CHAPITRE X

LE TOMBEAU DU TÉMÉRAIRE

Ce fut à Saint-Dizier que Fiora décida de changer de route.

A l’auberge où elle et Florent faisaient étape et où ils prenaient leur repas du soir dans la grande cuisine comme les simples compagnons de voyage qu’ils étaient à présent, Fiora ayant décidé de reprendre le costume masculin, elle s’intéressa à la conversation de marchands lorrains qui se rendaient à Troyes. Ces hommes, tout en satisfaisant les exigences de robustes appétits, couvraient de leurs louanges le jeune duc René II de Lorraine qui, depuis la bataille de janvier 1477 où le Téméraire avait trouvé la mort, s’efforçait de reconstruire Nancy, de relancer le commerce et de promulguer les lois les plus aptes à panser les cruelles blessures subies par la ville. Il voulait rendre à la fois le goût du travail et le goût de vivre à ses habitants.

– Jamais prince, disait l’un d’eux, ne fut plus aumônier ni plus généreux de ses deniers cependant qu’il vit, avec sa famille, dans un palais dont il ne reste plus qu’une partie. Mais la ville passe avant le palais. Il s’efforce aussi d’aider les couvents, dont certains ont été éprouvés, à reprendre vie.

– Il n’a pas beaucoup de mal à se donner pour les chanoines de la collégiale Saint-Georges. Ils sont toujours aussi gras, fit l’autre.

– Aussi aide-t-il davantage les quelques bénédictins qui demeurent encore au prieuré Notre-Dame. Ils ont charge de prier pour les morts des guerres bourguignonnes, ce qui ne nourrit guère son homme.

– Ils prient aussi pour l’âme pécheresse du Téméraire qui, lui, a grand besoin de prières pour tout le mal qu’il a fait. On dit que Monseigneur René va assez souvent se recueillir sur sa tombe où des cierges brûlent nuit et jour. Ce sont les moines de Notre-Dame qui ont en charge cet entretien, mais il paraît que le duc songe à fonder un couvent de cordeliers dont la chapelle deviendrait sa propre sépulture et celle de ses descendants. Il ne veut pas être enterré auprès de son ennemi.

– On peut le comprendre, mais n’aurait-il pas été plus simple de renvoyer le Bourguignon à Dijon ?

– Pour réveiller là-bas les enthousiasmes ? Il est bon que, mort, le Téméraire reste prisonnier !

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne solution. Des gens viennent de partout pour voir sa tombe. Bientôt, l’endroit deviendra un lieu de pèlerinage.

Les deux hommes avaient achevé leur repas et se levaient pour sortir après un salut à la compagnie. Fiora les suivit des yeux, puis appela l’aubergiste d’un geste :

– Le chemin est-il long d’ici à Nancy ? demanda-t-elle.

– Une vingtaine de lieues. Pas grand-chose pour les bonnes jambes de votre cheval, mon jeune seigneur. Vous avez envie, vous aussi, d’aller voir la tombe du duc Charles ?

– Peut-être...

Et comme Florent, surpris, la regardait avec de grands yeux, elle lui sourit gentiment :

– Je crois, lui dit-elle, que nous allons faire un détour par Nancy. Après tout, le temps ne nous presse pas tellement.

– Avez-vous vraiment envie de retourner là-bas ? fit le jeune homme abasourdi. Vous n’y avez pas été tellement heureuse, pourtant.

En effet, lorsque Léonarde et lui-même, guidés par

Mortimer, avaient rejoint Fiora dans la capitale lorraine alors aux mains du Téméraire, ils avaient trouvé Fiora non seulement prisonnière du duc, mais blessée et en assez triste état 1

– Lorsque vous y êtes venu, je ne l’étais pas, en effet, cependant après la mort du duc, j’y ai connu trois jours de bonheur. Ce n’est pas beaucoup, trois jours, mais ceux-là me sont infiniment précieux. En outre, il y a là-bas quelqu’un à propos de qui j’ai fait, à Rome, une promesse. J’avoue que je l’avais un peu oubliée, cette promesse, mais puisque notre chemin passe si près, je serais impardonnable de ne pas la tenir.

Elle se tut. Florent comprit qu’elle n’en dirait pas davantage et ne posa pas d’autre question, sachant qu’elle n’y répondrait pas. Il se contenta d’escorter la jeune femme jusqu’à sa chambre et de lui souhaiter une bonne nuit. Le lendemain, au lieu de continuer sur Joinville et Chaumont, les voyageurs prirent la direction de l’est afin de gagner Nancy.

Un peu plus de deux années ne pouvaient suffire à guérir les innombrables blessures subies par le duché de Lorraine, et les traces en demeuraient nombreuses au long du chemin : villages incendiés où quelques maisons couvertes de chaume neuf repoussaient courageusement sur les ruines, châteaux à demi détruits, abbayes ou prieurés transformés en chantiers où les moines, perchés sur des échelles et les manches retroussées, travaillaient de la truelle, de la pioche ou du rabot ; chemins tellement défoncés par les charrois militaires que l’herbe, comme derrière le cheval d’Attila, ne repoussait pas et puis, dans les champs, un peu trop de femmes à l’ouvrage pour remplacer les hommes qui ne reviendraient plus. Trop de croix neuves aussi dans les cimetières ou même au bord des sentiers, là où des soldats sans nom étaient tombés, amis ou ennemis. Pourtant, sous le soleil de printemps, tout ce monde à l’ouvrage et les champs à nouveau ensemencés parlaient espérance et donnaient une nouvelle preuve du courage d’un peuple.

La vue de Nancy fut elle aussi réconfortante. On avait bouché les tranchées creusées par les Bourguignons et, dans les faubourgs qui avaient tant souffert comme aux remparts, de nombreux ouvriers travaillaient. Si les graves dommages subis par une ville qui s’était battue jusqu’à l’extrême limite de ses forces, et jusqu’à la victoire, restaient évidents, sous le ciel bleu piqué de légers nuages blancs, on voyait briller des toits naguère effondrés. Sur les murailles, les soldats du guet montraient des armes étincelantes, contrastant avec la mine paisible de gens qui savent n’avoir rien à redouter : aucun ennemi ne dévalerait plus des hauteurs de Laxou ou de Maxéville, aucun camp gigantesque n’étalerait ses pavillons somptueux dominés par une grande bannière violette, noire et argent. Les troupeaux qui ne seraient plus razziés paissaient tranquillement dans les prés et l’étang Saint-Jean, près de sa commanderie en ruine, était purifié des cadavres que la mort y avait semés.

La ville était bien gardée. Les voyageurs s’en aperçurent quand, en passant la porte de la Craffe qui ouvrait sur la principale rue de Nancy, ils furent arrêtés au corps de garde. Là, un grand diable armé de pied en cap leur demanda ce qu’ils venaient faire dans la ville.

– Un pèlerinage, répondit Fiora. Nous venons prier au tombeau du dernier duc de Bourgogne. Serait-ce défendu ?

– Non pas, non pas... Mais des gens comme vous, il en vient de plus en plus. Vous êtes de Bourgogne, bien sûr ?

– Presque. Je suis la comtesse de Selongey et Monseigneur René a fort bien connu mon époux. Moi aussi, d’ailleurs, mais je ne veux à aucun prix l’obliger à me recevoir. Je désire seulement prier au tombeau...

– Où comptez-vous demeurer ?

– Je n’en sais rien. Il n’y avait plus beaucoup d’auberges quand le duc René a reconquis sa ville, mais je suppose qu’il en existe une ou deux, à présent ?

– Ouais. Mais si vous avez vécu le temps du siège, vous connaissez quelqu’un ici ?

Cette forme d’inquisition commençait à agacer Fiora, déjà fatiguée par la route. D’autant que, pendant qu’on l’interrogeait, des gens qui semblaient avoir parcouru un long chemin entraient sans que personne leur demandât quoi que ce soit.

– Que signifient toutes ces questions ? fit-elle avec hauteur. Si je vous inspire le moindre doute, envoyez donc l’un de ces hommes qui jouent aux dés si tranquillement demander au palais si je peux me rendre à la collégiale Saint-Georges ! Je vous ai dit mon nom et c’est déjà une grande concession.

– L’ennui, c’est qu’il est difficile de vous croire. Vous avez l’air d’un garçon, et vous me dites que vous êtes... comment déjà ?

– La comtesse de Selongey. Je voyage habillée en homme parce que c’est plus commode, mais si vous ne me croyez pas...

Elle ôta le haut bonnet qui la coiffait, laissant dérouler au creux de son épaule une longue tresse de cheveux noirs et brillants que l’homme considéra avec intérêt.

– Cela vous suffit ? Peu d’hommes possèdent, me semble-t-il, des cheveux aussi longs ?

– Certes, certes, fit l’autre têtu, mais c’est que justement votre affaire est de moins en moins claire ! Une femme habillée en homme ! Qui a jamais entendu parler de cela ?

– Plus que vous ne pensez, mais apparemment vous n’êtes pas lorrain ?

– Pas lorrain, moi, alors que je suis né natif de Toul ?

– N’avez-vous jamais entendu parler de Jehanne la Pucelle ? Domrémy n’est pas si loin... On ne l’a pas souvent vue porter des cotillons, celle-là !

– Certes, certes ! fit le soldat qui devait affectionner cet adverbe, mais elle faisait la guerre, elle... tandis que vous, vous seriez une espionne que ça ne m’étonnerait pas !

– Nous n’en viendrons pas à bout ! souffla Florent accablé.

Fiora n’entendait pas se laisser arrêter par un militaire aux idées courtes. Entrant dans le corps de garde, elle avisa du papier et une plume plantée dans un encrier et, le tout posé sur une table, s’assit de guingois sur un tabouret et griffonna quelques lignes qu’elle signa avant de revenir offrir le tout au cerbère :

– Voulez-vous me faire la grâce, fit-elle, suave, de faire porter ceci au palais qui est à deux pas et que je connais bien pour l’avoir habité. J’attendrai ici la réponse !

Indécis, le garde tournait et retournait la feuille quand un homme déjà âgé, élégamment vêtu de beau drap fin d’un rouge profond sous un grand manteau jeté négligemment sur ses épaules, entra au corps de garde :