– Pardonnez-moi, Votre Révérence, fit Mortimer avec respect, ne parlait-il plus ?
– Si, mais très peu. Quelques paroles au plus et, quand nous l’avons interrogé, il n’a rien pu nous répondre...
– Est-ce que... est-ce que nous pourrions le voir ? pria timidement Fiora incapable d’y résister plus longtemps. Le regard bleu revint vers son visage et elle crut y lire une sorte de compassion.
– Non. C’est impossible.
– Il est... mort ?
– Non. Il est parti.
– Parti ? Mais quand ? Comment ?
La main de Mortimer se posa sur son bras et le serra pour inciter la jeune femme à plus de prudence, mais la voix du dom prieur, profonde et douce, ne marqua aucune impatience devant ce manquement aux convenances.
– Au mois de mai dernier, pour la fête des Rogations[xi], les grandes prières publiques traditionnelles ont attiré dans cette ville plus de monde que de coutume. Au début du printemps, le fleuve avait inondé une partie de Villeneuve et des terres alentour et il s’agissait de demander à Dieu, plus instamment que jamais, de protéger les récoltes à venir. En même temps, de nombreux pèlerins en route pour la Galice ont franchi notre pont Saint-Bénézet et l’hôtellerie de cette maison, comme celle de nos frères bénédictins de Saint-André, dans la citadelle, se sont trouvées débordées. Cela a été comme une grande vague et, quand la vague s’est retirée, celui que, faute d’un autre nom, nous appelions frère Innocent avait disparu avec elle... Nous ne savons pas ce qu’il est devenu.
– Parti !
Une telle douleur s’inscrivit sur le visage de Fiora que le prieur, se penchant vers elle, toucha sa main du bout de ses doigts.
– Ne laissez pas le chagrin vous envahir ! Après tout, rien ne dit que ce malheureux est celui que vous cherchez ?
– Votre Révérence consentirait-elle à nous le décrire ? demanda Mortimer pour venir au secours de son amie.
– Nous nous attachons peu à l’aspect physique des hommes, mon fils. Que puis-je vous dire ? Il était grand, le cheveu brun, et pouvait être âgé de trente-cinq ans. Nous pensions qu’il avait dû être soldat car son corps portait plusieurs cicatrices, à ce que l’on m’a dit. Mais je peux faire chercher le frère infirmier. Peut-être vous en dira-t-il davantage ?
Comme les autres frères convers, l’infirmier n’était pas tenu par la règle du silence qui était celle des chartreux, et il eût été capable à lui seul de parler autant que le couvent entier. En outre, il semblait avoir voué une sorte d’amitié à l’inconnu. Si la crainte respectueuse que lui inspirait le dom prieur ne l’avait retenu, il se fût lancé sur « le frère Innocent » dans des considérations sans fin auxquelles son accent chantant conférait une saveur inattendue, mais qui noyaient un peu le personnage. Pour lui, l’inconnu était un bon garçon auquel il reprochait surtout son mutisme, mais dont il était incapable de dire de quelle couleur étaient ses yeux.
– Il les tenait toujours à demi fermés, expliqua-t-il. Je crois que le soleil les avait brûlés quand il était dans la barque, car ils étaient tout rouges à son arrivée. Que puis-je vous dire encore ? Il ne parlait pas comme tout le monde et, pendant sa grosse fièvre, je ne comprenais pas grand-chose à ce qu’il marmottait...
– Sa Révérence vient de nous dire qu’il portait des traces de blessures ? fit l’Ecossais.
– Des cicatrices ? Oh ça oui ! Il en avait partout ! J’en ai jamais tant vu ! Au point que je ne peux même pas vous dire où !
L’espoir, un instant revenu, diminua de nouveau dans le cœur de Fiora. Certes, Philippe avait été blessé plusieurs fois dans divers combats, mais pas au point d’être couvert de marques comme le prétendait ce brave petit moine qui, en vérité, semblait encore plus innocent que son protégé. Encouragé par le silence du dom prieur, il se lançait dans de nouvelles descriptions qui achevèrent d’accabler la jeune femme : l’homme était très pieux, plutôt timide, fort entendu aux travaux des champs. Il était aussi...
– Cela suffit, mon frère ! coupa le supérieur. Je crois que vos propos n’intéressent pas beaucoup nos hôtes. Une telle attitude ne ressemble guère, n’est-ce pas, à ce que vous cherchez ?
– C’est vrai, admit Fiora, traversée alors par une idée digne d’une fille de Florence où l’on rencontrait au moindre événement un peintre ou un sculpteur en train de dessiner d’un fusain rapide. Mais n’y a-t-il ici aucun moine capable d’esquisser, de mémoire bien sûr, un portrait ?
– Nos frères convers en sont incapables. Seul, peut-être, notre frère enlumineur, mais il n’a jamais rencontré notre hôte qui ne pouvait franchir la clôture.
Il ne restait plus à Fiora et à Mortimer qu’à remercier les religieux et faire leurs adieux. La jeune femme retenait avec peine ses larmes, tant était grand l’espoir qu’elle avait mis dans l’incident de l’homme à la barque. Comme si le fleuve redoutable qu’était le Rhône avait pu porter une barque fragile sur une si longue distance sans chavirer !
Ils allaient franchir la porte quand le petit frère infirmier, qui semblait très malheureux, leva un doigt timide pour demander la permission d’ajouter quelque chose :
– Quoi encore ? fit le dom prieur avec un peu d’agacement. Il me semble que vous avez déjà beaucoup parlé, mon frère...
L’interpellé devint très rouge et, baissant la tête, se dirigea vers la porte.
– Dites toujours ! fit Mortimer compatissant. Puisqu’on vous le permet !
– Oh ! Ça m’étonnerait que ça vous intéresse mais... cet homme-là devait aimer les fleurs. Pourtant, il ne voulait pas l’avouer.
– Pourquoi donc ? Il n’y a pas de honte à aimer les fleurs ?
– C’est ce que je pensais aussi, mais quand il a été guéri... enfin presque... il m’a dit que les fleurs ne lui rappelaient rien. Cependant, au plus fort de sa fièvre, il répétait toujours le même mot et il ressemblait à « fleur », mal prononcé bien sûr et avec son accent à lui. Ça donnait quelque chose comme « fieure... fioure... ».
Mortimer avait saisi l’infirmier par les épaules :
– Fiora ?
Il y eut un court silence, chacun des participants de la scène retenant d’instinct leur souffle. Et soudain, le petit moine sourit :
– Oui... oui, je crois que c’était ça ! Maintenant que vous me le dites, je crois que c’était « fiora ». Ça veut dire quoi ? C’est un nom de fleur, n’est-ce pas ?
– C’est surtout le nom de sa femme. Merci, mon frère ! Vous nous avez rendu un immense service et nous vous sommes très reconnaissants.
Fiora était incapable d’articuler le moindre mot. Vaincue par la fatigue et l’émotion, elle sanglotait éperdument, la tête dans les mains, ayant tout oublié de ce qui l’entourait. C’est seulement quand elle sentit une main se poser sur son épaule qu’elle releva son visage défiguré par les larmes et rencontra le regard bleu qui l’avait tant impressionnée. Cette fois, il était plein de compassion :
– Dieu a déjà pris soin de lui. Il y veillera encore, j’en suis certain. Ne pleurez plus, ma fille !
– Vous saviez ?
– Disons que je vous ai devinée à l’instant où vous avez plié le genou devant moi. J’ajoute que je vous pardonne cette... mascarade. Elle vous était dictée par votre grand désir d’en savoir très vite un peu plus sur notre rescapé. Mais, bien sûr, il vous faut quitter cette maison à l’instant, avant qu’un autre que moi ne découvre votre supercherie. J’espère que vous retrouverez bientôt le comte de Selongey.
– Merci ! oh merci !
Se laissant glisser à terre, elle prit la main du moine pour la baiser, mais ne put que l’effleurer car il la lui retira doucement.
– Allez, à présent, et que Dieu vous ait en Sa sainte garde ! Je Le prierai de bénir votre quête comme je vous bénis...
Le geste courba Mortimer à côté de Fiora. Cependant, le dom prieur frappait dans ses mains pour rappeler le frère convers afin qu’il ramène ses visiteurs à l’hôtellerie. Avant de sortir, Fiora demanda :
– Je voudrais faire aumône à cette maison en remerciement des soins reçus. Votre Révérence accepterait-elle...
– Merci de votre intention, mais pas à moi. Donnez à notre hôpital afin d’adoucir les souffrances des pauvres malades.
Un moment plus tard, Mortimer et Fiora quittaient la chartreuse et se retrouvaient dans la grande rue qui traversait la ville sur toute sa longueur.
– Que faisons-nous à présent ? demanda l’Ecossais. Vous ne voulez pas repartir tout de suite, j’imagine ?
– Non. J’ai besoin d’un peu de repos... et puis je crois qu’il nous faut parler, essayer d’imaginer ce que Philippe a fait en quittant cette ville...
– Pour le repos du corps et la clarté des idées, rien de tel qu’une bonne auberge ! Suivez-moi !
CHAPITRE VII
UNE SITUATION DIFFICILE..
Villeneuve-Saint-André n’était pas une ville comme les autres et Fiora put s’en convaincre en remontant, botte à botte avec Mortimer, la longue rue qu’elle n’avait fait qu’entrevoir la veille puisque la chartreuse était voisine des remparts. De magnifiques palais, tous entourés de jardins, la bordaient, certains en parfait état, d’autres menaçant ruine.
– Ce sont les « livrées » des anciens cardinaux de la cour pontificale qui occupa Avignon jusqu’au début de ce siècle, expliqua Mortimer. Leurs maisons de campagne, en quelque sorte.
– « Livrées ». Quel drôle de nom ! A Florence, on dirait villas...
– Cela vient, fit l’Ecossais qui décidément savait beaucoup de choses, de ce que chacune a été formée à l’origine de plusieurs maisons que leurs propriétaires ont été obligés de « livrer » aux princes du Sacré Collège. Contre argent sonnant bien sûr, mais le nom leur est resté.
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