– Bien ! soupira Fiora. Je remercie le Roi de la peine qu’il a bien voulu prendre...
– Pâques-Dieu, ma chère, laissez de côté ces phrases toutes faites ! Il m’importe autant qu’à vous de remettre la main sur ce brandon de discorde, capable de soulever à nouveau la Bourgogne que Charles d’Amboise est en train de pacifier...
– Le sire de Craon n’est-il plus gouverneur de Dijon ?
– C’est un bon serviteur, mais un imbécile, et j’ai besoin de serviteurs intelligents. De toute façon, nous allons reprendre les recherches pour retrouver votre époux...
– S’il vous plaît, Sire... n’en faites rien !
Les yeux vifs du roi, toujours à demi recouverts par leurs lourdes paupières, s’ouvrirent tout au large :
– Ne voulez-vous pas qu’on le retrouve ?
– Non, Sire. Si vos hommes le cherchent, il les fuira ...ou les tuera. Je veux... j’espère qu’il viendra vers moi de lui-même, sans qu’il soit besoin de lancer à ses trousses toute la maréchaussée du royaume.
– Il devrait être déjà là dans ce cas ?
– Ce n’est pas certain. L’idée m’est venue qu’en quittant Villeneuve, il a pu choisir de rester avec ces pèlerins qui l’ont aidé sans le savoir.
– Vous pensez qu’il a pu les suivre jusqu’en Galice ?
– Pourquoi pas ? La bure du pèlerin constitue la meilleure protection que puisse trouver un fugitif. Et puis, la route est longue. Cela laisse aux choses le temps de s’apaiser. Enfin, il fallait qu’il vive car, si j’ai bien compris, il ne lui restait pas un sou vaillant.
Le roi n’avait plus l’air d’écouter. Ses yeux suivaient le dessin fantastique des flammes et il se mit à réfléchir à haute voix.
– S’il a quitté Villeneuve en mai, il devrait être déjà de retour. Sauf accident, bien sûr...
– Accident ? murmura Fiora déjà reprise par l’angoisse.
– Le chemin de Saint-Jacques est long, pénible et dangereux. Tous ceux qui s’y engagent ne reviennent pas vivants. Je pense que nous pouvons, comme vous le souhaitez, faire trêve à nos recherches. Nous les reprendrons si l’hiver ne le ramène pas auprès de vous. Mais priez le Seigneur Dieu et la benoîte Sainte Vierge pour que cet homme entende la voix de la raison et revienne chercher la paix auprès de vous.
Une menace informulée se cachait sous la voix pesante du roi et Fiora s’en inquiéta assez pour oser demander :
– Sinon ? C’est le mot qui vient après, n’est-ce pas, Sire ?
– Oui. Sinon, je pourrais ne plus me souvenir que d’une chose : c’est qu’il est un rebelle, et ne plus accepter de le traiter autrement. Laissez-moi, à présent, ma chère ! Je suis las et je voudrais sommeiller un peu. Vous n’oublierez pas ma lettre ?
– Pour Démétrios ? Je vais l’écrire en rentrant et la ferai porter ici aussitôt !
– Merci ! ... En priant, ce soir, Notre-Dame de Cléry, je lui demanderai de vous accorder cette paix qui semble prendre plaisir à vous fuir. Je n’irai pas jusqu’à prononcer le mot de « bonheur », car c’est chose trop fragile... et dont, en vérité, personne ne peut dire avec assurance où elle réside...
Une heure plus tard, rentrée chez elle, Fiora écrivit à Démétrios pour lui faire part des besoins du roi. Sa lettre achevée, elle la sabla, la scella et appela Florent pour qu’il la porte au Plessis. Ceci fait, elle écrivit une autre lettre, destinée à messer Agnolo Nardi, rue des Lombards à Paris. Il était inutile de perdre davantage de temps.
CHAPITRE VIII
LA HALTE DE BEAUGENGY
A la fin du mois d’octobre, Fiora et Léonarde quittèrent la Rabaudière sous la garde de Florent, incapable de cacher sa joie. N’était-il pas normal, comme il l’expliqua durant leur dernière nuit à une Khatoun en pleine crise de jalousie, qu’il ait plaisir à aller embrasser ses parents ? Et il pressa l’instant du départ pour couper court aux attendrissements et surtout pour ne plus voir la jeune Tartare, debout au seuil de la maison, serrant farouchement contre elle le petit Philippe qui, peu satisfait du traitement, protestait vigoureusement, au point que Péronnelle dut s’en mêler. Les yeux noirs flambaient de colère et de chagrin à la fois cependant que, du haut de sa mule, Fiora donnait ses dernières instructions du ton joyeux de quelqu’un qui s’en va faire un voyage d’agrément.
La version officielle était le souhait d’Agnolo Nardi de la voir venir à Paris pour quelques affaires importantes. Se sentant vieillir, le négociant voulait informer l’héritière de Francesco Beltrami de ce dont il faudrait qu’elle s’occupe s’il venait à disparaître. Pieux mensonge, bien sûr, puisque les intérêts de la jeune femme étaient, à présent, fermement tenus en main par Lorenzo de Médias en personne. En réalité, Agnolo avait écrit à Fiora que lui-même, sa femme Agnelle, leur maison et leur cœur ne souhaitaient qu’une chose : l’accueillir à nouveau et la garder le plus longtemps possible. Ils ignoraient la raison profonde du séjour que Fiora entendait faire à Paris.
Péronnelle et Etienne, dans la simplicité de leurs cœurs, n’avaient rien vu d’extraordinaire à ce voyage. Pour eux, Fiora, qu’ils aimaient sincèrement, avait fini par prendre les couleurs d’un bel oiseau migrateur. Une chose comptait à leurs yeux : elle leur accordait pleine confiance et, grâce à elle, ils étaient exempts de tout souci d’ordre matériel. Enfin, un petit enfant vivait auprès d’eux, leur donnant la douce illusion d’être grand-père et grand-mère.
A son regret, Fiora n’avait pu saluer Douglas Mortimer. L’Ecossais, dont décidément le roi appréciait toujours davantage les services, accomplissait une mission. C’est dire que tout le monde, hormis Louis XI, ignorait où il se trouvait. A ce dernier, la jeune femme, au matin de son départ, fit porter une lettre annonçant une absence de quelques semaines pour affaires. Elle le savait trop méfiant pour se permettre de quitter son voisinage sans l’en prévenir. Ayant ainsi assuré ses arrières, Fiora prit d’un cœur assez paisible le chemin de Paris qu’elle et Léonarde gagnèrent par Tours, Amboise, Beaugency et Orléans.
Un voyage agréable, que l’on fit sans hâte excessive pour ménager Léonarde. Le temps d’automne restait beau et, si les nuits devenaient fraîches et parfois pluvieuses, le soleil semblait s’être donné à tâche de reparaître à chaque aurore et, dans l’après-midi, permettait encore les fenêtres ouvertes et les longs bavardages dans la rue.
En approchant de la grande ville, Fiora s’aperçut qu’elle éprouvait des impressions différentes de celles ressenties trois ans et demi plus tôt, lorsqu’elle y était arrivée avec Léonarde, Démétrios et Esteban. Sous le coup de la mort tragique de son père et des cruelles épreuves qui l’avaient suivie, elle ne souhaitait qu’un refuge, un endroit où personne ne la connaîtrait et où elle pourrait refaire ses forces pour les combats qu’elle avait juré de mener.
Cette fois, s’accordant le loisir de regarder autour d’elle, elle vit que les abords de Paris paraissaient aussi aimables que les rives de la Loire : des plaines et des avancées de plateaux couverts de champs cultivés, des coteaux garnis de vigne ou piqués d’arbres fruitiers, des vallées vertes de pâturages, des bois, des forêts, des châteaux montrant souvent des pierres neuves et puis, à mesure de l’approche, des bourgs importants, des villages paisibles et de grandes abbayes. Les murailles même de la ville capitale semblaient rajeunies, car Louis XI veillait de près aux défenses de ses grandes cités et encourageait les restaurations.
Dans Paris où ne pesait plus, comme la première fois, la menace des Anglais, les rues étaient pleines d’une vie bruyante, riche et colorée où ne résonnait aucun pas ferré de troupe en marche. A l’exception des gardes de la porte Saint-Jacques et des sentinelles postées aux deux châtelets, le Petit et le Grand, qui commandaient le Petit-Pont et le Pont-au-Change, les voyageurs ne rencontrèrent pas une seule cotte d’armes, pas un seul chapeau de fer.
– Quelle belle chose, tout de même, que la paix ! remarqua Florent, tout en dardant un regard meurtrier vers une bande d’étudiants qui sifflaient sur le passage de Fiora et lui envoyaient des baisers.
– Alors, arrangez-vous pour ne pas la troubler et cessez de vous occuper de ces garçons ! ... Et tâchez que nous avancions un peu plus vite ! J’ai hâte d’apercevoir les trois pignons de la maison de messer Nardi !
Passé le Grand-Pont et le bruit de ses moulins, la Grande Boucherie et ses odeurs abominables de viscères et de sang caillé, on arriva à destination et les deux femmes virent avec plaisir que rien n’avait changé : la belle enseigne peinte se balançait toujours aussi majestueusement et les langues rouges des girouettes, sur les toits, continuaient à tourner doucement au vent du soir. Les fenêtres aux carreaux étincelants s’ouvraient comme autrefois sur les grandes pièces fleurant bon la cire fraîche et le pain chaud et, dans les magasins du rez-de-chaussée, les employés, la plume d’oie entre les doigts, étaient toujours courbés sur les gros registres reliés en parchemin. Mais l’apparition d’Agnolo Nardi, à l’appel de Florent qui s’était rué dans le bâtiment aussitôt descendu de son cheval, serra le cœur de Fiora. Certes, elle retrouvait le même petit homme rond et brun, quoiqu’un peu grisonnant, mais à présent, il marchait en s’appuyant sur une canne et les yeux de la jeune femme s’embuèrent de larmes. Cette canne, même ennoblie d’un pommeau d’argent ciselé, n’en était pas moins la preuve de ce que le bon Agnolo avait subi pour le service de Fiora : la torture par le feu que lui avait infligée l’impitoyable Montesecco pour obtenir de lui l’adresse de la jeune femme C’était même une chance qu’il pût encore marcher ! Aussi rencontra-t-il des joues mouillées quand Fiora sauta à terre pour courir l’embrasser.
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