Bien sûr, elle n’ignorait pas qu’il y avait eu, au cours des siècles, des pontifes plus ou moins discutables, mais cet ancien moine qui, en coiffant le Trirègne[x] n’avait vu là qu’une occasion d’enrichir scandaleusement sa nombreuse famille et n’hésitait pas à déclarer une guerre pour spolier Lorenzo de Médicis après avoir tenté de l’assassiner, n’avait aucun droit à la considération des fidèles et surtout pas à la sienne. Tout ce qui concernait Rome était désormais, pour elle, sujet de méfiance, et l’aimable cardinal n’échappait pas à ce jugement définitif.
Comme il était convenu, on le rejoignit sur le parvis de la collégiale Saint-Martin où sa suite fastueuse tenait toute la place. Les deux femmes descendirent de voiture pour entendre la messe, prier un instant au tombeau du saint, puis l’on se disposa à quitter Tours au milieu d’un grand concours de peuple qui acclamait l’illustre étranger. Chevauchant fièrement un superbe destrier noir sur la croupe duquel sa simarre pourpre s’étalait avec magnificence, Giuliano della Rovere distribuait les bénédictions tandis que ses serviteurs faisaient largesse en son nom.
Avec ses équipages, ses secrétaires, ses serviteurs, ses chevaux et ses mules, ses gardes aussi et ses chariots de bagages, le train du légat était considérable et atteignait presque les murs de la ville alors que la fin du cortège quittait tout juste le parvis. La voiture des deux femmes y prit place vers la fin, un peu avant les domestiques et les chariots portant le mobilier et les bagages, car il ne convenait pas que des femmes fussent mêlées aux ecclésiastiques. Auprès d’elles, une poignée de pèlerins descendant en Provence et autorisés à profiter d’une aussi auguste compagnie se mirent en marche avec des montures variées ou à pied...
Par la grande rue de la Scellerie, où l’on passa devant le couvent des Augustins et celui des Cordeliers dont tous les moines étaient à genoux dans la poussière pour se faire bénir, on gagna le bourg des Arcis et la porte Saint-Étienne, défendue par une puissante bastille et tournée vers le sud.
Passé le faubourg du même nom et les « Ponts Longs » qui enjambaient le Cher et de nombreux marécages formés par d’anciens bras de la rivière, la longue file atteignit Saint-Avertin et commença de s’élever le long des coteaux couverts de vignes où les vendangeurs étaient déjà au travail. Après un été chaud, le raisin était mûr : une pleine corbeille en fut offerte au cardinal par de jeunes paysannes aux jambes nues. Celui-ci les récompensa de quelques pièces d’argent qui lui valurent de nouvelles acclamations.
– Si nous nous arrêtons toutes les cinq minutes, nous n’arriverons jamais ! grommela Léonarde. Et quelle distance devons-nous parcourir ? Cent soixante-dix, cent quatre-vingts lieues ?
– Si nous arrivons à en faire une dizaine par jour, nous ne serons guère que trois semaines en chemin. Evidemment, nous irions plus vite à cheval, mais il me semble que vous ne gardez pas un excellent souvenir de cette façon de voyager ? dit Fiora avec un sourire. Pour vous consoler, pensez donc à toutes ces abbayes dans lesquelles nous ferons étape ! Vous allez pouvoir prier presque tous les saints de France !
Néanmoins quand, vers le milieu du jour, elle vit apparaître les hauts toits de l’abbaye de Cormery où le prieur, en grand habit et crosse en main, attendait le cardinal • entouré d’un essaim de bénédictins, elle ne put retenir un soupir. S’arrêter chaque soir dans un couvent n’avait rien d’affligeant, mais si, en outre, il fallait visiter toutes les maisons religieuses que l’on rencontrerait, les trois semaines risquaient de se changer en deux ou trois mois. Et l’impatience de Léonarde la gagnait déjà.
Tandis que, devant le portail de l’église, on échangeait saluts, génuflexions, baisements d’anneau et autres civilités, elle interrogea son cocher. Savait-il où le cardinal souhaitait faire étape ce soir ? L’homme répondit que ce serait à Loches. Le trajet du jour ne couvrirait donc pas tout à fait dix lieues, et encore y arriverait-on à la nuit close car l’arrêt à Cormery risquait d’être assez long...
Et, en effet, le soleil disparaissait quand on atteignit la forêt de Loches au-delà de laquelle s’érigeait la ville royale et ce fort château qui inspirait tant de crainte justifiée aux ennemis du souverain. Pour Fiora, ce nom évoquait fray Ignacio Ortega, qui l’avait poursuivie d’une haine inexplicable et y avait laissé la vie, et aussi l’écuyer, l’ami de Philippe, Mathieu de Prame qui, lui, avait eu la chance d’en sortir vivant... Mais pour aller où ?
Résignée cependant, Fiora somnolait dans le nid qu’elle s’était préparé parmi les coussins tandis qu’auprès d’elle, Léonarde disait son chapelet. Le chemin forestier était assez doux et les cahots pas trop sensibles. Derrière la voiture, on entendait chanter les pèlerins, peut-être pour se donner du courage car l’ombre verte des arbres devenait grise et les fourrés semblaient s’épaissir à mesure que l’on avançait. On n’entendait plus les oiseaux et l’oppression naturelle pour qui voyage sous bois au crépuscule enveloppait le cortège.
Soudain, à un tournant du chemin, une secousse projeta les deux femmes l’une contre l’autre en même temps que la litière prenait de la vitesse. Le chemin, pourtant, était beaucoup plus rude et les roues du véhicule allaient d’une ornière à l’autre. Arrachée à ses prières, Léonarde se pencha au-dehors :
– Que se passe-t-il ? cria-t-elle au cocher, mais celui-ci ne répondit pas.
Au contraire, il fouetta ses chevaux pour qu’ils aillent encore plus vite.
– Il va nous tuer ! fit Léonarde, mais ce n’est pas le pire. Nous ne sommes plus dans le cortège.
A son tour, Fiora se pencha. En effet, il n’y avait plus personne ni devant ni derrière. Rien qu’un étroit sentier filant entre les masses noires des arbres et dans lequel le chariot se lançait à tombeau ouvert. Les deux femmes se regardèrent avec épouvante, envahies par la même pensée : on leur avait tendu un piège et ce piège était en train de se refermer sur elles...
De toutes ses forces, Fiora ordonna à Pompeo, en italien, de s’arrêter, mais le cocher répondit par un grognement et un nouveau claquement de fouet. Un instant, la jeune femme songea à ouvrir la portière et à se jeter à terre, mais la voiture allait beaucoup trop vite et, de toute façon, Léonarde ne pourrait l’imiter sans se briser. D’ailleurs, les fourrés de chaque côté de ce qui devenait un sentier herbeux paraissaient s’animer. Des ombres se levaient d’ombres plus épaisses et, bientôt, quatre cavaliers masqués entourèrent l’équipage qui ne ralentit pas pour autant.
– Que Dieu nous protège ! gémit Léonarde. J’ai peur que ceci ne soit notre perte.
Fiora ne répondit pas. Une violente colère la préservait de la peur. Comment avait-elle pu être assez stupide, assez folle pour ajouter foi aux paroles d’un neveu de Sixte IV ? Comment avait-elle pu croire qu’il désirait l’aider ?
Soudain, le cocher retint ses chevaux, si brutalement que les deux passagères se retrouvèrent à plat ventre. Presque en même temps, la portière s’ouvrit et des mains sans douceur s’emparèrent de Fiora et de Léonarde qu’elles tirèrent au-dehors. Elles virent alors que l’on se trouvait dans une clairière qu’un reste de jour éclairait vaguement. Cinq ou six hommes se tenaient là, vêtus de sombre, et il était impossible de distinguer leurs traits. Deux d’entre eux, appuyés sur des pelles, se dressaient au bord d’un grand trou plus long que large qu’ils venaient sans doute de creuser.
Ce fut devant ce trou que l’on traîna les deux malheureuses, et elles comprirent tout de suite qu’il avait été ouvert à leur intention. Ces gens étaient là pour les assassiner.
– Qui êtes-vous ? Que nous voulez-vous ? s’écria Fiora. Celui qui semblait le chef ne daigna pas répondre.
S’avançant, dans la lumière dansante d’une torche que l’un de ses compagnons venait d’allumer, il jeta une bourse au cocher qui l’attrapa au vol, et lui désigna un sentier, à peine visible, sur sa droite :
– Bon travail, l’ami ! Passe par là ! Tu rejoindras le cortège avant Loches...
A nouveau, Pompeo enleva ses chevaux. L’attelage disparut instantanément, avalé par la nuit et les branches basses. L’homme attendit que le bruit se fût éteint, puis se tourna vers celles qui allaient sans doute être ses victimes et que quatre de ses compagnons maintenaient. Fiora se débattait furieusement, mais Léonarde, accablée par un coup aussi inattendu, s’était laissée tomber à genoux sur la terre humide et priait, n’attendant plus rien que l’instant fatal.
D’un geste brutal, le chef arracha le voile qui enveloppait la tête de Fiora.
– J’avais pensé vous enterrer toutes vives, fit-il, mais je ne suis pas un homme cruel. On va vous égorger avant, et ce voile teint de votre sang sera une bonne preuve de ce que j’ai bien fait mon travail.
– Pour qui ce travail ? lança Fiora. Ne me dites pas que c’est pour le roi ? Je croirais plutôt qu’il vous le fera payer très cher quand il saura...
– Mais il ne saura rien. Vous allez disparaître sans laisser de traces.
– Avant de mourir, je voudrais tout de même savoir qui me tue ? Le pape ? C’est le cardinal qui vous paye ?
– Lui ? Il n’en sait pas davantage. Il pensait simplement qu’un long bout de chemin serait suffisant pour débarrasser le pays de votre présence. Tout ce qu’on lui a demandé, c’était de vous emmener avec lui.
– Qui, « on » ?
– Je ne vois pas en quoi cela vous intéresse ? Vous devriez plutôt faire comme votre compagne et songer à votre paix avec le Ciel. Je vous accorde un instant pour dire un bout de prière.
L’un des bandits s’approcha :
– Si on expédiait l’autre pendant ce temps ?
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