A nouveau, Marie de Bourgogne scruta le visage de sa visiteuse, y cherchant peut-être le reflet d’une émotion qu’elle ne trouva pas.

– Venez avec moi ! Il faut vraiment que nous causions. Suivant la duchesse, Fiora traversa une grande chambre somptueusement meublée où deux dames de parage, aussitôt plongées dans leurs révérences, s’affairaient à ranger du linge et des coiffures, puis gagna une petite pièce tendue de velours rouge à crépines d’or qui lui rappela, en réduction bien sûr, le grand tref d’apparat du Téméraire où elle avait rencontré le prince pour la première fois. L’ameublement s’en composait surtout de livres, d’un écritoire et, devant la cheminée en entonnoir, d’une bancelle garnie de coussins sur laquelle Marie vint s’asseoir en attirant Fiora auprès d’elle.

– Philippe de Selongey est un homme peu bavard, soupira-t-elle, et je n’ai pas compris grand-chose à votre histoire à tous deux, mais, comme je ne veux pas forcer vos confidences, dites-moi seulement depuis combien de temps vous n’avez pas vu votre mari ?

– Depuis deux ans, Votre Seigneurie. La vie s’est plu à nous séparer sans cesse et j’en ai beaucoup souffert. C’est pourquoi je voudrais tant le retrouver.

– Qu’est-ce qui a pu vous faire penser qu’il était ici ?

– Monseigneur le Grand Bâtard Antoine, que j’ai rencontré par hasard.

Un éclair de colère traversa le regard brun et la jolie bouche ronde se serra :

– Mon bel oncle qui, à peine mon père porté en terre, s’est hâté de rejoindre mon cher parrain, le roi Louis ! Nous formons en vérité une étrange famille où le parrain dépouille sa pupille et où les meilleurs amis de son père l’aident dans cette entreprise...

– Monseigneur Antoine pense que ce qui fut terre de France doit redevenir terre de France. Il est fort dommage que Votre Seigneurie n’ait pu épouser le dauphin Charles. Elle eût fait une grande reine...

– M’imaginez-vous épouser un enfant de huit ans ? s’écria Marie en riant. Evidemment, il était tentant de régner sur la France, mais je ferai, du moins je l’espère, une bonne impératrice d’Allemagne. Ceci dit, ce que l’on vous a rapporté est vrai : messire Philippe était ici à la Noël. Je suppose que c’est par Mme de Schulembourg que le Grand Bâtard l’a su ? Elle est fort amie de sa femme...

– C’est elle, en effet. Puis-je à présent demander où se trouve mon époux ?

La duchesse se leva et accomplit deux ou trois fois le tour de la pièce avant de s’arrêter devant Fiora.

– Comment pourrais-je le savoir ? Il n’est resté que deux ou trois jours. Vous autres, Selongey, semblez incapables de demeurer en place un temps raisonnable.

– Où est-il allé ensuite ?

– Mais je n’en sais rien ! Et je n’ai même pas compris le motif de sa venue. Nous n’avons eu de lui qu’une figure longue d’une aune ! En pleine période des plus douces fêtes de l’année !

Fiora retint un sourire dédaigneux. Cette petite princesse avait beau porter en elle le sang bouillant du Téméraire, du diable si l’on s’en serait douté ! Avec son teint de lis, ses yeux rêveurs et ses robes taillées à l’allemande qui aplatissaient sa poitrine sous un paquet de broderies d’or et lui épaississaient la taille, elle n’évoquait en rien la légende tragique et grandiose qui auréolait le dernier des ducs de Bourgogne. Une figure longue d’une aune, en vérité ? S’attendait-elle à ce qu’un homme qui avait souffert tant d’épreuves vînt à elle la mine réjouie et prêt à danser aux bals de cour ?

– Je crois, Madame, dit-elle avec amertume, qu’il venait chercher quelque chose d’impossible. Quelque chose que vous étiez incapable de lui donner.

– Et quoi donc ?

– De l’amour. Je pense qu’il aime Votre Seigneurie, qu’il l’a toujours aimée et qu’il n’a pu supporter de la retrouver mariée et heureuse, car vous êtes heureuse, n’est-ce pas, Madame ?

– Infiniment ! J’ai eu le bonheur de donner un fils à mon cher époux et il se peut que, bientôt, je lui en donne un autre.

– C’est tout naturel. Mais lui qui avait fait siens pendant tant d’années les rêves de votre père, il a dû comprendre qu’il n’y avait plus de place ici pour ces rêves-là ! J’avoue ma déception, Madame la duchesse. J’espérais qu’au moins vous l’aviez envoyé remplir, au loin, quelque mission.

– Il n’en est rien. Nous sommes en trêve avec le roi de France. Quelle mission aurais-je pu lui confier ?

– Je crois, dit Fiora froidement, que Monseigneur Charles, que Dieu ait en sa sainte garde, aurait su comment employer un homme de cette qualité, un homme qui, pour le service de Votre Altesse, a été jusqu’à affronter l’échafaud. La Bourgogne vous a échappé, n’est-ce pas ? Je pense que vous ne garderez rien de ce qui a failli être un royaume si vous ne savez pas apprécier vos serviteurs. On a ceux que l’on mérite.

La jeune duchesse dont le joli visage s’empourprait n’eut pas le temps de lui répondre : un jeune homme aux longues jambes, au visage assez rude sous une forêt de cheveux blonds taillés carrés à la mode germanique, venait de faire une entrée impétueuse et s’élançait vers Marie.

– Que me dit-on, mon cœur ? Vous renoncez à votre chasse ? Vous voulez me priver de vous ? Qu’est-ce que ce caprice ?

– Ce n’est pas un caprice, mon cher seigneur. Je désirais recevoir la dame que vous voyez ici. Elle est l’épouse du comte de Selongey.

Comprenant à qui elle avait affaire, Fiora saluait déjà le fils de l’empereur Frédéric comme il convenait. Celui-ci lui accorda un large sourire appréciateur :

– Bonjour, Madame. Votre époux, en vérité, a beaucoup plus de chance qu’il n’en mérite, car vous êtes fort belle ! Mais si vous le permettez, je reprends la duchesse, car je ne saurais chasser sans elle. Vous aurez tout le temps de causer quand nous reviendrons...

– C’est inutile, Monseigneur, dit Fiora. Madame la duchesse m’a dit tout ce que je pouvais espérer entendre d’elle.

Le sourire de Maximilien se fit plus large encore s’il était possible. Prenant la main de sa femme, il l’entraîna vers la porte.

– A merveille, alors ! Nous donnons un bal, après-demain. Venez donc danser au palais ce soir-là ! Je vous donne le bonsoir, Madame la comtesse.

Le couple disparut et Fiora se retrouva seule en compagnie de Mme d’Hallwyn, reparue en même temps que le prince. En dépit de la chaleur intime de cette petite pièce confortable et accueillante, elle se sentait glacée jusqu’à l’âme et demeura un moment immobile, contemplant les flammes qui montaient à l’assaut des grands chenets de fer forgé. La dame d’honneur toussota :

– Puis-je vous reconduire, Madame ? Tout au moins jusqu’au jardin ?

– Pourquoi jusqu’au jardin ? murmura Fiora surprise. Pourquoi pas jusqu’à l’entrée ?

– Parce qu’au jardin se trouve quelqu’un qui désire beaucoup vous parler... et qui se chargera de vous accompagner jusqu’à la porte.

– Qui donc ?

– Mme de Schulembourg. Elle vous a vue arriver tout à l’heure...

Fiora fit signe qu’elle avait compris. Elle pensait chercher cette dame en arrivant à Bruges, mais une entrevue avec la duchesse lui semblait plus importante et plus urgente. Devant le médiocre résultat de cette entrevue, peut-être serait-il bon de la rencontrer sans attendre. Tandis que derrière Mme d’Hallwyn elle descendait vers les parterres, l’écho joyeux du départ de la chasse lui parvint : le son des trompes, les abois des chiens, les cris des veneurs qui peu à peu se fondirent dans le bruit de la ville. Fiora pensa qu’on ne pouvait en vérité perdre plus gaiement un empire. Chez ce couple d’amoureux destiné à porter la couronne de Charlemagne, il ne pouvait y avoir place pour l’amère nostalgie des combattants de l’impossible...

– Que vous a-t-on dit ? fit une voix anxieuse, et elle s’aperçut qu’elle avait changé de compagne et se trouvait à présent au côté d’une femme déjà âgée, emmitouflée comme en plein hiver de velours et de renard noirs, une femme qui s’appuyait sur une canne et dont les yeux clairs l’enveloppaient d’un regard compatissant.

Elle s’efforça de lui sourire, sans y parvenir tout à fait :

– Rien que je ne sache déjà par Monseigneur Antoine : que mon époux était ici vers la fin de l’année. Ah ! si, tout de   même !   Madame   la   Duchesse   a  bien   voulu m’apprendre qu’il est resté peu de temps, que sa mine sombre était choquante dans un temps de fêtes et qu’il est reparti sans dire où il allait.

– Pauvre enfant ! C’est bien peu... Marchons, voulez-vous ? Et offrez-moi votre bras...

Elles firent quelques pas le long d’une allée admirablement sablée en s’éloignant des jardiniers qui, dans les parterres, taillaient des arbustes.

– On ne vous a pas parlé de la dispute, n’est-ce pas ?

– Une dispute ? Entre Philippe et...

– Et l’archiduc Maximilien ! Celui-ci a trouvé votre époux priant aux genoux de Madame Marie. Il est alors entré dans une grande colère et il a exigé son départ, sans vouloir entendre la moindre explication. Mais le comte n’est pas de ceux qui se laissent ainsi chasser. Avant de partir en claquant les portes, il a dit au prince qu’il était tout à fait indigne d’être le gendre du défunt duc Charles et qu’il aimerait mieux mourir que servir un tel maître. Il n’a eu que le temps de sortir et, s’il n’a pas été arrêté, il le doit uniquement aux prières de la princesse.

Mais Fiora ne s’attachait qu’aux premières paroles de Mme de Schulembourg qui confirmaient douloureusement ce qu’elle pensait : Philippe aimait la princesse et avait osé le lui dire. D’ailleurs, celle-ci n’avait pas protesté quand, tout à l’heure, Fiora lui avait dit ce qu’elle pensait des sentiments de Philippe.

Consciente de ce qu’un silence venait de tomber entre elle et sa compagne, elle refoula ses larmes :