– Elle est morte, dit Fiora. Poignardée dans le logis de Marino Betti par un de mes amis alors qu’elle essayait de m’étrangler.
– Eh bien, en voilà une nouvelle ! s’écria Colomba à qui revenait toujours la palme de la plus fieffée commère de Florence. Pourquoi donc n’en a-t-on pas parlé sur les marchés ?
– Parce que Monseigneur Lorenzo l’a voulu ainsi, répondit Fiora. Par ses ordres, Savaglio et quelques-uns de ses hommes ont fait écrouler la maison sur son cadavre qui n’aura pas d’autre sépulture. Il demeurera cloué au sol par la dague qui l’a frappé et que son possesseur a refusé de reprendre. Il paraît qu’un écriteau a été planté sur les décombres.
– Et que dit-il, cet écriteau ? demanda Colomba fort intéressée.
– « Ici la justice de Florence a frappé. Passant, éloigne-toi ! »
– C’est presque trop beau pour cette abominable créature, remarqua Chiara. Puis, en guise d’oraison funèbre, elle conclut avec satisfaction : de toute façon, c’est une bonne chose qu’elle soit morte.
– Plus encore que tu ne l’imagines ! dit son amie.
Se retrouver chez les Albizzi, dans ce cadre familier où elle n’avait connu que de bons moments, donna à Fiora l’impression délicieuse que le temps s’abolissait et que le passé renaissait. Rien n’y avait changé, les objets n’avaient pas bougé et l’odeur de cire vierge et de résine de pin était celle que, de tout temps, elle y avait respirée. Les prunes confites, chef-d’œuvre de Colomba qu’on lui offrit dès l’entrée, restaient aussi exquises. Même l’oncle de Chiara, le vieux ser Lodovico, n’avait pas vieilli d’un cheveu. En rentrant pour le repas du soir, il embrassa Fiora comme s’il l’avait vue la veille, la complimenta sur sa bonne mine et disparut dans son « studiolo » avec la hâte d’un homme dont le temps est précieux. C’était en effet un naturaliste passionné qui considérait comme perdu le temps qu’il ne consacrait pas à la botanique, aux minéraux et aux différentes familles de papillons. Bon et simple, naïf comme un enfant, il ne manquait jamais, avant de se mettre au travail, de prier Dieu de lui donner force et raison. Lorenzo l’aimait bien, comme l’avaient aimé son père et son grand-père, et c’était en grande partie grâce à lui si les autres membres du clan Albizzi, autrefois frappés d’exil, avaient pu revenir à Florence.
Incroyablement distrait aussi, les événements extérieurs passaient sur lui sans guère laisser de traces. Ainsi, durant le souper où Colomba servit des pigeons farcis aux herbes fines, l’une de ses gloires, il se montra extrêmement surpris d’avoir trouvé sur son chemin, en sortant de chez son savant ami Toscanelli, le cadavre du vieux Pazzi qu’une bande d’hommes et de femmes traînaient sur les pavés.
– Il m’a été difficile de le reconnaître, ce cadavre est en fort mauvais état. Je n’ai d’ailleurs pas bien compris ce que ce Pazzi faisait là, car je ne savais même pas qu’il était mort.
– Mon cher oncle, fit Chiara en riant, quel cataclysme serait assez puissant pour t’arracher à tes chères études et t’intéresser à la vie de la cité ? Depuis le meurtre de son frère, Lorenzo de Médicis et la Seigneurie ont entrepris d’exterminer les Pazzi. Oublies-tu que leur palais a brûlé il y a quinze jours ?
– C’est vrai ! Je m’en souviens, j’ai cru que le feu avait pris dans une de nos cheminées. En tout cas, ce brave Petrucci s’est mis à brailler qu’il fallait arrêter cette promenade répugnante puisque le soleil était revenu, et là je n’ai plus rien compris. Qu’est-ce que le soleil vient faire là-dedans ? Le soleil brille tous les jours, à Florence ?
– Plus depuis un mois, mais cela ne semble pas t’avoir frappé ? Ces pauvres gens pensaient que les pluies incessantes venaient de ce que l’on avait enterré Pazzi, suppôt de Satan, dans une église. J’espère tout de même qu’on va l’enterrer quelque part ?
– Ah bon ! Ah ! ... Très bien ! L’enterrer ? Oui, je crois que Petrucci a dit quelque chose là-dessus. On va fourrer le vieux brigand près des remparts, du côté de la porte San Ambrogio, me semble-t-il. Colomba ! Je reprendrais bien une moitié de pigeon...
Son repas terminé, il alla chercher un gros chat noir et blanc qui sommeillait devant la cheminée, le mit sous son bras et regagna son cabinet de travail après avoir souhaité la bonne nuit aux deux filles.
Celles-ci partagèrent le lit de Chiara comme autrefois. Elles avaient toujours tant de choses à se dire et, ce soir, bien sûr, plus que par le passé. Une bonne partie de la nuit suffirait à peine. C’était une belle nuit paisible, la première depuis plusieurs semaines et le clair de lune, voilé par un léger brouillard à reflets nacrés, éclairait la chambre d’une lumière un peu mystérieuse. Par la fenêtre de Chiara, un acacia blanc étirait une branche jusqu’à l’intérieur de la pièce égrenant sur le tapis ses fleurs fragiles au parfum délicat. Dans cette atmosphère pleine de la douceur d’autrefois, Fiora put ouvrir son cœur à son amie avec plus d’abandon qu’elle ne l’avait fait jusqu’à présent, même avec Démétrios. Chiara, étant femme, pouvait comprendre les élans secrets d’une autre femme mieux que n’importe quel homme.
Comme le médecin, Chiara encouragea son amie à garder secret le malheureux mariage avec Carlo Pazzi.
– Nous allons avoir la guerre et Rome va se trouver bientôt beaucoup plus loin de Florence qu’elle ne l’est en réalité. Tu as toutes les chances de ne revoir jamais ce pauvre garçon.
– Je n’en suis pas moins mariée à lui, et il s’est comporté en ami. Je sais aussi qu’il est malheureux loin de sa chère maison de Trespiano. Si seulement je pouvais la lui faire rendre !
– Je comprends ton souhait, mais attends encore un peu. Lorenzo donne l’impression d’un écorché vif depuis le crime. Tu lui apportes un adoucissement sans nul doute précieux, mais il faut se méfier de ses réactions. D’autre part, comment penses-tu organiser ton avenir ? Tu ne peux rester dans cette situation fausse que te crée le... la passion du maître ?
– Tu allais dire le caprice, et je crois que c’est le mot juste. Qui était la maîtresse de Lorenzo quand je suis revenue ? Car je suis certaine qu’il en avait une ?
– Oui. Bartolommea dei Nasi. Une belle fille, pas très maligne, mais les siens le sont pour elle. Ils pourraient trouver désagréable que ta présence ait tari leur corne d’abondance. Tu risques même d’être en danger.
– Ils auraient tort de charger leur âme d’un crime. Je m’éloignerai de Lorenzo un jour ou l’autre. Seulement, je ne veux pas le blesser.
– Sois franche ! Ni renoncer déjà à ce que tu trouves auprès de lui ?
– C’est vrai. Je voudrais que cette situation se prolonge encore un peu. A l’entendre, d’ailleurs, il souhaite que cela dure longtemps et m’a proposé d’envoyer au Plessis chercher mon fils et Léonarde, mais je n’ai pas encore pu me résoudre à accepter. Je ne sais pas pourquoi, car ce serait dans l’intérêt de l’enfant. Élevé ici, il recevrait tout naturellement l’éducation nécessaire pour reprendre en totalité les affaires de mon père.
– Tu ne parles pas sérieusement ?
– Mais si. Dès sa naissance, j’ai souhaité faire de lui un homme tel que l’était mon père : courageux, lettré, humain, généreux et ouvert à la beauté. Est-ce que cela te paraît si invraisemblable ?
– A mon tour d’être franche : oui.
– Mais pourquoi ?
– Ce n’est pourtant pas moi qui ai épousé messire de Selongey ! Tu oublies que ton fils est aussi le sien, qu’il porte un grand nom dans son pays, même si c’est celui d’un homme qui a payé sur l’échafaud sa fidélité à une cause perdue. Tu ne peux pas en faire un bourgeois florentin...
– Je ne vois pas en quoi ce serait déchoir ?
– Il est possible que tu ne le voies pas, mais lui le verra un jour. Quand il sera grand, il posera des questions auxquelles il te faudra répondre. Et alors, qui te dit qu’il ne préférera pas une vie misérable, une vie de proscrit en accord avec ce qu’avait choisi son père, à la vie fastueuse dont tu rêves pour lui, mais où il ne se reconnaîtra pas ? Tu as été déracinée, toi, et tu sais ce que cela t’a coûté. Ne fais donc pas subir la même épreuve à ton enfant ! Elève-le dans l’amour et le souvenir de ton époux...
– Est-ce vraiment incompatible avec la vie d’un des hauts personnages de notre cité ?
– Peut-être pas, mais à la condition que tu ne sois plus, et depuis longtemps, la maîtresse de Lorenzo. Je sais, ajouta Chiara en souriant, j’ai l’air de te vouer à une austérité pour laquelle tu n’es pas faite, mais je crois que si j’avais un enfant, je m’y résoudrais avec joie...
Sans répondre, Fiora passa un bras autour du cou de son amie, l’embrassa, puis laissa son visage contre le sien sans se rendre compte que des larmes coulaient sur ses joues.
– Ne pleure pas, fit Chiara. Je suis sûre qu’il y a encore de beaux jours à venir pour toi... A présent, si nous dormions ? L’aube va bientôt venir.
Ce ne fut pas le jour qui les éveilla, mais un véritable hurlement poussé par Colomba. En un clin d’œil, elles se retrouvèrent pieds nus et en chemise sur les marches de marbre de l’escalier, courant vers la porte grande ouverte du palais en travers de laquelle la grosse Colomba était évanouie. Une servante lui tapotait les joues sans conviction tandis qu’au-dehors un valet levait le poing en glapissant des injures. Un jeune homme très élégant joignait sa voix à celles du serviteur et de Lodovico Albizzi qui, en robe de chambre et son chat sous le bras, trépignait et poussait des cris inarticulés.
En les rejoignant, les deux jeunes femmes virent une troupe d’enfants qui s’éloignaient en dansant, traînant quelque chose au bout d’une corde.
– Qu’est-ce que c’est, mon oncle ? demanda Chiara inquiète de voir le vieil homme rouge de fureur.
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