– Si j’ai acquis quelques droits à votre reconnaissance, Madame, je vous demande en grâce, pour vous plus encore que pour nous, de ne rien dire à notre sire de ce qui s’est passé ce soir.

– Mais... pourquoi ? Mortimer intervint :

– Il a raison, toute vérité n’est pas bonne à dire. Si celui auquel nous pensons tous deux est bien à l’origine de cette machination, nous ne serons pas entendus, le roi refusera de nous croire...

– Oui, coupa Tristan l’Hermite, il nous faudrait des preuves...

– Des preuves ? émit Fiora qui s’étrangla presque. Mais en manque-t-il autour de cette clairière ? Il y a ces deux hommes ! Il y a ce que vous dira peut-être le cardinal. Il y a ma parole, enfin, et celle de dame Léonarde ?

– Vous avez eu raison de mentionner cela en dernier, fit Mortimer mi-figue mi-raisin. C’est ce qui comptera le moins. Les femmes sont, pour le roi Louis, d’incurables bavardes douées d’une imagination diabolique... et le personnage est de ses familiers.

– Vous pensez que c’est... commença Fiora qui venait d’avoir une idée. Mais le grand prévôt lui imposa silence :

– Pas de noms, Madame ! Laissez-moi mener cette affaire à ma guise et recevez mes salutations. Voulez-vous un de mes hommes pour vous conduire ?

– Inutile ! dit Mortimer. Je m’en charge... et vous remercie de m’avoir cru, messire le grand prévôt ! Et aussi de m’avoir aidé.

L’ombre d’un sourire détendit fugitivement le visage sévère de Tristan l’Hermite.

– Je n’ai fait qu’accomplir les devoirs de ma charge, jeune homme, mais j’avoue être sensible à l’amitié. Jadis... il y a longtemps, je me suis dévoué, comme vous, au service d’une dame... très belle !

– Vous, messire ? une dame ? souffla Mortimer sincèrement étonné.

– Cela vous surprend, n’est-ce pas ? Le grand justicier, le maître des geôliers, des gens de police, des bourreaux ? Elle s’appelait Catherine de... mais rassurez-vous ! Ce n’était pas moi qu’elle aimait. Partez à présent ! Je vous reverrai au Plessis !

Douglas Mortimer aida Léonarde et Fiora à reprendre place dans la voiture puis, après avoir attaché son cheval à l’arrière, il sauta sur le siège du cocher. Tandis qu’il faisait tourner le lourd chariot pour reprendre le chemin déjà parcouru, Fiora jeta un dernier regard à la sinistre clairière où la fosse encore ouverte gardait la trace de l’horreur qu’elle et Léonarde venaient d’y vivre. Deux soldats étaient en train de la refermer. Au milieu du double cercle des torches et des armures, Tristan l’Hermite, à nouveau en selle, les regardait faire, aussi immobile qu’une statue équestre. Devant les sabots de son cheval, Pompeo et l’autre bandit tremblaient et pleuraient, mais elle n’éprouva aucune pitié. Son esprit et son cœur n’étaient que glace. Elle ne ressentait même pas de peur rétrospective. Tout ce qui surnageait dans son esprit, c’était une immense déception. Le rêve caressé depuis trois jours, cet espoir de retrouver Philippe, même malade, même inconscient, et de le ramener auprès de son fils venait de s’achever dans une sinistre dérision. On s’était joué d’elle et, à présent, elle retournait vers son manoir, l’âme pleine d’amertume et les mains vides...

– Suis-je vraiment pauvre d’esprit au point que l’on puisse me berner si facilement ? murmura-t-elle sans se rendre compte qu’elle venait de penser tout haut.

– Bien sûr que non, répondit Léonarde dont la main vint chercher sa main, mais tout ce qui s’adresse à votre cœur est sûr d’atteindre son but. Et vous souhaitez tellement retrouver messire Philippe !

– Me le reprocheriez-vous ?

– Moi ? A Dieu ne plaise ! Vous savez bien que mon plus cher désir est de vous voir enfin heureuse. Mais je n’arrive pas à comprendre comment cet homme a pu savoir que votre époux s’est évadé de Lyon.

– Cet homme ? Vous voulez dire le cardinal ?

– Oui, hélas ! soupira la vieille demoiselle. Je n’arrive pas à démêler la part qu’il a prise dans ce piège infâme.

– D’après ses complices, il n’y est pour rien, ou presque rien. Encore que ce soit difficile à croire...

– De toute façon, nous ne possédons aucune réponse valable à cette question, comme à quelques autres, d’ailleurs. Le jeune Mortimer pourra peut-être nous donner le mot de certaines et il se peut que ce Tristan l’Hermite réussisse à confesser Mgr della Rovere ?

– Vous le croyez ?

– La chose paraît possible, car c’est un homme terrible. En outre, à Loches, il doit disposer de tous les moyens désirables pour l’obliger à parler.

– Vous perdez la tête, Léonarde ? souffla Fiora abasourdie. Vous n’imaginez tout de même pas qu’il pourrait menacer un prince de l’Église de prison, ou même de...

Léonarde s’épanouit en un large sourire :

– De la torture ? Pourquoi pas ? Les relations entre le roi et le pape, déjà mauvaises, n’y perdraient pas grand-chose. Et si vous voulez m’en croire, ajouta-t-elle avec un soupir plein de contentement, je le soupçonne d’en être tout à fait capable.

– Et... cela vous ferait plaisir ?

– Vous n’imaginez pas à quel point.

Ce qui n’empêcha pas la vieille demoiselle, une fois installée dans la chambre que le frère hôtelier offrit aux voyageurs dans la maison des hôtes de Cormery, de se mettre à genoux au pied de son étroite couchette et de s’abîmer en une longue et profonde oraison. Dans la simplicité de son cœur, elle admettait que des brebis galeuses pussent s’être glissées dans le saint troupeau de l’Église, mais Dieu ne pouvait, en toute justice, être tenu pour responsable des crimes de ses serviteurs.

Seule consolation dans cette triste aventure : le retour au manoir fut salué par un enthousiasme qui réchauffa le cœur de Fiora, puis par une vive indignation lorsque l’on sut la vérité, ce qui réjouit celui de Léonarde. Pourtant cette vérité n’apparut dans toute son évidence que lorsque, le surlendemain du retour, Douglas Mortimer se présenta pour dîner à la Rabaudière.

Tout en nettoyant l’un après l’autre plats et terrines en un lent, implacable et méthodique travail de mâchoires, l’Écossais raconta comment il avait pu se trouver à point nommé dans la forêt de Loches pour y soustraire ses amies à un sort tragique :

– Au soir du fameux souper, j’ai aperçu maître Olivier le Daim en conversation avec le cardinal, conversation qui aurait pu être innocente car notre homme donnait tous les signes d’une profonde piété. Il semblait demander au prélat sa protection pour acquérir des indulgences. Il s’inclinait, se signait, s’agitait en toutes sortes de mômeries. Voyez-vous ce que je veux dire ?

– Tout à fait ! dit Fiora.

– Seulement, moi, les conversations innocentes de maître Olivier je n’y crois pas et, après vous avoir ramenée chez vous, je me suis mis en quête de lui. Ce n’était pas très difficile, puisqu’il n’est jamais libre de ses actions avant le coucher du roi. J’ai même eu le temps d’endosser des vêtements noirs avant de me mettre à l’affût au-delà des murs d’enceinte. Je l’ai vu, alors, sortir par la poterne, monté sur une mule, et gagner Tours. Je l’ai suivi jusqu’à une taverne du bord de l’eau. Il fallait savoir que c’était lui car il portait un grand manteau, un bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et un masque mais, ce mauvais gibier, je suis capable de le flairer sous n’importe quel déguisement, fût-il sorti habillé en chanoine comme cela lui arrive de temps en temps. Cette fois, pas question de jouer les hommes d’Église, étant donné le but de sa promenade... Je boirais bien encore un peu de ce vin de Beaune, dame Péronnelle ! C’est étonnant comme parler donne soif.

Ladite soif étanchée, Mortimer reprit son récit :

– L’un suivant l’autre, je l’ai vu entrer dans une taverne, au bord du fleuve, où l’on trouve le plus bel assortiment de mauvais garçons de toute la ville, et y prendre langue avec ce Tordgoule sur lequel je ne vous apprendrai rien de plus... sinon qu’en effet, il n’avait pas l’air de savoir à qui il parlait.

– A quoi l’avez-vous vu ?

– A une certaine façon d’être. Le truand montrait une méfiance telle que le Daim a dû sortir de l’or pour le convaincre. Et c’est toujours dangereux de faire briller le métal jaune dans un tel endroit. Ils sont sortis ensemble et se sont si bien fondus dans la nuit que je n’ai pas pu les retrouver. Alors, je suis allé chez le grand prévôt pour lui dire ce que j’avais vu...

– En pleine nuit ?

– C’est un homme qui ne dort guère ! Je lui ai dit que je pensais parler au roi, il m’en a dissuadé. D’abord parce que je n’avais aucun grief sérieux à avancer. Ensuite à cause de cette confiance, quasi aveugle, que notre sire porte à son barbier. Celui-ci, bien sûr, allait quitter le Plessis avec lui et, comme on devait laisser au château une compagnie de la Garde, j’ai seulement demandé à rester moi aussi, sous le prétexte que je ne me sentais pas bien. Ce qui a beaucoup fait rire le roi...

– Rire ?

– A un point que vous n’imaginez pas. Il s’en étranglait presque.

– Et à quel sujet, cette grande gaieté ?

– Eh bien... euh... il pensait que mon mal n’était pas bien grave et que... vous en étiez à la fois la source et le... enfin... Quand il s’est arrêté de rire, il m’a dit : – Pâques-Dieu, Mortimer, vous venez de me faire faire du bien bon sang ! Mais n’y revenez pas ! Je ne serai pas longtemps absent et c’est pourquoi je veux bien vous laisser ici pour cette fois... Vous êtes à mon service, pas à celui des dames !

Rouge comme une écrevisse bien cuite, le pauvre garçon n’osait plus regarder Fiora en face et dut, pour reprendre ses esprits, avaler coup sur coup deux gobelets de vin qui, chose étrange, lui rendirent sa couleur normale...

– Quoi qu’il en soit, et puisque Tristan l’Hermite se chargeait de surveiller Tordgoule, je me suis attaché au cardinal. Lorsque j’ai vu qu’il vous envoyait une voiture, j’ai compris qu’il se passait quelque chose de bizarre. J’ai passé la nuit dans votre bois et, après votre départ, je suis venu interroger demoiselle Khatoun et dame Péronnelle.