Fiora bondit littéralement, et avec tant d’énergie qu’elle faillit renverser la table :

– En voilà des procédés ! Pourquoi, au lieu de vous cacher, n’êtes-vous pas venu me voir, moi ? Je vous aurais dit ce que je comptais faire !

– Je n’en doute pas un seul instant, mais m’auriez-vous écouté si je vous avais conseillé de ne pas partir ?

– Sûrement pas ! marmotta Léonarde qui n’avait pas dit trois paroles depuis le début du repas. Rien n’aurait pu l’arrêter... Pourquoi croyez-vous, ajouta-t-elle, que je me sois lancée, rhumatisante comme me voilà, sur les mauvais chemins du beau royaume de France ?

– Je vois, conclut Fiora en se rasseyant. La suite ?

– C’est simple. Je vous ai rattrapées à la sortie de Tours et je vous ai suivies de loin. Jamais voyage ne m’a tant ennuyé ! A-t-on idée d’aller aussi lentement ! Cela m’a rappelé...

Il s’interrompit pour jeter sur Léonarde un regard perplexe qui la fit rire :

– Allez donc jusqu’au bout de vos pensées ! Cela vous a rappelé ce délicieux voyage que nous fîmes ensemble quand vous m’avez conduite à Nancy auprès du duc de Bourgogne !

– C’est un peu ça ! Pour en revenir à ce maudit jour, tout a failli manquer parce que le grand prévôt était en retard au rendez-vous que nous nous étions donné et que j’ai dû l’attendre.

– Et vous comptiez nous suivre longtemps ?

– Nous étions certains que ce ne serait pas nécessaire. Tordgoule n’aime pas s’éloigner de Tours où il vit à peu près tranquille, alors qu’à travers le royaume il a laissé certains souvenirs gênants. Il devait agir vite.

– N’était-il pas plus simple, reprit Léonarde, d’arrêter ces gens avant qu’ils ne s’en prennent à nous ?

– Le grand prévôt est un rude justicier, mais il lui faut au moins un début de preuve. Il voulait prendre les truands la main dans le sac, si j’ose dire. J’ajoute qu’il espérait que la torture lui permettrait de s’en prendre à Olivier le Daim qu’il déteste. L’Hermite rêve de pouvoir l’accuser ouvertement d’un forfait devant le roi, mais je ne sais si ce rêve se réalisera jamais. Sur le chevalet, Tordgoule n’a pu livrer aucun nom, pour l’excellente raison qu’il ignorait celui de son client. Il a été pendu sans rien nous apprendre. Quant au cocher Pompeo, le cardinal l’a fait abattre sous les yeux de messire Tristan.

– Comme c’est commode ! dit Fiora avec un petit rire. Il a pris le meilleur moyen de le faire taire à jamais ! J’aimerais bien savoir quelle explication il a pu fournir au grand prévôt...

– Aucune ! Un prince de l’Église ne s’abaisse pas à donner des explications à un homme de police. Par contre, il se peut qu’il en donne là-dedans.

Et, dégrafant le col de son pourpoint de velours bleu, Mortimer en tira une lettre frappée d’un grand sceau écarlate qu’il tendit à Fiora par-dessus la table.

– C’est pour moi ? demanda celle-ci.

– Bien sûr. Le cardinal l’a remise à messire Tristan qui me l’a portée ce soir même. Cette missive doit être remplie de belles phrases larmoyantes et fleuries... Mais elles sont de la main même de Sa Grandeur.

Sans répondre, Fiora brisa le cachet et déplia la grande feuille craquante où s’étalait largement une haute écriture, à la fois élégante et vigoureuse. Le texte, à dire vrai, en était court. S’exprimant dans un toscan d’une grande pureté, Giuliano della Rovere y affirmait sa complète ignorance du traquenard infâme dans lequel, sans le vouloir, il avait entraîné Fiora et sa suivante. D’autre part, il n’avait pas menti en rapportant l’histoire du rescapé du Rhône, Fiora pouvait s’en assurer par une lettre au prieur de la chartreuse, en mentionnant son nom. Lui-même avait seulement rapproché ce fait de ce qu’il avait appris au Plessis concernant ce comte de Selongey dont on avait, naturellement, beaucoup parlé à Rome dans l’entourage du pape. Et il terminait en se disant prêt à aider autant qu’il le pourrait une jeune dame dont il avait pu apprécier le charme et la grande noblesse.

– Il n’a tout de même pas osé vous donner sa bénédiction, bougonna Léonarde qui s’était emparée de l’épître cardinalice quand Fiora l’avait laissée tomber de ses doigts sur la table, mais personne ne lui fit écho.

Mortimer cassait des amandes en regardant Fiora et Fiora ne regardait rien... Les yeux perdus dans la verdure du jardin que la fenêtre ouverte encadrait comme une précieuse tapisserie, elle oubliait son hôte et le lieu et le temps. Une seule pensée dans cette tête fine que la terre avait manqué ensevelir si peu de temps auparavant : l’histoire de l’homme ramassé parmi les roseaux par les moines pêcheurs de la chartreuse était vraie et, sans la haine active d’un barbier avide qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, elle serait déjà loin sur la route de Provence...

Perdue dans son rêve, elle ne vit pas les yeux de Léonarde se remplir de larmes. Seul Mortimer s’en aperçut et, coiffant de sa grande main les doigts maigres de la vieille demoiselle, il les serra doucement sans rien dire, avec un sourire qui se voulait encourageant.

L’Écossais quitta la maison peu après. Fiora semblait se désintéresser de sa présence mais quand, au seuil, il la salua, elle lui sourit, d’un sourire si chaud qu’il dissipa le léger malaise qui l’avait gagné devant l’attitude de son hôtesse.

– Allez-vous rejoindre le roi, à présent ? demanda-t-elle.

– Non. Il sera là d’ici un mois. La mauvaise saison approche et je vais mener, au château, une paisible existence de garnison qui me permettra de vous voir souvent. Si vous souhaitez chasser, le roi n’y verra aucun inconvénient...

– Chasser ? Oh non ! Depuis que j’ai tué un homme de ma main, je ne supporte plus l’idée de donner la mort.

– Quelle hypocrisie ! fit Léonarde. Je ne vous ai jamais vue bouder les terrines de lièvre ou les bartavelles de Péronnelle. Il faut bien tuer le gibier pour cela !

– Sans doute, mais pas moi. Le sang me fait horreur. J’en ai trop vu...

Mortimer parti, Fiora félicita Péronnelle pour ce repas si réussi puis grimpa vivement dans sa chambre après avoir demandé à Léonarde d’aller lui chercher Florent.

– A cette heure ? protesta celle-ci. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– J’ai à lui parler. Soyez gentille : allez le chercher. L’œil soupçonneux, Léonarde fila aussi vite que le lui permettaient ses jambes. Quand elle revint et pénétra, suivie du jeune homme, dans la chambre de Fiora, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée sur ses intentions. Sous l’œil de Khatoun qui, éberluéee, l’aidait d’une main molle, la jeune femme entassait quelques vêtements et des objets de première nécessité dans des sacoches de voyage. Sur une table, à côté de la cassette où elle gardait ses bijoux et son argent, une bourse bien remplie montrait quelles dispositions Fiora venait de prendre.

– J’en étais sûre ! s’écria Léonarde indignée. Vous voulez repartir !

Fiora se tourna vers elle et l’enveloppa d’un regard si grave que la pauvre femme sentit qu’elle n’obtiendrait rien et que « son agneau » était fermement décidé.

– Oui. Je pars. Et cette fois à cheval, pour aller plus vite.

– Vous voulez rejoindre le cardinal ? Mais c’est de la folie ! N’avez-vous pas encore eu votre compte d’embuscades ?

– Je ne veux pas le rejoindre. J’ai l’intention de le rattraper, sans doute, mais aussi de le dépasser sans me montrer. Je ne lui fais qu’à moitié confiance...

– Et la bonne moitié c’est l’histoire de Villeneuve-Saint-André ? Mais pourquoi voulez-vous aller là-bas, puisqu’il vous suffit d’écrire ?

– L’abbé peut sans doute confirmer le récit du cardinal, mais il ne peut pas me décrire l’homme qui a perdu la mémoire. Il faut que j’y aille, comprenez-vous ? Florent m’accompagne, s’il y consent...

– Si j’y consens ? s’écria le jeune homme dont le visage s’illumina comme si le soleil venait de percer la nuit et de déverser sur lui ses rayons. Donnez vos ordres, donna Fiora ! Tout sera prêt à l’aube...

– Ils sont simples : deux chevaux solides et capables de couvrir de longues étapes.

– Vous ne voulez pas de monture pour les bagages ?

– Non. Nous ne devons pas nous encombrer, et je compte porter un vêtement d’homme. Allez dormir à présent. Nous partirons au lever du jour.

Fiora n’osait pas regarder Léonarde. Comme elle ne disait rien, elle crut que la vieille demoiselle s’abandonnait au chagrin, qu’il lui faudrait affronter des larmes, mais quand enfin elle la chercha des yeux pour lui offrir quelque consolation, Léonarde, bien loin de pleurer, lui jeta un regard furibond et quitta la chambre en claquant la porte. Le claquement d’une autre porte, presque immédiat, apprit à Fiora qu’elle venait de rentrer chez elle. Khatoun voulut s’élancer pour tenter de l’apaiser, mais Fiora la retint :

– Laisse-la bouder, ou même pleurer ! Demain son humeur sera meilleure et, de toute façon, je suis trop fatiguée pour passer cette nuit à discuter. Finissons ceci et dormons !

Ainsi fut fait, mais quand, dans la lumière incertaine du petit matin, Fiora vêtue du costume de page rapporté de Nancy ouvrit la porte de la cuisine pour y prendre son repas, la première chose qu’elle vit fut une paire de longues jambes bottées qui reliait la pierre de l’âtre au banc jouxtant la grande table. Au-dessus de ces jambes, se dressait une tunique de cuir et, au-dessus de la tunique, la figure mécontente de Douglas Mortimer. Léonarde, debout à quelques pas et les bras croisés sur sa poitrine, attendait de voir l’effet produit. Florent, le nez dans un bol, ne soufflait mot, mais ses yeux disaient assez qu’il aurait volontiers étranglé l’Écossais. Néanmoins, les premières paroles de Fiora furent pour Léonarde :

– J’aurais dû m’en douter ! fit-elle. Il a fallu que vous alliez le chercher ?