser pour Antonia et pour moi ! Dieu vous bénisse, donna Fiora, et vous accorde enfin le bonheur que vous méritez !
– Il faudrait qu’il se donne beaucoup de mal. Je crois que je ne suis pas faite pour cela, voyez-vous ? Mais j’essaierai de m’en arranger...
Debout à la croisée des chemins et tenant son cheval par la bride, elle regarda le jeune homme partir au galop le long de la Marne dont l’eau claire reflétait les nuages changeants d’un ciel pommelé. Elle songeait que les voies du Seigneur étaient vraiment impénétrables, puisqu’elles lui avaient permis de rendre le goût de la vie à Battista alors qu’il brisait la sienne irrémédiablement.
– Eh bien ? dit Florent qui s’était tenu à l’écart par discrétion. Que faisons-nous à présent ?
– Mais... nous rentrons chez nous, Florent.
– J’entends bien, mais après ?
– Après ? Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas... II faut que je réfléchisse et surtout que je me repose. Jamais je ne me suis sentie aussi lasse...
– C’est naturel. Aussi allons-nous rentrer doucement à petites étapes, puisque plus rien ne nous presse...
Fiora était sincère en disant qu’elle ignorait comment elle allait désormais conduire sa vie. Sa douleur se mêlait à présent de colère contre celui qui l’abandonnait ainsi à ses seules responsabilités avec une unique consigne : faire de son fils un homme digne de ses ancêtres, ce qui, dans son esprit, devait exclure le bon Francesco Beltrami qui n’avait jamais porté aucun titre de noblesse. Mais, en y réfléchissant bien, Fiora ignorait ce qu’avaient été les Selongey passés et, si elle aimait passionnément l’unique spécimen qu’elle eût rencontré, elle reconnaissait que ce n’était pas un modèle de charité chrétienne, ni même de simple humanité, en dehors des devoirs de chevalier qu’il respectait à la lettre. Quant à ses ancêtres à elle, les vrais, les Brévailles, l’échantillon qu’elle en avait eu avec le vieux Pierre 1 n’était pas plus encourageant.
En outre, il n’entrait certainement pas dans les plans de Philippe que son fils servît le roi de France. Alors que faire ? Que décider ? Que choisir ?
Au long du chemin qui la ramenait chez elle à travers l’éclat chaleureux du printemps, Fiora petit à petit se mit à esquisser un projet d’avenir. Peu importait ce que Philippe pensait de son beau-père florentin, peu importait le mépris à peine déguisé qu’il portait à une noblesse considérant le négoce comme l’un des beaux-arts ! La Florentine se réveillait en elle et elle pensa qu’il serait agréable, si Lorenzo de Médicis gagnait sa guerre contre le pape, de retourner là-bas avec « ses » enfants, Léonarde et ceux qui voudraient bien l’y suivre. L’idée de pouvoir reprendre sa petite Lorenza la remplissait de joie. Une voix secrète lui soufflait bien que l’enlever à présent aux bons Nardi serait d’une affreuse cruauté, mais elle la faisait taire en arguant qu’après tout Agnolo pouvait souhaiter finir ses jours dans sa ville natale et que, très certainement, Agnelle s’y plairait. Il faudrait étudier le problème. De toute façon, la guerre dont elle ne savait rien était peut-être loin d’être finie.
Ainsi méditait Fiora tandis que les routes glissaient sous les sabots de son cheval, mais, à mesure qu’elle approchait des pays de Loire, une hâte extrême lui venait de revoir son petit manoir dont le jardin allait être tout fleuri, tout embaumé, de se blottir douillettement dans ce paradis personnel et, surtout, de n’en plus bouger avant de longs, de très longs mois...
Aussi quand, franchie la porte orientale de Tours, elle quitta le « Pavé » qui menait au château royal du Plessis-Lès-Tours pour s’engager dans le chemin de sa maison, Fiora, comme si elle menait une charge, poussa-t-elle un grand cri de joie qui fit envoler les corneilles dans un champ et lança-t-elle son cheval au galop. Par-dessus le moutonnement vert des arbres, elle apercevait les toits d’ardoise et la poivrière qui couvrait la tourelle d’escalier. Sans ralentir, elle embouqua l’allée creuse bordée de chênes moussus, et c’est seulement en vue de « sa » porte qu’elle retint son cheval qui battit l’air des antérieurs.
– Léonarde ! Péronnelle ! Khatoun ! Etienne ! .., Nous voici !
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