– C’est bien beau ! émit Fiora qui avait retenu son cheval pour mieux admirer.

– Oui, mais oubliez la poésie pour l’instant, sinon nous allons trouver portes closes. En avant, il nous reste à parcourir un petit quart de lieue...

A mesure que l’on avançait, le cœur de Fiora s’emplissait de joie, elle ne pouvait imaginer que si beau pays n’eût pas été créé pour la seule douceur de vivre. Depuis Orange dont les princes, comtes de Chalon, avaient choisi de se tourner vers la France après la mort du Téméraire, Douglas Mortimer avait opté pour la rive droite du Rhône afin d’éviter d’entrer dans Avignon proprement dit. En dépit de la fatigue harassante, la jeune femme oubliait ses souffrances pour s’émerveiller, de découverte en découverte, comme si elle venait d’entrer dans un autre monde. Ici c’était encore l’été et, tranchant sur les tons morts des rochers, les plaques de lavande, d’un si joli bleu-mauve, les petits massifs de romarin et de sauge embaumaient l’air du soir. Une paysanne aux bras dorés nantie d’un grand panier plat empli de figues croisa les cavaliers et les salua joyeusement, avec un accent inimitable. Elle s’arrêta pour en attendre une autre, qui portait sur la tête une corbeille de raisins muscat bourdonnant d’abeilles dont elle ne semblait pas s’inquiéter outre mesure. Un peu plus loin, c’étaient la tache pâle d’un petit bois de cèdres bleus, des rideaux de cyprès protégeant des vignes, des haies de roseaux séchés bruissant comme papiers froissés dans la brise du soir. Comme on approchait du but, Mortimer fit prendre à leurs montures un trot paisible. Peut-être aussi pour mieux admirer les dents blanches et les gorges brunies d’un groupe de lavandières qui remontaient du Rhône...

– Il y a longtemps que je n’étais venu, soupira-t-il soudain avec âme. C’est vrai que c’est un beau pays ! L’endroit idéal pour se remettre après une longue épreuve, si vraiment votre époux a réussi à y aborder...

– S’il s’agit bien de lui, il ne l’a pas fait exprès. On m’a dit qu’il était sans connaissance dans la barque où les moines l’ont trouvé. Mais depuis Lyon le chemin est bien long, et ce fleuve bien rapide.

Le Rhône, en partie asséché par l’été, montrait la corde par de nombreux bancs de sable ; cependant, au milieu, le flot demeurait vif, chargé d’alluvions, et il devait être difficile d’y naviguer.

– Ce n’est pas au moment où nous touchons au but qu’il faut vous décourager. Au-delà des tours qui gardent la porte, vous pouvez apercevoir l’église et les bâtiments du couvent des chartreux.

Une demi-heure plus tard, en effet, les voyageurs tenant leurs chevaux en bride remontaient la ruelle plantée de mûriers qui, de la porterie, menait aux bâtiments conventuels. Là se trouvaient les forges, les granges, les remises, les écuries, la basse-cour et l’entrée du jardin potager, tout cela enfermé dans les murs mais hors cloître, voyageurs et pèlerins pouvant y pénétrer. Une petite troupe d’errants de Dieu s’y reposait déjà, assise en rond sous un arbre où un frère convers leur distribuait du pain et de l’eau fraîche. C’était le premier accueil. Un peu plus tard, après l’office, on les conduirait dans la grande salle de l’hôtellerie où ils pourraient passer la nuit.

Fondée en 1356 par le pape Innocent VI, peu d’années après son élection au trône pontifical, la Maison de Notre-Dame du Val-de-Bénédiction, vouée à la règle sévère de saint Benoît, étendait au pied du mont Andaon et de sa couronne de remparts ses bâtiments multiples, ses cloîtres – elle en avait trois -, ses chapelles et les logements nécessaires pour environ cent trente personnes, sans oublier la quarantaine de petits jardins, que chaque moine se devait de travailler. Une grande bibliothèque, des dortoirs, des réfectoires, des caves, une boulangerie, des pressoirs, des ateliers, des moulins, des magasins à bois, un hôpital et même une prison, massés autour de la haute église gothique où reposait pour l’éternité le pape fondateur, composaient la plus vaste chartreuse de tout le royaume de France.

Dès l’arrivée, Mortimer demanda l’hospitalité pour son jeune compagnon et pour lui-même. Il se fit reconnaître comme officier au service du roi et, en même temps, réclama la faveur d’un entretien particulier avec le dom prieur, faveur qui ne lui eût peut-être pas été accordée, dans un délai assez bref tout au moins, s’il n’eût appartenu à l’entourage du souverain. A Fiora, un peu gênée de s’abriter sous un mensonge, Mortimer expliqua que cela simplifierait les choses, lui éviterait d’être parquée avec les pèlerines de passage et lui permettrait de franchir plus facilement la clôture, chose indispensable si le rescapé était installé dans les bâtiments conventuels proprement dits.

– Au lieu d’être Mme de Selongey vous serez le frère de messire Philippe... disons... le chevalier Antoine ?

– Vous avez une belle imagination, mais n’allons-nous pas commettre une faute grave ? Si le roi apprenait...

– Il ne le supporterait sûrement pas, dévot comme il l’est, mais voulez-vous me dire comment il pourrait apprendre la brève visite de deux voyageurs dans un couvent de chartreux perdu au bout du royaume ?

– Et si c’est bien Philippe ? S’il me reconnaît ?

– Nous n’aurons plus qu’à nous confesser et à demander humblement pardon. Le seul risque serait que l’on nous imposât comme pénitence le pèlerinage de Compostelle...

En dépit de son extrême fatigue, Fiora, logée bien heureusement seule dans une chambrette de l’hôtellerie celle-ci était loin d’être remplie – ne réussit pas à trouver le sommeil. Le calme était profond, cependant, et la nuit qui entrait par l’étroite fenêtre paraissait faite de velours bleu sombre piqueté d’argent, mais l’esprit inquiet de Fiora lui interdisait de trouver le moindre repos. Elle resta des heures étendue, l’oreille au guet, épiant les menus bruits de la campagne et de la chartreuse, comptant les heures à mesure que lui parvenait l’écho lointain des offices nocturnes. La pensée que Philippe était peut-être là, à quelques pas d’elle, dans l’un de ces nombreux bâtiments silencieux, lui mettait la fièvre dans le sang et il lui semblait que cette nuit n’aurait pas de fin... Et puis, il faisait très chaud dans sa chambre. L’hôtellerie se trouvait près des cuisines et de la boulangerie dont les feux, même assoupis, pénétraient l’épaisseur des murs, et Fiora regrettait d’avoir accepté de passer la nuit dans ce couvent. Il eût été cent fois préférable de dormir à la belle étoile, sous un arbre ou à l’abri d’un rocher plutôt que dans cette boîte étouffante, mais elle avait espéré que le dom prieur les recevrait le soir même...

Quand Mortimer vint l’éveiller, elle venait de sombrer enfin dans un lourd sommeil et, en découvrant ses paupières gonflées et ses joues pâlies par la veille, il se montra fort mécontent.

– Ce n’est tout de même pas de ma faute si je n’ai pas réussi à dormir ! riposta-t-elle avec mauvaise humeur.

– Aussi n’est-ce pas à vous que j’en ai, mais à moi. J’aurais dû vous laisser dans quelque auberge et, ici, il s’en trouve au moins une fort agréable, puis venir tout seul. Je vais demander qu’on vous apporte de l’eau fraîche pour que vous fassiez toilette, puis vous me rejoindrez dans la salle où vous vous restaurerez. Vous avez le temps ! Le révérendissime abbé nous recevra après la messe.

Une heure plus tard, Fiora, lavée à grande eau, brossée, aucun cheveu ne dépassant de son chaperon, suivait en compagnie de l’Ecossais le frère convers chargé de les conduire au logis du dom prieur qui ouvrait sur la petite place de l’église. Chemin faisant, elle ne pouvait s’empêcher de regarder autour d’elle, épiant chaque silhouette aperçue, mais aucune ne ressemblait à celle qu’elle attendait.

En mettant un genou en terre devant le dignitaire suprême de la chartreuse, elle retrouva l’impression pénible ressentie quand Mortimer avait décidé qu’elle garderait son déguisement. Le dom prieur n’était pas un homme imposant, mais, avec sa robe de bure blanche ceinte d’une corde, son crâne strictement tonsuré où les cheveux gris ne formaient plus qu’une étroite couronne évoquant l’auréole, son visage maigre et tanné qui semblait taillé dans un vieux bois d’olivier, il ressemblait à l’un de ces saints ou de ces prophètes dont les statues rigides peuplaient églises et chapelles. Surtout, jaillie de l’ombre des sourcils, la double flamme d’un regard bleu qui semblait la transpercer jusqu’à l’âme acheva de faire perdre contenance à la jeune femme.

Incapable d’articuler une parole, elle accepta le tabouret qu’on lui désignait et laissa Mortimer expliquer ce qui les amenait. Quand il eut fini, le dom prieur laissa le silence envahir la petite salle austère où il les recevait et le regard bleu revint se poser sur Fiora qui ne put s’empêcher de rougir. Une angoisse lui nouait la gorge et des pleurs montaient à ses yeux, car, telle qu’elle venait d’être racontée par l’Ecossais, cette histoire de sauvetage et d’homme privé de mémoire lui semblait à présent absurde.

– Il s’agit sans doute d’une... légende, fit-elle d’une voix enrouée qui allait bien avec son personnage, d’une histoire comme aiment à en colporter... les bonnes gens ?

– Faites-vous si peu crédit à la parole de Monseigneur della Rovere, mon fils ? Il n’a dit que la vérité...

– La vérité ?

– Mais oui. L’an passé, aux vigiles de Noël, nos frères pêcheurs ont, en effet, amené ici un homme trouvé dans une barque venue s’échouer dans les roseaux. Cet homme, dévoré de fièvre, semblait parvenu au dernier degré de la résistance humaine... Nous avons réussi à le ramener à la vie après beaucoup d’efforts, mais quand il a repris connaissance, nous avons constaté que son esprit n’avait rien conservé du passé... Les épreuves subies avaient peut-être dépassé les limites de ses forces...