– Ce n’est pas raisonnable. Plus vous attendrez, plus la séparation sera cruelle. D’autre part, Agnelle a dû arrêter déjà une nourrice.

– Pourquoi ne nourrirais-je pas ma fille pendant quelque temps ? Après tout, rien ne nous presse ? Nous sommes bien ici...

– Oubliez-vous votre fils ? Voilà six mois que vous l’avez quitté et on ne peut pas dire que vous ayez beaucoup vécu avec lui. Est-ce qu’il ne vous manque pas ?

– Si, bien sûr... mais il me semble que, ce petit ange, je l’aime plus encore. Lui, il a tout...

– Sauf un père ! fit Léonarde gravement. Lorenza aura père et mère, sans compter vous-même qui ne la perdrez pas de vue. Enfin, n’oubliez pas qu’elle est de race illustre. C’est une vraie Florentine, elle...

– Certes, elle l’est plus que moi. Mais je vous l’avoue, je n’ai guère pensé à son père tandis que je l’attendais... et même maintenant. C’est la preuve que je n’ai pas aimé vraiment Lorenzo. Et elle a peu de chance de le connaître jamais...

– Vous n’en savez rien. Quelle chance aviez-vous vous-même de connaître Florence au jour terrible de votre naissance ? Laissez-moi envoyer le père Anicet à Paris avec une mule et un billet. Florent est trop connu dans le quartier. Mieux vaut qu’on ne l’y voie pas ces jours-ci.

Fiora pleura beaucoup, supplia même quand Léonarde, impitoyable en apparence mais déchirée dans le fond de son cœur, lui banda les seins bien serré pour empêcher la montée de lait, en alléguant d’ailleurs que c’était à peine utile car, à la naissance de Philippe, Fiora s’était montrée peu prodigue du précieux liquide maternel. Et, comme celle-ci passait des larmes et des supplications à la colère, elle se fit sévère.

– Cessez de vous comporter comme une enfant ! Il faut une bonne nourrice à cette petite et nous n’allons pas nous amuser à la changer de sein toutes les deux minutes. Pensez un peu à elle !

Il fallut se résigner. D’ailleurs, le lendemain matin, les Nardi, tout frémissants d’une joie qu’ils n’osèrent pas montrer devant le visage tragique de la jeune mère, accouraient à Suresnes avec chevaux et confortable litière pour que le bébé fît le court voyage dans les meilleures conditions. La nourrice, choisie avec soin, attendait déjà rue des Lombards. Comme les Rois mages de l’Écriture sainte, ils apportaient des présents – inutiles et charmants comme des dentelles et des onguents de beauté pour Fiora – qui traduisaient bien leur affection.

Lorsque Fiora, pleurant comme une fontaine, remit elle-même sa fille dans les bras d’Agnelle, celle-ci l’embrassa chaleureusement.

– Je sais ce qu’il vous en coûte, mon amie, mais soyez certaine que notre petite Lorenza recevra tout ce qu’un enfant peut souhaiter et que nous l’aimerons de tout notre cœur, Agnolo et moi. D’ailleurs, si vous ne pouvez venir la voir d’ici quelque temps, je vous promets que cet été nous vous l’amènerons...

– Je ne sais pas si ce serait très sage, soupira Léonarde. Il semble évident, dès à présent, que Lorenza-Maria va ressembler beaucoup à sa mère...

– Ce qui est heureux pour elle, fit Agnolo, car je la plaindrais de ressembler à son illustre père qui est fort laid ! Mais laissons faire la nature, nous verrons bien !

– Lorenza-Maria ! soupira Agnelle en berçant, les yeux pleins d’étoiles, le petit paquet blanc que Fiora regardait avec désespoir. C’est bien joli ! Et c’est donc sous ce nom qu’elle sera baptisée dès ce soir, en l’église Saint-Merri...

– Dès ce soir ? s’étonna Léonarde. Et quels noms allez-vous indiquer pour les père et mère ?

– Il n’existe pas cinquante solutions, fit Agnolo. Nous ne pouvons la déclarer que de père et mère inconnus, Agnelle et moi signant uniquement à titre de marraine et de parrain. Naturellement, deux de nos voisins nous accompagneront en guise de témoins.

– Ainsi, elle n’aura pas de nom réel ? murmura Fiora. Elle qui pourrait s’appeler Médicis ou au moins Beltrami.

– Me connaissez-vous si mal ? fit Agnolo. Le prêtre recevra de l’or, et je m’arrangerai pour qu’il me croie le père...

– Eh bien, s’insurgea Agnelle, comme c’est aimable pour moi ! D’autant qu’elle est, en principe, la fille de ta nièce ?

– Sois sans crainte, reprit le négociant en riant. Du moment qu’on les paie, les desservants de paroisse ne se montrent pas trop difficiles et cela permettra à ce petit ange d’avoir un nom : elle sera Lorenza-Maria dei Nardi. N’est-ce pas le principal ?

– Bien sûr que si ! C’est toujours toi qui as les meilleures idées...

Quand ils eurent quitté le clos, la maison parut vide. C’était comme s’ils avaient emporté avec eux toute sa lumière et toute sa chaleur. Adossée à ses oreillers que ses cheveux marquaient d’une épaisse tresse noire, Fiora, les yeux baissés, se taisait. Elle regardait ses bras étendus devant elle, ses mains abandonnées paumes en l’air sur le drap de fine toile. Eux aussi étaient vides et, tout à coup, cela lui fut insupportable. Relevant les paupières, elle regarda tour à tour Léonarde, qui s’était laissée tomber sur un banc et pleurait, les coudes aux genoux et la tête dans ses mains, puis Florent adossé au manteau de la cheminée où il regardait sans le voir le feu qui s’éteignait. Tous deux, frappés d’une immobilité qui semblait ne devoir jamais finir, n’osaient pas se tourner vers le lit... C’était comme si leur vie, à eux aussi, s’était arrêtée avec le départ de cette litière dont on entendait encore le léger grincement des essieux s’éloignant vers le vieux pont romain.

Une soudaine bouffée de colère tira la jeune femme de son amère songerie. Elle n’allait pas rester là, immobile, à attendre stupidement que son cœur cessât de lui faire mal. Sa voix sonna, haute, claire, impérieuse, et fit tressaillir les deux autres.

– Donnez-moi une robe de chambre, ma chère Léonarde ! Je veux me lever.

Tout de suite la vieille demoiselle fut près d’elle, mi-inquiète mi-fâchée :

– Vous n’y songez pas ! Il y a seulement deux jours que vous êtes accouchée...

– Et alors ? Péronnelle m’a parlé, un jour, d’une paysanne de ses amies qui avait ressenti les grandes douleurs alors qu’elle était en train de cueillir des cerises. Elle a fait son enfant et, deux jours après, elle allait vendre ses cerises au marché de Notre-Dame-la-Riche. Je ne crois pas être moins solide qu’elle.

– Encore un peu de patience ! Rien que deux ou trois jours ?

– Pas même un seul ! Comprenez donc que je ne peux plus supporter cette maison à présent... qu’elle est partie. Demain matin, nous reprendrons le chemin de chez nous. La seule chose que je vous demande, à tous deux, c’est que la maison soit rangée et que tout soit prêt à l’aube pour notre départ.

– Ce ne sera pas bien long, fit Léonarde tristement. Bien peu de choses nous appartiennent ici...

– Voulez-vous vraiment partir, donna Fiora ? demanda Florent dont le regard bleu scrutait le mince visage pâli et les yeux gris agrandis d’un cerne bleuté.

– C’est ma mine qui ne vous plaît pas ? Je crois au contraire qu’elle sera de circonstances, puisque je passe pour avoir contracté je ne sais quelle maladie. Il serait désastreux de rentrer avec une mine prospère et des joues rebondies. Chez nous, il me semble que j’aurai moins mal !

Réflexion faite, Fiora décida que l’on partirait avant que le jour soit levé afin que nul ne s’en aperçût, car elle n’avait aucune envie de changer de vêtements dans la première forêt venue. Personne ne l’avait vue durant ce séjour de six mois et elle estimait qu’il était bon qu’il en fût de même à présent. Tandis que Florent, le léger bagage chargé, achevait de harnacher les mules, elle demanda pourtant à Léonarde d’aller chercher le père Anicet.

Le bonhomme s’était montré d’une exemplaire discrétion et, quand Fiora descendait au jardin alors que lui-même s’y trouvait, il sifflait son chien et s’éloignait en tournant le dos. La jeune femme entendait l’en remercier.

– Je quitte cette maison, lui dit-elle, pour n’y plus jamais revenir. Vous ne me reverrez donc plus, mais je désire avant de partir vous prouver ma gratitude pour le silence et la solitude que vous m’avez permis de respecter.

Le père Anicet regarda la mince silhouette noire, enveloppée d’un grand manteau dont le capuchon doublé de renard fauve cachait la moitié du visage, puis les cinq pièces d’or qu’une main gantée venait de déposer dans la sienne. Un court instant, ses paupières aussi fripées que celles d’une tortue se relevèrent sur des prunelles singulièrement vives pour un homme de cet âge :

– Je ne vous ai jamais vue, dit-il enfin. Tenez-vous vraiment à ce que je me souvienne que quelqu’un a habité cette maison ?

– Non. Je préfère que vous l’oubliiez, mais un peu d’or n’a jamais nui à personne.

– C’est juste ! Aussi, tout à l’heure, irai-je mettre un cierge à saint Leuffroy pour le remercier de l’aubaine trouvée grâce à lui dans cette maison vide...

Et, saluant gauchement mais serrant bien fort sa paume calleuse sur les pièces brillantes, il sortit de la maison et descendit en chantonnant jusqu’au fleuve pour y relever ses filets.

Un quart d’heure plus tard, les trois voyageurs s’éloignaient à leur tour et s’engageaient lentement sur l’étroit chemin bordant la Seine qu’ils allaient suivre jusqu’à Meudon pour, de là, rejoindre sans entrer dans Paris la grande route d’Orléans. Les croix du mont Valérien et les clochers de l’abbaye Saint-Leuffroy avaient disparu derrière les arbres d’un bois épais quand le soleil, bondissant comme un gros ballon rouge, s’élança dans le ciel gris et rose d’une aurore qui annonçait du vent.

La seule chose accordée par Fiora à Léonarde était que l’on n’irait pas trop vite. La vieille demoiselle avait allégué pour cela ses rhumatismes que l’humidité des jours derniers avait réveillés, sachant bien que, s’il n’était question que de sa propre santé, la jeune femme leur imposerait un train d’enfer. Aussi la journée était-elle avancée, trois jours plus tard, quand les voyageurs aperçurent le lourd donjon quadrangulaire, le clocher de Beaugency et la haute tour carrée de son abbatiale Notre-Dame.