– Je ne pouvais pas supporter l’idée que tu puisses vouloir mourir, hoqueta-t-elle en serrant convulsivement contre elle l’enfant qui commença à hurler. Le chat est mort... tu comprends ?

N’ayant même plus la force de se mettre en colère, Fiora, prostrée, la regarda sans rien dire. D’ailleurs, à quoi bon se fâcher ? La pauvre Khatoun, si dévouée, n’avait agi que par affection... Mais Léonarde, elle, réagit. Enlevant le petit garçon des bras de Khatoun, elle le jeta presque dans ceux de Péronnelle qui accourait au bruit puis, refermant la porte, vint prendre Fiora sous les bras pour l’aider à se relever et à s’asseoir sur son lit :

– Je voudrais bien comprendre ! fit-elle sèchement. Qu’y avait-il donc dans ce maudit flacon pour que vous vous soyez jetée dessus sans même ôter vos bottes ?

Fiora leva sur elle un regard atone :

– Quelque chose que je devais prendre sans tarder au cas où je sentirais certains symptômes. Démétrios avait bien insisté sur le fait qu’il ne fallait surtout pas attendre...

– Mais des symptômes de quoi ?

– De grossesse. Je suis enceinte, Léonarde. Enceinte de Lorenzo ! Et Philippe peut arriver ici un jour ou l’autre !

– Vous êtes sûre ? souffla Léonarde épouvantée tandis que redoublaient les sanglots de Khatoun, à présent couchée de tout son long sur le tapis.

– Il n’y a malheureusement aucun doute. Cela doit dater de notre dernière... rencontre, en juillet. Il y a un peu plus de deux mois.

Elle raconta que, durant la nuit passée au Grand Prieur, elle s’était levée pour boire un peu d’eau. Une soudaine nausée l’avait rejetée sur son lit, le cœur chaviré avec au front une sueur glacée. Pensant qu’elle avait peut-être fait un peu trop honneur à la cuisine de maître Jacques, elle ne s’en était guère inquiétée et même, le malaise passé, s’était rendormie. Hélas, au petit jour la trop claire indisposition était revenue, l’obligeant à se remémorer les dates de son cycle dont, à vrai dire, elle s’était fort peu souciée ces derniers temps. La vérité lui était alors apparue avec une aveuglante clarté. D’où la hâte qui, à la grande surprise de Douglas Mortimer, l’avait jetée sur les chemins, en dépit de nausées matinales incessantes tout au long de la route. Son seul espoir résidait dans le flacon offert par Démétrios :

– Je ne sais pas s’il faut regretter tellement que Khatoun en ait jeté le contenu, bougonna Léonarde. Après tout, le chat est mort !

– Vous n’imaginez tout de même pas que Démétrios souhaitait m’empoisonner ? protesta Fiora. Il m’avait prévenue : je serais affreusement malade pendant deux jours, mais ensuite tout rentrerait dans l’ordre...

– C’est lui qui le dit ! Ce vieux sorcier a pu se tromper et je crois qu’il vaut mieux remercier Dieu. D’ailleurs, rien ne dit que les choses en question ne rentreront pas dans l’ordre d’elles-mêmes.

– Je ne vois pas comment ?

– Si j’en crois le peu de temps qu’a duré votre absence, vous venez de faire quatre cents lieues à cheval, et à vive allure. Si vous êtes encore enceinte, c’est que cet enfant est solidement installé. Attendons quelques jours !

Mais une semaine passa sans rien changer à l’état de Fiora. Elle avait mal au cœur tous les matins et mourait de faim le reste de la journée, au point que Léonarde dut la surveiller. Si elle grossissait trop vite, son état deviendrait apparent avant le temps fixé par la nature. Car, bien entendu, il n’était pas question pour la vieille demoiselle de recourir à d’autres manœuvres abortives et elle n’était pas loin de voir le doigt de Dieu dans le geste de Khatoun vidant le flacon. Puisque l’enfant avait résisté à la chevauchée fantastique de sa mère, il résisterait à n’importe quoi. Si l’on tentait de le déloger, on risquerait simplement de l’endommager, peut-être d’en faire un monstre... Ce qui serait tout à fait dommage pour un bébé possédant l’illustre sang des Médicis...

– Je suis bien sûre, ajouta Léonarde, que son père saura en prendre soin en temps voulu et lui assurer un avenir...

– Aussi n’est-ce pas l’avenir qui me préoccupe, mais le présent. Je ne pourrai pas cacher longtemps mon état, surtout à ceux d’ici. Et, pour en revenir à ce qui me tourmente : que se passerait-il si Philippe décidait enfin de revenir vers moi et me retrouvait pleine comme une jument gravide ! Il me tuerait peut-être, mais, à coup sûr, il s’enfuirait pour toujours.

La question méritait profonde réflexion. Il y avait seulement quelques mois à sauver car, pour l’accouchement, Léonarde avait déjà trouvé la solution : les chers Nardi, Agnelle et Agnolo, ne refuseraient certainement pas d’accueillir Fiora dans leur maison à ce moment critique, peut-être même accepteraient-ils, étant sans enfants, de garder celui qui viendrait.

– Nous leur dirons, à eux seuls, la vérité sur le père de cet enfant, mais, pour ici et surtout au cas où messire Philippe se montrerait, il faut trouver autre chose.

– Mais quoi ?

– Laissez-moi chercher. Il faudrait que ce soit un malheur plutôt qu’une honte...

Khatoun crut avoir trouvé la solution.

– Avec tout ce que tu as souffert en Italie, dit-elle à Fiora, c’est un miracle que tu n’aies pas été violée cent fois et...

– Voilà ! s’écria Léonarde triomphante. Durant ce tumulte à Florence, durant cette folie qui s’est emparée de la ville, tu as été séquestrée par un homme qui te convoitait et t’a obligée à le subir...

Fiora n’était pas d’accord :

– Comme si vous ne saviez pas à quelle allure marchent les langues ! J’ai été absente pendant près d’un an, mais je viens de repartir plus de trois semaines. Si l’on me sait enceinte, tout le monde croira que le père de mon enfant est Douglas Mortimer... N’oubliez pas que c’est en sa compagnie que je suis revenue d’Italie, et j’ai trop d’amitié pour lui laisser porter le poids de cette accusation. Philippe le défierait sur l’heure en combat à outrance... et sa mort ou celle de mon époux pèserait sur ma conscience.

– Alors, que proposez-vous ? fit Léonarde découragée.

– De repartir avant l’hiver, de gagner Paris sous le prétexte d’aller veiller à mes intérêts et de prendre là certaines décisions avec Agnolo Nardi. Une fois à Paris, je pourrais tomber malade. Les hivers y sont rudes...

– Et si messire Philippe arrive ?

– Eh bien... on lui dira où je suis et ce sera à la grâce de Dieu. Néanmoins, j’aimerais que quelqu’un vienne me prévenir très vite. Florent, par exemple, s’il a bien profité des leçons de son maître écossais...

– Oh, très bien, s’écria Khatoun visiblement éblouie, il monte comme un vrai chevalier. Mais est-ce que les gens d’ici ne vont pas trouver étrange ce nouveau voyage ? Pour une femme qui a été si longtemps éloignée de son foyer...

– Ils trouveraient encore plus étrange de voir ma taille s’arrondir. Je reste ici un mois, puis j’irai à Paris. Quelqu’un a-t-il quelque chose à ajouter ?

– Rien du tout, fit Léonarde. Sinon que tout cela me paraît assez bien combiné... sauf peut-être une petite chose :

– Laquelle ?

– J’irai avec vous. Pas question de vous laisser accoucher seule ! Et puis, il me semble que vous aurez plus que jamais besoin d’un porte-respect. Dans ce rôle, je suis imbattable !

– Et moi ? fit Khatoun avec une tristesse qui irrita Fiora. Est-ce que je vais rester ici ?

– Je croyais que mon petit Philippe suffisait à emplir ton temps ? Ne veux-tu plus t’occuper de lui ? fit Fiora avec une certaine rudesse. Je ne peux pas emmener tout le monde pour assister à ce qui va se passer en avril. Et il est normal que Léonarde m’accompagne.

Comme au temps où elle était esclave, Khatoun vint s’agenouiller devant elle et se prosterna sur ses pieds :

– Pardonne-moi ! J’ai commis une faute grave qui te met dans l’embarras et je n’ai aucun droit de réclamer ton indulgence. Mais tu sais à quel point je te suis attachée...

– Je sais, dit Fiora plus doucement en la relevant, mais comprends qu’il m’est impossible d’emmener une demi-douzaine de personnes chez les Nardi. Officiellement, je pars pour affaires et, dans ce cas-là, on ne se déplace pas avec toute sa maison. Si tu ne veux plus veiller sur mon fils, je rappellerai Marcelline... mais tu ne me seras vraiment d’aucun secours.

Khatoun leva sur elle ses yeux emplis de larmes :

– Tu as raison, bien sûr. Pourtant, je voudrais tellement connaître le bébé qui va naître !

– Et voilà ! fit Léonarde. Sa passion des bébés risque de nous causer les plus graves ennuis ! Ne peux-tu, espèce de folle, te contenter de Philippe ?

– C’est que, soupira la jeune Tartare, c’est déjà un petit homme et il n’est pas facile à garder. Tandis qu’un tout-petit...

Fiora prit Khatoun par les épaules et l’obligea à la regarder au fond des yeux.

– Mets-toi bien cela dans la tête ! Il ne saurait être question d’un autre enfant, sinon il est inutile que je parte ! Tu dois l’oublier, n’y plus penser ! Tu comprends ? Si tout se passe comme je l’espère, tu ne le verras jamais.

– Jamais ?

– Non. Car il me faudra choisir entre lui et mon époux et je ne renoncerai jamais à Philippe. Alors, si tu es incapable de remplir le rôle que je te destine, dis-le-moi tout de suite !

– Que feras-tu ? larmoya Khatoun.

– Je te renverrai à ser Démétrios. Tu retourneras à la villa de Fiesole et Péronnelle prendra soin de mon fils. D’ailleurs, ce serait peut-être la meilleure solution. Tu es libre à présent, libre de te marier et d’avoir des enfants à toi. Veux-tu retourner à Florence ?

Quelque chose qui ressemblait à de l’épouvante passa dans les yeux noirs de la jeune Tartare.

– Non ! Non ! Je ne veux pas te quitter ! Je resterai ici, sois sans crainte. Mais, par pitié, ne reste pas trop longtemps absente !