– A condition qu’il se laisse prendre. Devant n’importe quel soldat ou tout autre serviteur du roi, il fuira ou se battra. Comment pourrait-il penser que Louis XI ne lui veut aucun mal ?

– Nous verrons cela en temps voulu ! Pour l’instant, pensez donc un peu à vous !

La soirée fut charmante. Par extraordinaire, il y avait peu de voyageurs ce soir et Maître Jacques vint bavarder un moment avec eux tandis que Dame Françoise essayait de venir à bout d’une dame espagnole qui prétendait réquisitionner toute l’hôtellerie pour son seul service, ne se montrait satisfaite de rien et discutait le moindre prix avec une âpreté de vieil usurier. Ses glapissements devaient s’entendre jusqu’au pont d’Avignon.

– Est-ce que vous ne devriez pas aider votre femme ? fit Mortimer en riant. Cette aimable jeune dame aux prises avec une pareille harpie !

– Elle s’en tirera certainement beaucoup mieux sans moi. Si je m’en mêlais, je jetterais cette mégère dehors sans autre forme de procès. Françoise a l’étoffe d’un vieux diplomate et, en ce moment, les temps sont un peu difficiles...

En effet, la guerre entre le pape et Florence se répercutait fâcheusement sur la vie à Avignon. La plupart des maisons de banque et celles des grands drapiers étaient des comptoirs florentins. Seul celui des Pazzi avait été invité à rester : les autres quittaient la ville pour éviter de plus graves ennuis, le cardinal della Rovere étant réputé avoir la main lourde. Les représentants des Médicis, eux, avaient été chassés sans plus de façon avec interdiction de remettre jamais les pieds dans la ville papale. Naturellement, leurs biens avaient été saisis et ils avaient eu juste le temps de franchir le pont pour échapper aux flèches des archers.

– Heureusement, dit Jacques, ils ont trouvé asile ici. Le gouverneur les loge dans l’une des livrées abandonnées pour y attendre la fin des combats.

– Comment croire, dit Fiora en levant la tête vers le ciel, que cette guerre stupide et criminelle se fasse sentir jusque dans ce doux pays ? Florence est loin, Rome plus encore et cependant...

La nuit méridionale, en effet, enveloppait le jardin où pins et cyprès essayaient vainement d’assombrir le ciel. L’air nocturne était d’une pureté de cristal et le ululement serein d’une chouette y prit une tonalité aimable. La dame espagnole ayant consenti à se taire, Maître Jacques souhaita la bonne nuit à ses clients et rejoignit sa femme en courant. Fiora et l’Écossais revinrent à pas lents vers l’hôtellerie et, tout naturellement, pour la guider dans le chemin obscur, Mortimer prit le bras de la jeune femme. Pour la première fois il osait ce geste, et elle ne l’arrêta pas. C’était bon de sentir auprès de soi cette force tranquille dont elle savait mieux que personne qu’elle pouvait se changer, contre un ennemi, en une sorte de fureur sacrée.

– Vous êtes bien ? demanda-t-il d’une voix changée.

– Très bien. La nuit est si belle ! Cela va être délicieux de faire halte ici un moment...

– Vous pourrez ainsi rendre visite à vos compatriotes, puisqu’il s’en trouve dans la ville.

– Je n’ai aucune envie de les rencontrer. J’ignorais même tout des comptoirs d’Avignon. En outre, je souhaite à présent oublier Florence pour me tourner vers la France. C’est là qu’est mon fils, c’est là qu’est mon époux, du moins je l’espère, c’est donc là qu’est ma vie...

– Elle ne souhaite rien de mieux que vous garder, murmura Mortimer.

Prenant la main de sa compagne, il y posa ses lèvres un court instant avant de courir s’enfermer dans sa chambre. Cette retraite ressemblait tellement à une fuite que Fiora se mit à rire silencieusement. Le rude sergent la Bourrasque deviendrait-il sentimental ? Les responsables en étaient sans doute le charme de cette maison, la beauté de cette nuit... et peut-être aussi la traîtrise de ce vin blanc de Châteauneuf que Maître Jacques leur avait fait boire.

Ayant dormi une partie de la journée, elle-même n’avait pas sommeil et elle resta un long moment accoudée à la balustrade de la galerie qui courait le long des chambres pour jouir un peu plus longtemps de cette nuit sorcière qui changeait les foudres de guerre en soupirants, et qui faisait monter vers elle tous les parfums de cette douce terre.

Mortimer, pour sa part, s’était endormi dans une euphorie totale. Il était heureux d’avoir pu revenir ici et, s’il était décidé à poursuivre quelques recherches, il n’anticipait pas moins joyeusement les heures qui allaient venir. Ces quelques jours au Grand Prieur auprès de donna Fiora seraient le plus joli cadeau que pouvait lui faire le Ciel...

Aussi fut-il douloureusement surpris quand, au matin, ladite Fiora, blanche jusqu’aux lèvres, vint le secouer pour lui dire de se préparer à partir. Elle devait rentrer à la Rabaudière sans perdre une minute et refusa de s’expliquer davantage. Que s’était-il passé ? Il lui fut impossible de le savoir et il n’osa même pas poser une autre question lorsqu’un moment plus tard, il aida la jeune femme à se mettre en selle. Son visage fermé, ses yeux durs et le pli résolu de sa bouche décourageaient même la simple conversation. Et le malheureux en vint à se demander si ce n’était pas son geste de la veille, peut-être un tout petit peu trop affectueux, qui avait déchaîné cette humeur noire.

Incapable de supporter une idée qui lui ôtait toute présence d’esprit, il profita de la halte du soir pour se jeter à l’eau :

– Pour l’amour du Ciel, donna Fiora, dites-moi si je suis coupable de quoi que ce soit envers vous ! Je ne voudrais pas que vous jugiez mal mon ... attitude d’hier...

En dépit de l’angoisse évidente qui la tenaillait, Fiora réussit à sourire :

– Ne vous tourmentez surtout pas, ami Mortimer ! Vous n’êtes absolument pour rien dans ma décision de rentrer au plus vite, et je vous demande pardon si j’ai pu vous faire croire un moment que vous m’aviez offensée. J’ai trop d’amitié envers vous pour laisser subsister entre nous le plus petit doute et c’est au nom de cette amitié que je vous demande de me ramener chez moi aussi vite que vous le pourrez.

– Nous avons mené grand train, en venant. Je crois difficile de faire plus à moins de tuer nos chevaux, ce à quoi je me refuse. D’ailleurs, nous ne serions pas plus avancés, car ceux que nous pourrions trouver ne les vaudraient pas.

Il n’ajouta pas que le roi ne lui pardonnerait pas de sacrifier deux membres éminents de sa précieuse écurie, mais Fiora savait à quoi s’en tenir. Ils durent cependant renoncer à l’étape prévue initialement à Valence car, en pénétrant dans la ville, ils la trouvèrent pavoisée et son clergé en liesse : le cardinal della Rovere faisait son entrée par le nord avec tout son monde et s’apprêtait à envahir l’endroit. Aussi, en dépit d’une fatigue certaine, les deux cavaliers choisirent-ils d’allonger d’une lieue leur chemin afin d’être certains d’éviter les mauvaises rencontres : en dépit de ses protestations d’innocence, Fiora ne parvenait pas à accorder une créance totale au neveu de Sixte IV. Elle préférait ne pas le rencontrer.

Heureusement pour les voyageurs, le temps demeura serein et ne leur opposa aucun obstacle. Aussi fut-ce dix jours après avoir quitté Villeneuve-Saint-André que Fiora aperçut les tours du Plessis et les ardoises bleues de sa maison par-dessus les frondaisons jaunies des arbres.

– Vous voilà chez vous, donna Fiora ! soupira Mortimer, désolé de voir s’achever si vite un voyage qu’il trouvait si plaisant.

– Grâce à vous, mon ami, et je ne vous remercierai jamais assez. J’espère seulement que vous n’aurez pas d’ennuis.

En effet, la bannière fleurdelisée flottant sur le château royal disait que Louis XI était rentré, lui aussi. Mortimer haussa les épaules avec philosophie.

– Certainement pas, car notre Sire savait pourquoi je restais. De toute façon, ce voyage valait bien quelques ennuis...

A peine Fiora eut-elle touché le seuil de sa demeure et embrassé avec effusion ses habitants accourus à sa rencontre que, sous le prétexte de se débarrasser de la poussière dont elle était couverte, elle se précipita dans sa chambre et, ouvrant un grand coffre peint où elle rangeait divers vêtements, se mit à fourrager dedans avec fébrilité.

– Ah ça, mais que cherchez-vous avec cette hâte, mon agneau ? fit Léonarde qui naturellement l’avait suivie, escortée de Khatoun, le jeune Philippe dans ses bras.

– L’escarcelle de maroquin rouge que je portais en revenant de Florence. Ah ! la voilà !

Ses doigts nerveux palpaient le cuir fin et en tiraient une branchette d’olivier fanée et un petit flacon qu’elle déboucha pour en humer le contenu avant de le retourner avec un cri d’horreur : il était vide...

Soudain privée de ses forces, elle tomba assise sur ses talons, considérant avec désespoir le mince objet qu’elle laissa rouler sur le dallage :

– Que s’est-il passé ? balbutia-t-elle. Pourquoi n’y a-t-il plus rien dans cette fiole ?

– Mais enfin, qu’y avait-il dedans ? demanda Léonarde épouvantée par la pâleur de la jeune femme et ses yeux pleins de larmes.

– Un... remède que Démétrios m’a remis avant mon départ au cas où...

– Un remède ? C’était un remède ? fit la voix tremblante de Khatoun. Oh, mon Dieu ! Et moi qui ai cru que c’était du poison !

Éclatant en sanglots, la jeune Tartare raconta qu’en rangeant les vêtements de sa maîtresse, elle avait trouvé le flacon dont elle pensait que Fiora l’avait peut-être oublié. L’odeur lui ayant paru suspecte, elle en avait fait avaler quelques gouttes à un chat errant qu’elle avait recueilli. L’animal était mort peu après et, pensant que Fiora avait acquis ce liquide dans un jour sombre avec l’idée de garder auprès d’elle un moyen rapide de se donner la mort, elle avait répandu le contenu du flacon dans les latrines du manoir...