Au grand moine noir et blanc brusquement apparu sans qu’elle l’eût entendu venir, elle exposa sa requête : elle souhaitait s’entretenir un instant avec le jeune novice qui, dans le siècle, s’était appelé Battista Colonna :

– Je viens de Rome, assura-t-elle avec aplomb, et j’ai pour lui un message de sa famille.

Le mensonge lui était venu aux lèvres naturellement, pour la simple raison qu’elle était prête à employer toutes les armes afin d’enlever cet enfant à un univers sans espoir et pour lequel il ne pouvait avoir été créé. D’ailleurs, était-ce un mensonge ? Antonia qui l’envoyait était réellement la cousine de Battista et, par l’amour qu’elle lui portait, elle lui était plus proche encore...

– Ne pouvez-vous me confier ce message ? fit le prieur en dévisageant la visiteuse avec une insistance que celle-ci jugea déplaisante.

– Il ne s’agit pas d’une lettre, mais d’un message verbal qui ne saurait prendre sa véritable signification en passant par votre voix, Votre Révérence. Veuillez me pardonner cette franchise.

Mais le religieux n’entendait pas se rendre si aisément.

– Une famille, cela peut être vaste. Je suppose qu’en l’occurrence, il s’agit d’un seul de ses membres. Me direz-vous au moins qui ? Comprenez, ma fille, que je suis comptable de l’âme de ce jeune garçon et que je ne souhaite pas voir troublée une paix qu’il a eu quelque peine à gagner, se hâta-t-il d’ajouter en voyant se froncer les sourcils de la jeune femme.

– Craignez-vous que cette paix ne soit fragile ? Si elle est réelle, profonde, aucun signe venu du monde des vivants ne saurait l’entamer. Je peux vous dire ceci : personne, chez les Colonna – et je vous accorde que la famille est vaste -, personne, dis-je, n’a compris pourquoi un enfant de quinze ans choisissait de rester ici, loin de tous les siens...

– Nous savons cela depuis longtemps, Madame. Le prince Colonna est venu ici en personne et Battista a refusé de le voir... Mais je suppose que vous le savez ?

– Ce n’est pas lui qui m’envoie.

– Alors qui ?

– Avec votre permission, Votre Révérence, je le dirai à Battista lui-même, dit Fiora qui commençait à perdre patience. Je veux lui parler, et il ne lui servira à rien de se cacher derrière ces murs ou de s’enfuir comme il l’a fait tout à l’heure. Ou alors, c’est qu’il n’est vraiment plus celui que j’ai connu et qu’il a perdu tout courage, même et surtout celui qui consiste à regarder la vérité en face !

L’imposante silhouette du prieur parut se dédoubler pour laisser voir une ombre blanche : Battista lui-même, qui avait dû entrer sans qu’elle s’en aperçoive et sans faire plus de bruit que son supérieur.

– Il est vrai que je ne suis plus le même, donna Fiora, mais je n’accepterai jamais que l’on m’accuse de manquer de courage...

En dépit de la pesante tristesse qui régnait dans cette salle basse, Fiora retint un sourire. S’il avait gardé la saine habitude d’écouter aux portes, le jeune Colonna avait beaucoup moins changé qu’il ne l’imaginait et peut-être restait-il de l’espoir.

– Pourquoi m’avez-vous fuie, tout à l’heure, dans l’église ? Nous étions amis, naguère...

– Vous devriez dire jadis. Il me semble qu’il y a très longtemps...

– Deux ans, Battista. Cela ne compte guère dans une vie humaine.

Elle se tut, fixant le prieur avec une insistance qui fit monter deux taches rouges à ses joues creuses. Comprenant qu’elle ne dirait rien de plus en sa présence, il se décida enfin à se retirer :

– Vous me trouverez à la chapelle, mon fils, murmura-t-il. Je vais y prier afin que le Seigneur éloigne de vous les pièges du monde.

– Je vous en remercie, mon père, mais j’espère avoir en moi assez de forces, avec l’aide de Dieu, pour les combattre seul !

– Voilà qui est aimable ! remarqua Fiora acerbe. Je ne me souviens pas vous avoir jamais tendu le moindre piège ?

– Je sais, donna Fiora, et je vous demande pardon si je vous ai blessée... mais vous ne m’avez jamais habitué non plus à vous entendre mentir.

– Mentir, moi ? Quand vous ai-je menti ?

– Mais... à l’instant et par personne interposée. N’avez-vous pas dit que vous veniez de Rome ? Vous, à Rome ? Et pour quoi faire ?

– Vous allez devoir vous excuser encore, Battista ! Je n’en viens pas directement, je l’avoue, mais j’y ai tout de même effectué un séjour, tout à fait involontaire d’ailleurs, de plusieurs mois. Sinon, où aurais-je pu rencontrer votre cousine Antonia ?

Une soudaine bouffée de sang rendit un instant au jeune novice sa bonne mine de jadis et ses yeux noirs se mirent à briller, mais ce ne fut qu’un instant...

– Antonia ! soupira-t-il. Se soucie-t-elle donc de moi ?

– Bien plus que vous ne le supposez.

– Voilà une affirmation elle aussi difficile à croire. J’ai appris que l’on allait la marier.

– Vos nouvelles ne sont plus de saison. Antonia porte à présent le nom de sœur Sérafina au couvent de San Sisto où nous nous sommes liées d’amitié.

– Religieuse ? Antonia ? Mais c’est invraisemblable !

– Presque autant que de vous voir, vous, sous cette bure monastique. J’ajoute que, si elle est entrée au couvent, ce n’est pas de son plein gré. Le pape voulait la contraindre à épouser l’un de ses neveux, Léonardo, le moins réussi de la bande. Elle a préféré se faire nonne. Encore son père a-t-il dû, pour apaiser la colère papale, abandonner la majeure partie de sa dot. J’ajoute qu’elle n’a pas à ce jour pris le voile... et qu’il dépend de vous qu’elle ne le prenne jamais. C’est à sa demande que je suis venue.

S’éloignant de Fiora, Battista alla s’adosser au mur que barrait le grand crucifix, comme pour se mettre sous sa protection. Il était devenu plus pâle encore et la jeune femme se sentit envahie d’une pitié infinie.

– Vous lui écriviez, jadis ? fit-elle doucement. Pourquoi avez-vous cessé ?

– Je n’ai plus écrit quand j’ai su qu’elle allait se marier. Je l’aimais... beaucoup et j’ai préféré rompre tout lien entre nous. Il me semblait que ce serait plus facile et, effectivement, cela le fut un temps. Auprès de Monseigneur Charles, les choses étaient différentes et, avec lui, tout devenait possible, surtout les plus beaux rêves de chevalerie. Cette vie me convenait, je me sentais presque heureux. Et puis vous êtes venue et, auprès de vous, j’ai vécu mes jours les plus doux...

– Vous lui écriviez encore, à cette époque, puisque vous lui avez parlé de moi ? dit Fiora avec sévérité...

– C’est vrai. J’ai cessé peu après votre arrivée. Je n’avais plus de nouvelles depuis quelque temps et je l’ai crue mariée. Pourquoi ne m’a-t-elle rien dit ?

– Peut-être parce que vous lui avez chanté mes louanges avec un peu trop d’enthousiasme. C’est une belle sottise, mon ami !

– Mais je pensais chacun des mots que j’écrivais. Vous avez enflammé mon imagination... et mon cœur aussi. Un petit peu.

– Antonia, elle, a cru que c’était beaucoup, et c’est là votre sottise : car elle vous aime, elle vous aime de toute son âme, et une âme comme la sienne ne se reprend jamais !

Sans fausse honte, le jeune homme cacha sa figure dans ses mains. Au mouvement de ses épaules, Fiora comprit qu’il pleurait et elle s’approcha lentement de lui. Elle avait envie de le prendre contre elle, de le bercer comme l’enfant malheureux qu’il était, mais elle n’osa pas : il n’était plus tout à fait celui qu’elle avait connu et elle craignit de le choquer.

– Si je comprends bien, murmura-t-elle, c’est un affreux malentendu qui vous a poussé à entrer ici ? Vous l’aimiez, vous aussi ?

– Je n’en sais plus rien à présent. Ce que je sais, c’est qu’en ce maudit mois de janvier j’ai vu mourir mon prince alors que je restais en vie et vous... je vous ai perdue aussi. C’était trop pour moi et l’idée de revoir Rome me faisait horreur.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu recevoir votre père ?

– Pour la même raison. Retourner dans cette ville infâme... pour y faire quoi ?

– Peut-être pour vous battre aux côtés des vôtres, gronda Fiora décidée à le pousser dans ses derniers retranchements. La guerre sempiternelle entre les Colonna et les Orsini en arrive à une phase d’autant plus dangereuse que ces derniers ont l’appui total du pape. On met sa vie en péril en tuant un Orsini, mais on ne risque pas grand-chose en abattant un Colonna. Votre palais del Vaso a été donné, au mépris de tout droit, à un neveu de Sixte IV, et j’ai entendu dire que celui-ci est décidé à faire disparaître votre oncle, le protonotaire, qui se permet de le gêner...

– Mon Dieu ! J’ignorais tout cela.

– Vous l’auriez su si vous aviez consenti à entendre votre père. Aimez-vous Dieu au point de vous consacrer à lui dans ce trou à rats ? Vous n’en pourrez plus sortir si vous prononcez vos vœux... et vous serez obligé de les prononcer un jour. Alors, c’en sera fini de vos romantiques visites au tombeau du duc Charles. D’ailleurs, restera-t-il ici ?

– Savez-vous quelque chose à ce sujet ? balbutia Battista devenu blême.

– J’en sais ce qui court les rues et les auberges de Bruges, d’où je viens. La duchesse Marie souhaite vivement que le duc René lui rende le corps de son père pour le faire enterrer à la chartreuse de Champmol, près de Dijon

– Vous étiez à Bruges ? Vous voyagez donc beaucoup, donna Fiora ?

– Plus que je ne le voudrais ! J’étais à Bruges en effet, car ayant rencontré le Grand Bâtard Antoine, j’ai appris de lui que l’on avait vu mon époux, à la Noël dernière, chez la duchesse. Voilà des mois que je cours après Philippe. J’ai été le chercher près d’Avignon et à présent, ne sachant plus que faire, je me rends à Selongey dans l’espoir d’y retrouver peut-être une trace... Mais laissons cela ! Je ne suis pas ici pour parler de moi, mais de vous. Avez-vous bien compris ce que je vous ai dit ? Les Colonna ont besoin de toutes leurs forces et Antonia a besoin de vous. Elle vous aime, je ne me lasserai pas de vous le répéter.