Ce même jour, dans l’après-midi, comme Fiora se disposait à partir pour une visite au prieuré Saint-Côme avec son fils, Léonarde et Khatoun, l’allée de vieux chênes s’emplit d’une troupe de cavaliers entourant une litière qu’elle reconnut au premier coup d’œil, mais sans aucun plaisir. Que venait faire chez elle le cardinal della Rovere ?

Néanmoins il était là, et il convenait de l’accueillir courtoisement. Aussi, remettant le bébé aux bras empressés de Khatoun, Fiora s’avança-t-elle vers le lourd véhicule qui décrivait sur le gravier une courbe pleine de majesté avant de s’arrêter devant l’entrée de la maison. Elle s’agenouilla quand le prélat mit pied à terre, et posa ses lèvres sur le saphir qu’il leur tendait.

– Ma modeste maison est grandement honorée, Monseigneur, de recevoir Votre Grandeur !

– La maison est charmante et je viens seulement en voisin. Alors, laissons de côté un protocole excessif et dites seulement Monseigneur, fit-il en toute simplicité.

Soudain il aperçut les mules harnachées auprès desquelles se tenait Florent :

– Je vous dérange peut-être ? Vous alliez sortir ?

– Nous pensions simplement nous rendre au prieuré dont vous voyez là-bas la flèche d’église, Monseigneur. Mais puisque l’Eglise vient à nous... Veuillez prendre la peine d’entrer.

Tandis que Fiora précédait l’hôte inattendu vers la grande salle, Péronnelle préparait une collation pour le cardinal, cependant que son époux installait l’escorte à l’ombre du petit bois et annonçait qu’il allait leur servir à boire. Ce qui fut accueilli avec satisfaction.

A l’invitation de son hôtesse, della Rovere prit place au coin de la cheminée dans laquelle, hiver comme été, sauf dans les temps de canicule, Péronnelle entretenait au moins un feu de quelques branches de pin pour lutter contre l’humidité habituelle aux demeures bâties près de la Loire. Mais les fenêtres largement ouvertes laissaient voir le jardin abondamment fleuri dont un prolongement, sous forme d’un grand bouquet de lis et de roses mêlés de feuillage, couronnait une crédence et embaumait la salle.

Les yeux vifs du cardinal avaient déjà fait le tour de la grande pièce, allant de la tapisserie aux mille fleurs aux objets disposés sur les dressoirs, quand il accueillit avec plaisir les marques de bienvenue que lui offrait Fiora : le vin de Vouvray frais et les massepains aux amandes que Péronnelle réussissait comme personne. Ce fut seulement quand ils furent seuls, lui et son hôtesse, qu’il se décida à parler. Il en avait d’ailleurs exprimé le désir et Léonarde, à son grand regret, fut obligée de se retirer comme les autres.

Après leur départ, il y eut un silence. Le cardinal mirait à travers le vin pâle de sa coupe les reflets du feu mourant et Fiora dégustait l’aimable liquide sans rien dire, attendant que son visiteur parlât. Il ne semblait guère pressé, mais soudain il l’interrogea :

– Avez-vous songé à ce que je vous ai dit l’autre soir, donna Fiora ?

– Vous avez bien voulu prononcer à mon sujet quelques paroles flatteuses, Monseigneur, et je ne saurais les oublier.

– Sans doute, sans doute, mais ce n’était qu’un préambule et je vous ai dit aussi qu’à mon sens nous pourrions faire ensemble du bon travail.

– Je me souviens, en effet, mais j’avoue n’avoir pas bien compris ce que Votre Grandeur entendait par là.

– J’entendais... et j’entends encore que nous pourrions unir nos efforts afin d’être utiles, vous à votre ville natale et moi aux intérêts de l’Eglise.

– Un rôle intéressant, je n’en doute pas, mais comment pourrais-je le jouer ?

– Vous avez l’oreille du roi Louis et son amitié. La paix entre les peuples est un but digne d’être poursuivi et vous pourriez inciter cet homme difficile à plus de respect, plus de compréhension envers Sa Sainteté qu’il traite fort mal.

– Beaucoup moins mal, semble-t-il que le pape ne traite Florence. Ses visées politiques paraissent fort claires, même à une ignorante comme moi : il entend achever par la guerre l’ouvrage que ses spadassins n’ont accompli qu’à moitié. Vous n’imaginez pas que je pourrais l’aider à détruire la ville de mon enfance ?

– Détruire ? Jamais ! Le Saint-Père ne veut aucun mal à Florence, et moins encore à sa population. Cette... malencontreuse conspiration, ourdie par les Pazzi exilés...

– Peut-être n’auraient-ils jamais rien ourdi, Monseigneur, sans l’aide bienveillante de votre cousin, le comte Riario. De toute façon, entre le pape et les Médicis, il y a désormais le sang de Giuliano répandu pendant la messe de Pâques !

– Les Pazzi ont été exterminés jusqu’au dernier. Plus de deux cents personnes, je crois ? Un tel flot ne peut-il laver le sang de ce jeune homme ?

– C’eût été le cas, peut-être, si le pape n’avait appelé à la guerre sainte et frappé Florence d’excommunication, et même d’interdit. Monseigneur Lorenzo ne fait que se défendre.

– Il se défend, en effet... lui seul et au mépris du bien-être d’un peuple qu’il prétend aimer. Pourquoi ne se sacrifie-t-il pas ? Après tout, il n’est pas prince de droit divin.

– S’il ne se sacrifie pas, c’est que ce même peuple le lui défend. Les Florentins aiment Lorenzo de Médicis et sont prêts à mourir pour lui.

– Tous ? Je n’en jurerais pas. Et, à défaut de lui, la cité du Lys rouge pourrait avoir une princesse aimable, lettrée, brillante... et que vous appréciez je crois ?

– Une princesse ? Qui donc ?

– La comtesse Catarina. N’est-elle pas votre amie ?

– J’éprouve pour elle, en effet, beaucoup d’amitié et de respect.

– Alors, peut-être pourriez-vous lui apporter votre aide ?

Fiora considéra son visiteur avec une sincère stupeur, fortement teintée de méfiance. Cependant, elle ne réussit à lire sur ce visage hautain et dans ces yeux sombres profondément enfoncés sous l’orbite qu’une grande tristesse.

– Elle règne sur Rome et sur le pape. De quelle aide aurait-elle besoin ?

– Peut-être de la vôtre, justement. Comprenez-moi bien, donna Fiora ! J’ai beaucoup d’estime et d’affection pour Catarina, et je n’aime pas la savoir malheureuse.

– L’est-elle donc ?

– Plus que vous ne croyez, et à cause de vous.

– De moi ?

Avec beaucoup de simplicité, le cardinal alla remplir son verre puis, tirant son siège plus près de celui de son hôtesse, il revint s’asseoir :

– Rome regorge d’espions, Madonna, et tout se sait. Riario n’ignore pas que sa femme vous a aidée à fuir vers Florence. De là à imaginer que vous étiez chargée de prévenir Médicis de ce qui se tramait contre lui...

– Sans vouloir offenser votre famille, Monseigneur, votre cousin est d’esprit trop épais pour de telles imaginations !

– C’est un rustre, j’en conviens volontiers, mais il est rusé, retors même et, surtout, il n’ignore pas que son épouse ne l’aime pas. Elle vit des heures peu agréables, mais qui eussent été pires sans la protection du Saint-Père. Celui-ci, heureusement, lui conserve son entière affection.

– Cette nouvelle me navre, mais comment pourrais-je l’aider ?

– Pourquoi ne pas écrire une lettre dans laquelle vous lui exprimeriez votre amitié ? Vous pourriez ajouter que vous êtes disposée à plaider auprès du roi de France la cause du Vatican...

Fiora se leva brusquement et fit face à son visiteur. Un début de colère empourprait son visage :

– Parlons clair, Monseigneur ? Vous souhaitez que j’essaie de détacher la France de l’alliance florentine et que je trahisse mes plus chers amis, le souvenir de mon père, mon...

– Votre amant ? ... Non, ne vous fâchez pas ! Nous avons aussi des espions à Florence. Et je ne vous demanderai rien d’aussi affreux. Ce que je vous demande, c’est de considérer ceci : tout homme est mortel et Médicis n’échappe pas à la loi commune. Qu’il disparaisse et Florence, n’ayant plus personne à défendre, ouvrira ses portes au pape. Donna Catarina, devenue souveraine, aurait à cœur, j’en suis persuadé, de prendre soin de vos biens.

– Brisons-là, Monseigneur ! J’aime donna Catarina et je travaillerais volontiers à son bonheur, mais je n’aiderai pas son époux à asservir la ville qui m’est chère !

– Et si Riario ne vivait pas assez longtemps pour régner sur la Toscane ? Allons, donna Fiora, je ne vous demande pas grand-chose : une lettre aimable, en quelque sorte pacificatrice... et puis, peut-être, une tentative pour mieux disposer le roi Louis envers nous sans même renoncer, ouvertement au moins, à son alliance avec Lorenzo. Son attitude actuelle cause au Saint-Siège un grave préjudice...

– Pécuniaire ? Je n’en doute pas ! fit Fiora acerbe. Je ne demanderais pas mieux que de travailler à la paix, mais ce n’est pas Florence, je le répète, qui a déclaré la guerre. Et d’autre part, pour que je croie à la bonne volonté du pape, il faudrait qu’il commence par un geste... de père. Lever l’interdit, par exemple ?

– Je pourrais le lui suggérer. Écrirez-vous cette lettre ?

– Ce serait une lettre mensongère. Le roi est loin et je ne sais quand il rentrera.

– Mais il rentrera un jour et je ne suis pas pressé. Je me contenterais de la lettre seule et de votre promesse. Peut-être, d’autre part, pourrais-je vous venir en aide dans une affaire qui vous tient à cœur... Mais le temps passe, il faut que je vous quitte... J’ai à faire avec l’archevêque.

Il se levait, en effet, pris d’une sorte de hâte que Fiora trouva suspecte, et se dirigeait vers la porte

– Bien sûr, nous nous reverrons, ajouta-t-il aimablement, j’ai passé auprès de vous un instant charmant. Il me faut, à présent, vous laisser réfléchir, je reviendrai vous voir bientôt.

– Veuillez m’accorder encore une minute, Monseigneur. Quelle est donc cette affaire qui m’intéresse si fort ?