– Des mois ? Et pourquoi pas des années ? Je crois qu’en bonne Florentine, tu exagères un peu. Tu ne me cherchais pas en septembre dernier quand tu étais à Florence, auprès du Médicis, ton amant, où tu avais emmené mon enfant et toute ta maisonnée.

L’indignation et la stupeur relevèrent Fiora.

– Moi, j’étais à Florence en septembre dernier ? Mais qui a bien pu te dire une chose pareille ?

– Un homme que j’ai rencontré à deux pas de ta maison... celle qu’on appelle la maison aux pervenches. C’est bien cela ?

– Tu es venu... chez moi en septembre ? C’est impossible.

– Vraiment ? Alors écoute. Quand je me suis enfui du château de Pierre-Scize où ton roi m’avait enfermé...

– Grâce à la complicité de la fille du geôlier, je sais.

– On dirait que tu sais beaucoup de choses ?

– Plus que tu ne crois. Ce que je veux savoir, c’est ce que tu as fait quand tu as quitté la chartreuse du Val-de-Bénédiction où tu as été soigné et où l’on m’a dit que tu avais perdu la mémoire.

– Tu as vraiment été là-bas ?

– Escortée par Douglas Mortimer. Tu dois te souvenir de lui. Le dom prieur nous a dit le peu qu’il savait de toi... sauf que tu leur as menti. Tu n’as jamais perdu la mémoire, n’est-ce pas ?

– Non, mais tous les moines ne sont pas dignes de confiance et c’était la seule conduite à tenir pour un prisonnier évadé d’une prison royale. Que sais-tu encore ?

– Qu’à la fête des Rogations, tu as profité du passage de nombreux pèlerins en route vers Compostelle pour quitter la chartreuse.

Elle se tut. Le regard de Philippe, passant au-dessus d’elle, se fixait sur quelque chose qu’elle ne voyait pas. Elle en suivit la direction et aperçut un groupe d’hommes, le bonnet à la main, qui venaient vers le tombeau.

– Viens ! murmura Philippe. Eloignons-nous ! Le reste de l’église est vide à cette heure...

Répondant d’un signe de tête au salut respectueux des fidèles, il précéda la jeune femme dans le déambulatoire, puis attendit qu’elle l’eût rejoint. Alors, ils se mirent à marcher très lentement côte à côte et Philippe raconta comment il s’était joint aux errants de Dieu qui s’en allaient vers la lointaine Galice.

– J’ai marché avec eux jusqu’à Toulouse. C’était ma seule chance de survivre car je n’avais pas un liard et j’ai vécu de charité grâce à eux. Un moment, j’ai pensé les accompagner jusqu’au bout, mais quelque chose de plus fort que moi me retenait sur cette terre où je croyais que tu vivais. J’avais tant souffert que j’en oubliais ma haine pour Louis XI. Ce que je voulais, c’était te retrouver...

– Philippe !

– Tais-toi ! Laisse-moi achever ! A Toulouse, j’ai feint de souffrir d’une jambe et j’ai laissé partir mes compagnons. Je suis resté à l’hôpital Saint-Jacques, gagnant ma nourriture en rendant de menus services. J’attendais le passage d’autres pèlerins remontant vers le nord, de préférence vers Tours. Quand ils sont venus, j’ai repris la route avec eux et c’est ainsi que je suis enfin arrivé devant ... le repaire de l’Universelle Aragne ! gronda-t-il d’un ton haineux qui effraya Fiora.

– La robe que tu portes n’incite-t-elle pas au pardon des injures et à la charité ? reprocha-t-elle doucement.

– Sans doute ! ... mais je ne suis pas certain que la grâce de Dieu m’ait vraiment touché, fit-il avec un sourire amer. Néanmoins, je me suis approché des archers de garde. Je voulais parler à cet Ecossais que tu évoquais tout à l’heure et dont je gardais le souvenir d’un vaillant compagnon, mais on m’a dit qu’il était absent. C’est alors qu’un homme s’est approché de moi et m’a demandé ce que je cherchais. Je le lui ai dit et il a proposé de me montrer ta maison... mais, chemin faisant, il a ajouté que tu n’y étais plus, que tu l’avais quittée sans espoir et depuis plusieurs mois pour regagner Florence avec ton fils et tes serviteurs. Et comme je m’étonnais que tu sois retournée dans une cité qui t’avait si mal traitée, il s’est mis à rire : « Il n’est rien qu’une femme aussi belle que cette donna Fiora ne puisse obtenir d’un homme et Lorenzo de Médicis est tout-puissant. Il est son amant depuis longtemps... »

– Mon Dieu ! souffla Fiora épouvantée. Mais qui a pu te dire pareille chose ?

– Un homme qui apparemment te connaît bien, un conseiller du roi, son barbier aussi, paraît-il... Ce qui ne m’étonne pas de ce triste sire !

– Olivier le Daim ! Ce misérable, qui me hait et a tenté de nous tuer Léonarde et moi, a osé te dire cela ? Et toi tu l’as cru ?

– J’ai failli l’étrangler, mais il a juré par tous les saints du Paradis qu’il disait la vérité et, comme il ajoutait que la maison en question lui appartenait désormais et que, si je le souhaitais, il m’y offrait l’hospitalité, je l’ai lâché et je me suis enfui en courant. Si j’étais resté, je crois que j’aurais fini par le tuer et par aller mettre le feu à ce maudit manoir...

– Que ne l’as-tu fait ? Tu nous aurais évité à tous deux bien des souffrances. En approchant de la Rabaudière tu aurais vu les fenêtres ouvertes et Léonarde au jardin avec notre enfant... Je jure que j’étais là ! D’ailleurs, si tu ne me crois pas, viens avec moi : le serviteur qui m’accompagne répondra à tes questions sans que j’ouvre la bouche ! Viens, je t’en supplie !

– Non... Je ne m’abaisserai pas à questionner un serviteur. Je préfère te croire !

Fiora regarda avec désespoir ce visage fermé, ce profil immobile qui se détachait avec une netteté de médaille sur les bleus et les pourpres d’un vitrail. Son cœur battait à se rompre, elle sentait qu’au lieu de le ramener à elle, chacune des paroles qu’ils échangeaient creusait un peu plus le fossé qui les séparait. Pour se donner le temps de réfléchir, elle murmura d’une voix sourde :

– Qu’as-tu fait ensuite ?

– J’ai repris mon bâton et ma route, je n’avais plus envie de vivre. Le fleuve était là qui me tentait, mais un chevalier, même réduit à la misère, n’a pas le droit de se donner la mort. Je pouvais servir encore et je me suis souvenu alors d’un parent de ma mère dont le château se situait près de Vendôme. S’il vivait encore, peut-être me donnerait-il ce dont j’avais tant besoin : un cheval, une épée et le moyen de rejoindre les Flandres afin d’y reprendre le combat pour la duchesse Marie...

– Je suppose que ton désir a été exaucé, dit Fiora puisqu’à Noël, Mme de Schulembourg t’a vu à Bruges. Je l’y ai vue aussi et elle m’a dit ce qui s’était passé. Je pense que tu aimais Madame Marie depuis longtemps...

Ce fut au tour de Philippe de s’étonner.

– Moi ? J’aime la duchesse depuis longtemps ? Ah, c’est vrai, ajouta-t-il avec un sourire dédaigneux, je la priais à genoux quand ce rustre d’Allemand qu’elle a épousé est entré, mais je ne la priais pas d’amour.

– Vraiment ?

– Sur mon honneur ! Je la suppliais de reprendre le combat pour notre Bourgogne envahie par les gens du roi. Je la suppliais de me confier une troupe solide et des armes. Ainsi, j’aurais soulevé la région de Selongey et, sans nul doute, les autres auraient suivi...

A expliquer son rêve, la lumière revenait dans ses yeux, cette lumière que l’amour de sa femme ne suscitait plus. Une constatation qui, en réveillant sa jalousie, suscita la colère de Fiora :

– Folie ! Jamais tu n’aurais réussi. Les frères de Vaudrey qui ont gardé la Comté Franche si longtemps ont été finalement vaincus. Tu l’aurais été, toi aussi, et cette fois tu ne serais pas redescendu vivant de l’échafaud.

– Et après ? gronda-t-il. Tu n’imagines pas à quel point je regrette de n’y être point mort. De toute façon, la duchesse ne voulait pas entendre ma prière car elle ne pense, elle ne voit, elle ne respire que par son époux, ce blondin frisé, cet Allemand que seules les Flandres et l’Artois intéressent.

– Tu n’es pas logique, dit Fiora froidement. Si tu avais réussi, c’est pour cet Allemand que tu te serais battu. C’est à lui que tu aurais apporté ta chère Bourgogne. Le Grand Bâtard, lui, n’a pas supporté de voir les aigles noires écraser les fleurs de lys. Tes fameux princes, jusqu’à celui qui dort ici, étaient des Valois, tout comme le roi Louis, et la mère de ta duchesse Marie était française. Tu ne referas pas l’Histoire à ton gré, Philippe de Selongey et, à présent, c’est à ton fils qu’il faudrait songer, à ton fils qui n’est pas du tout en train d’apprendre à tenir boutique !

Comme, cette fois, Philippe gardait le silence, Fiora, sentant qu’elle avait touché une corde sensible, voulut pousser son avantage :

– Crois-tu que le propre frère du Téméraire et son plus fidèle capitaine, crois-tu que des hommes comme Philippe de Crèvecœur, comme les Croy et tant d’autres se rallieraient au roi Louis s’ils ne voyaient en lui un souverain digne d’être servi ? Je ne t’en demande pas autant, mais reviens-nous, Philippe ! Tu ne seras pas contraint de vivre en Touraine. Nous irons à Selongey pour y passer, ensemble, les jours qui nous restent !

Ils avaient achevé le tour de la collégiale et retrouvaient le tombeau auprès duquel il n’y avait plus personne. Machinalement, Philippe ralluma un cierge qui s’était éteint...

– Je suis bien auprès de lui, Fiora ! Quand j’ai quitté Bruges écœuré par ce couple altéré de vie familiale et ne pensant qu’à chasser ou à donner des fêtes, j’ai voulu venir prier sur cette tombe pour demander à Monseigneur de m’indiquer la voie. J’avais soif de grandeur, de sacrifice. Et j’ai vu venir Battista dans sa robe de novice. J’ai compris que c’était la réponse que j’attendais. Je suis resté...

– Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’as jamais aimée ! s’écria Fiora dont les larmes coulaient de nouveau. Si tu m’aimais...

Alors, pour la première fois depuis de longues minutes, il la regarda et Fiora, à demi étranglée d’émotion, comprit qu’elle se trompait, que l’amour n’était pas mort. Lentement, Philippe étendit sur la dalle sa grande main nerveuse :