– Ce ne sera jamais qu’une enfant ! soupira Léonarde un moment plus tard. La vie l’a gâtée sans la préparer à l’adversité...

– N’exagérons rien ! Elle a vécu des moments difficiles.

– Mais passagers ! La chance l’accompagne depuis sa naissance sans qu’elle s’en rende compte. Seize ans au palais Beltrami puis, de là, presque directement dans les bras d’un époux qu’elle aimait. A sa mort, elle est vendue, je te l’accorde, mais à qui ? A une grande dame qui lui restitue à peu de choses près l’existence qu’elle menait chez nous, après quoi elle vous retrouve et revient ici avec vous. Ici, où Péronnelle la gâte et la dorlote comme sa propre fille et où elle mène une vie familiale. Vous avez entendu ? Notre Philippe dont d’après vous elle rêvait lui paraît un peu difficile à présent, elle veut un nouveau bébé. Les tout-petits et les chatons, voilà ce qui lui convient ! Elle est capable de perdre la tête à propos de cet enfant à venir et de jeter par terre tout notre édifice.

– Alors, que proposez-vous ? Je ne vais tout de même pas la tuer ?

– Bien sûr que non, mais, si vous en êtes d’accord, je compte lui inspirer une terreur suffisante pour retenir sa langue et je vous conseille de dire comme moi.

– Si elle dit un seul mot, elle repart pour Florence, je le lui ai déjà dit.

– Mais vous ne perdrez rien à le répéter. Il faut qu’elle soit persuadée que si elle parle, elle sera chassée. Deux ou trois garçons tournent déjà autour d’elle ici, et cela ne lui déplaît pas. Que l’un d’entre eux la séduise, et Dieu sait ce qu’elle pourrait raconter sur l’oreiller ! Elle a plus de tempérament que vous ne l’imaginez.

Fiora se garda bien de révéler ce qu’elle savait à ce sujet. Elle revoyait Khatoun, chez la Pippa à genoux sur le dallage et se tordant sous les caresses de la maquerelle, Khatoun qui, la nuit suivante, avait suivi l’homme auquel on l’avait menée parce qu’il avait su lui faire l’amour. Tout cela n’était guère rassurant, mais que faire ?

– Rien, conclut Léonarde, sinon ordonner à Etienne et à Florent de la surveiller de près. Ce qu’elle sait est trop lourd de conséquences pour le laisser à la merci d’une nuit d’amour.

Fiora ne répondit pas. Elle aimait bien Khatoun et lui faisait entière confiance, une confiance qu’elle n’avait jamais eu à regretter, au contraire. Mais Léonarde la connaissait presque aussi bien et, en outre, elle possédait une grande sagesse née de l’expérience et savait que tout être humain a ses limites.

Pourtant, Léonarde ignorait tout de ce qui se passait, la nuit, dans la maison aux pervenches. Après avoir mis au lit le petit Philippe, Khatoun refusa d’aller souper, alléguant qu’elle se sentait le cœur barbouillé. Sans se coucher, elle resta sur son lit, à verser d’abondantes larmes jusqu’à ce qu’il n’y eût plus, dans la maison, le moindre bruit... Alors elle se leva, ôta sa robe, ne gardant que sa chemise et, sans rallumer sa chandelle, sortit de sa chambre. A l’instar des chats, elle pouvait se diriger la nuit sans lumière.

Montant l’escalier sur ses pieds nus, elle gagna le second étage et la chambre mansardée où couchait Florent. Une lueur jaune filtrait sous la porte, mais, en ouvrant celle-ci, Khatoun vit que le jeune homme s’était endormi en lisant un livre qui était retombé sur son nez. Elle s’approcha doucement, ôta le livre avec d’infinies précautions, puis se libéra de sa chemise et resta là un instant à contempler le dormeur. L’air heureux, il souriait à un rêve, ce qui fit prendre conscience à Khatoun de sa propre désolation.

Éclatant en nouveaux sanglots, elle rejeta les couvertures d’un geste rageur et se jeta contre le corps nu du garçon qu’elle enlaça de ses bras et de ses jambes tout en couvrant de baisers frénétiques son cou et son menton. Réveillé en sursaut par cet assaut, Florent regarda avec stupeur son assaillante en essayant, mollement il est vrai, de se libérer :

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu viendrais cette nuit ? Je ne t’attendais pas...

– Tais-toi ! Tais-toi je t’en prie et fais-moi l’amour ! J’en ai besoin. Caresse-moi ! Prends-moi !

A l’humidité de ses joues et de ses lèvres, il comprit qu’elle pleurait :

– Qu’est-ce qui te chagrine ? pourquoi ces larmes ?

– Elle va... elle va partir encore ! Elle va me quitter une nouvelle fois...

– Qui donc ?

– Qui veux-tu que ce soit ? ... Fiora, ma maîtresse bien-aimée. Elle veut me laisser, alors qu’elle m’avait promis qu’on ne se séparerait plus ! C’est cette affreuse Léonarde qu’elle va emmener...

– Où donc ? Où veut-elle aller alors que la mauvaise saison arrive ?

– A Paris, chez des gens que je ne connais pas... Et pour un assez long séjour.

– Moi, je les connais, ce sont ses meilleurs amis. En outre, Agnolo Nardi gère sa fortune. Mais qu’est-ce qu’elle veut y faire ?

Une lueur de crainte brilla dans le regard affolé de la jeune femme, la retenant au bord de l’ultime confidence dont elle savait qu’elle pourrait la payer cher.

– Je ne peux pas te le dire car j’en mourrais peut-être, mais fais-moi l’amour, je t’en supplie. Il faut que quelqu’un s’occupe de moi et me donne un peu de joie, puisque ma belle Fiora ne veut plus de son esclave...

– Où vas-tu chercher tout ça ? s’indigna Florent. Ce n’est pas parce que donna Fiora veut aller à Paris qu’elle va se séparer de toi pour toujours ? Tu vas rester ici à t’occuper de notre petit diable, et après ? Tu n’y es pas si malheureuse ?

Et Florent entreprit de prouver à Khatoun que, pour lui au moins, elle avait beaucoup d’importance. Un instant plus tard, elle ronronnait sous lui comme un chaton heureux et ses larmes séchaient sous les baisers du garçon. La petite chambre s’emplit de soupirs, auxquels ses murs étaient maintenant accoutumés.

En effet, trois jours après le départ de Fiora et de Mortimer, Florent, alors qu’il entassait soigneusement les balles de foin pour l’hiver dans la grange, avait vu Khatoun venir à lui. C’était l’une de ces belles journées d’automne toutes tièdes où le soleil tendre met des moiteurs à la peau et dispose à la langueur. En rangeant ses balles odorantes, le garçon – peut-être avait-il bu un peu trop de vin au déjeuner – pensait justement que ce serait bon de se rouler là-dedans avec une fille au corps frais.

Khatoun était vêtue d’une robe de toile bleue sur une gorgerette dont les rubans, un peu lâches, laissaient voir des ombres bien douces. Elle portait une cruche d’eau juste tirée du puits dont les gouttelettes scintillaient en tombant, une à une, sur la terre battue. Sans un mot, elle fit boire le jeune homme puis, posant sa cruche avec un demi-sourire et comme si c’eût été la chose du monde la plus naturelle, elle prit sa main et, le regardant au fond des yeux, elle guida cette main poussiéreuse sur l’un de ses petits seins ronds et durs où elle se referma d’instinct.

– Khatoun peut te rafraîchir d’une autre manière, murmura-t-elle. C’est tellement bon de faire l’amour par une telle chaleur ! Et le foin sent si bon !

Un instant plus tard, nus tous les deux, ils s’enfonçaient dans la moisson parfumée. La peau de la petite Tartare était douce et soyeuse comme un satin ivoirin et comme, astucieusement, elle avait emprunté un peu du parfum de sa maîtresse, l’ancien apprenti banquier eut, en fermant les yeux, l’impression de posséder cette trop belle Fiora dont il était si éperdument, si désespérément amoureux... Et cela lui parut délicieux.

Depuis, presque chaque nuit – à moins que le petit Philippe n’eût besoin de Khatoun -, les deux jeunes gens se rejoignaient dans la chambrette du garçon pour des jeux ardents auxquels ils prenaient un plaisir de plus en plus vif. Khatoun savait que Florent ne l’aimait pas vraiment, comme Florent savait qu’il n’était pas question d’amour chez sa maîtresse, mais l’amour, différent bien sûr, que tous deux portaient à Fiora les poussait à s’unir. Florent était jeune, bien bâti et naturellement ardent. Quant à Khatoun, l’amour était pour elle une question d’instinct comme pour beaucoup de filles d’Asie. Elle savait combler un homme tout en prenant sa part de plaisir car elle avait reçu de son époux, le médecin romain, les meilleures leçons. Quant au jeune Parisien, son innocence perdue chez une ribaude du quartier Saint-Merry, puis deux ou trois bergères culbutées, les soirs de grande chaleur, dans les roseaux des bords de Loire, il découvrait avec la petite Tartare un monde de sensations inimaginables. Accomplissant auprès d’elle des exploits dont il se serait cru incapable, il lui en vouait une reconnaissance naïve. Grâce à Khatoun, Florent pouvait se croire l’un de ces hommes privilégiés de la nature dignes de devenir l’amant d’une reine.

– Tu es une vraie diablesse, lui disait-il parfois, mais c’est si doux de t’aimer...

L’important était, après une nuit particulièrement chaude, d’échapper au regard myope mais singulièrement perspicace de dame Léonarde ou au sourire entendu du père Etienne. Florent s’en tirait en allant barboter dans la Loire à la petite pointe du jour, mais il savait qu’il faudrait trouver autre chose quand viendrait l’hiver. Il est vrai qu’alors les nuits seraient plus longues et les travaux du jardin ou des champs moins absorbants...

Mais ce soir-là, le jeu d’amour se termina vite et, tandis que Khatoun continuait à pleurer, la tête nichée contre l’épaule du garçon, celui-ci, bien qu’il eût fait de son mieux pour apaiser le désespoir de son amie, s’avouait qu’il n’était pas loin de le partager. Pourquoi Fiora et Léonarde partaient-elles chez les Nardi, surtout s’il était question d’y rester plusieurs semaines, voire plusieurs mois ? Néanmoins, dans son inquiétude, un espoir se glissait : ce grand diable d’Écossais ne pouvait passer son temps à escorter des dames, ce qui lui donnait, à lui Florent, une chance d’être choisi. Sous la féroce direction d’Archie Ayrlie, ses progrès en équitation avaient été rapides et il n’y avait plus aucune raison de le laisser à la maison.