Il secoua doucement Khatoun qui s’endormait pour la renvoyer dans sa chambre, un peu honteux de constater qu’à l’idée de ne pas la voir pendant des jours et des jours il n’éprouvait pas grand regret. Et comme elle se remettait à pleurer, il lui lança, mécontent :
– Tu ne vas pas larmoyer ainsi jusqu’à la Noël ? C’est ennuyeux, bien sûr, que donna Fiora s’en aille, mais tu peux être assurée qu’elle ne le fait pas sans une bonne raison. Alors, ne lui complique pas l’existence ! Elle reviendra.
– Oui... C’est toi qui as raison, bien sûr... Enfin, on verra bien...
Et, ramassant sa chemise, Khatoun la passa d’un geste machinal et gagna la porte. Florent se recoucha et s’efforça de dormir car la fin de la nuit approchait. Les paroles de Khatoun lui trottaient dans la tête et il s’efforçait d’y trouver une explication. Il n’y parvint pas mais, par contre, finit par s’endormir d’un si profond sommeil qu’il n’entendit pas chanter le coq et oublia l’heure. Ce fut quand Etienne le jeta à bas de son lit qu’il reprit contact avec la réalité quotidienne.
Cette réalité n’avait rien de souriant. Fiora, le visage sombre, ne disait mot et semblait souffrante. Elle était pâle et visiblement fatiguée. En outre, il pleuvait à plein temps ; ce qui donnait une lumière grise guère flatteuse.
Aussi quand, au début de l’après-midi, un page vint lui dire que le roi désirait la voir, accueillit-elle cette invitation sans le moindre plaisir. Florent, au contraire, en fut très content car elle lui ordonna aussitôt de se tenir prêt à l’accompagner et de seller les mules tandis qu’elle-même allait changer de robe.
Fiora trouva Louis XI dans sa chambre, vaste pièce tendue de tapisseries représentant des sujets de chasse où une dizaine de chiens, épagneuls blonds et lévriers blancs, formaient sur les tapis un archipel soyeux. Assis dans un haut fauteuil de bois sculpté près de la grande cheminée de pierre blanche où brûlait un tronc d’arbre, le roi de France semblait curieusement recroquevillé. Frileux à l’excès, il était vêtu comme en plein hiver de drap brun solide et chaud bordé de castor, luisant comme peau de châtaigne, assorti à celui dont était fait le chapeau qu’il portait, comme d’habitude, sur une coiffe de laine rouge emboîtant bien les oreilles. Auprès de lui, son lévrier favori Cher Ami tendait son étroit museau vers les menus morceaux de biscuit que les mains fines, véritablement royales, peut-être la seule beauté de cet étrange souverain, offraient à sa gourmandise. Dans la lumière des flammes, les rubis sertis dans le haut collier d’or du chien brillaient comme braises.
Un homme se tenait auprès du roi, penché vers lui pour recueillir chacune de ses paroles et Fiora, en l’apercevant, tressaillit. Elle n’avait vu qu’une fois ce visage de fouine, ces cheveux raides coupés court et ces yeux glauques, mais elle reconnut leur propriétaire comme l’homme qui, sans qu’elle lui ait causé le moindre tort, était son ennemi juré, celui qui avait tenté de la faire assassiner en forêt de Loches. C’était Olivier le Daim, barbier et confident du roi, du moins autant que peut l’être un homme qui, chaque jour, promène un rasoir sur la gorge d’un autre. Une chose paraissait certaine : il était fort en faveur et Fiora, quelque envie qu’elle en eût, ne pouvait l’accuser ouvertement.
Pour ne plus voir ce regard fielleux glissant sur elle sous la paupière tombante, elle salua profondément, attendant même que le roi la relève de sa révérence. Ce qu’il fit sans tarder :
– Venez-ca, Madame de Selongey ! Nous avons à parler vous et moi ! Laisse-nous, Olivier !
Le barbier sortit à regret, tandis que Fiora s’avançait vers la cheminée et le siège qu’on lui désignait. Elle aurait juré que l’autre allait écouter derrière la porte. Néanmoins, elle décida de n’y plus penser et s’assit sans rien dire, car c’était au roi de parler le premier. Comme il ne semblait pas pressé, elle l’examina discrètement et lui trouva mauvaise mine. Le long nez pointu paraissait aminci et le lourd visage aux mâchoires carnassières fait de parchemin jauni, cependant qu’un tic nerveux contractait par instants la bouche au pli dédaigneux.
Sachant qu’il souffrait de la mauvaise circulation du sang dans ses artères et de douloureuses hémorroïdes, elle pensa qu’une crise, peut-être, expliquait la contraction de son visage. Elle en fut même certaine quand, remuant sur ses coussins, il ne put retenir un bref gémissement, aussitôt suivi d’un mouvement de colère et d’une question.
– Par la Pâques-Dieu ! Où est-il, cet animal ?
– Qui donc, Sire ?
– Ce médecin byzantin... Comment s’appelait-il donc ? Ah oui : Lascaris ! Démétrios Lascaris ! Vous étiez très amis, je crois ?
– En effet, Sire.
– Alors vous devez savoir où il est ? Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas revenu vers moi après la chute de Nancy. Sa vengeance était accomplie avec la mort du duc Charles, et le jeune René de Lorraine n’avait pas besoin de lui. Alors ? Mon service ne lui convenait-il pas ?
– Le Roi ne le pense pas, j’imagine, car Démétrios aimait à le servir mais une... brouille s’était installée entre nous et il a préféré retourner à Florence. Où il se trouve toujours.
– Et moi, dans tout cela ?
– Il pensait sérieusement que le Roi n’avait plus besoin de lui. C’est un homme de grande modestie...
– Lui ? ricana Louis XI. Il est orgueilleux comme un paon. En tout cas, il ne devait pas agir ainsi. C’est moi qui souffre et pas lui. Puisque vous savez où il est, écrivez-lui de revenir ! La lettre sera portée par l’un de mes chevaucheurs...
– Sire, je lui ai déjà demandé de revenir avec moi, mais il a vieilli et craint les longs voyages. Peut-être parce qu’il a trop couru le monde. Et puis la mauvaise saison arrive. A son âge...
– Ouais ! Le roi de France, lui, peut endurer mort et martyre pendant qu’il se dorlote au soleil. Eh bien, écrivez-lui qu’il m’envoie de sa pommade miracle ! Je le ferai venir au printemps. Parlons de vous, à présent ! Vous êtes allée gambader avec mon mulet d’Ecosse ?
– Le Roi pense-t-il vraiment que gambader soit le mot approprié ? Nous avons fait un voyage long et fatigant et...
– Bon, bon ! Je retire gambader. Excusez-moi, donna Fiora ! Je suis de très méchante humeur !
Comme se parlant à lui-même, il expliqua alors que, si une trêve existait entre le couple Marie de Bourgogne -Maximilien d’Autriche et lui-même, le roi Edouard d’Angleterre, si parfaitement berné, mais payé, à Picquigny, entendait à présent appliquer une des clauses du traité : le mariage entre le dauphin et sa fille Elizabeth.
– Ce rat veut nous envoyer sa fille dès à présent pour conclure le mariage et recevoir les soixante mille livres que je dois payer par an pour la main de cette princesse... dont je ne veux pas. Fi donc d’une Anglaise sur le trône de France ! En outre, mon fils, à huit ans, est trop jeune pour se marier. Il me faut trouver un moyen de faire tenir Edouard tranquille.
– Et... le Roi a trouvé ce moyen ?
– Le temps ! Rien que le temps ! En outre, j’ai à
Londres un ambassadeur, Marigny, qui est habile homme. C’est bien le diable si à nous deux nous n’arrivons pas à jouer Edouard. D’autant qu’il a épousé une fille de petite noblesse et que son trône, guigné par son frère Gloucester[xii] n’est pas si solide qu’il le croit... Mais comment en sommes-nous venus à parler politique ? Nous en étions, je crois, à votre équipée à Villeneuve-Saint-André ? Il semblerait donc que le comte de Selongey, après avoir fui le château de Pierre-Scize, ait trouvé asile à la chartreuse du Val-de-Bénédiction ?
– Oui, Sire. Mortimer a dû vous le dire ?
– En effet. Il aurait profité d’un pèlerinage pour fausser compagnie aux bons pères ? Ce qui prouve, selon moi, qu’il avait perdu la mémoire beaucoup moins qu’on ne le pensait.
– Sire ! protesta Fiora scandalisée. Mon époux, jouer un tel rôle ?
– Et pourquoi pas ? A Villeneuve qui nous appartient, il pouvait craindre de n’être pas en sûreté.
– La chartreuse est lieu d’asile !
– Sans doute, mais vous êtes une enfant et vous n’imaginez pas combien de lieux d’asile sont peu sûrs dès que certains intérêts sont en jeu. Votre époux est un homme intelligent. En revanche, je suis surpris que votre séjour à Rome vous ait laissé tant d’innocence.
Fiora se sentit rougir et chercha une contenance en tordant le petit mouchoir qu’elle avait tiré de sa manche. Le roi ne faisait aucune allusion au cardinal della Rovere et semblait tout ignorer de l’aventure tragique dans laquelle il l’avait entraînée.
A nouveau le silence, troublé seulement par le crépitement du feu, s’établit entre eux. Louis XI caressait la tête de son chien favori et cherchait une gâterie pour l’un des épagneuls qui, après s’être étiré longuement, s’approchait de lui et se couchait à ses pieds...
– Les chiens sont les meilleurs amis, les plus sûrs, les plus fidèles que puisse avoir un homme. A plus forte raison un roi, soupira-t-il. A présent, auriez-vous une idée de l’endroit où messire de Selongey a pu se rendre ? Il semble que vous n’ayez pas cherché longtemps autour de Villeneuve ?
– Je pense que c’était inutile et j’espérais... j’espère encore qu’il se souviendra un jour de ce que je vis dans le voisinage du Roi. A moins qu’il n’ait choisi de partir au loin.
Se détournant, Louis XI prit sur une table un peu en retrait un message déplié dont le sceau rompu montrait qu’il avait été lu.
– Une chose est certaine : il n’a pas été à Venise. Le doge en personne nous écrit qu’aucun voyageur lui ressemblant n’a été vu dans la ville. Quant à ceux qui se sont engagés pour combattre le Turc sur les galères de la Sérénissime, la liste en est courte et aucun de ces hommes ne peut être le comte de Selongey.
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