– Mais il y a des siècles de cela ? Et vous êtes toujours sa femme ?

– Il n’en sait rien, au fond. En admettant qu’après son évasion Philippe soit venu chercher de mes nouvelles par ici, il a pu apprendre ma disparition, peut-être même que l’on m’avait emmenée à Rome ? De là à imaginer que j’étais allée, comme je l’en avais menacé, demander au pape cette fameuse annulation...

Léonarde récupéra le drap, acheva de le plier et le posa sur une pile qui attendait un ultime passage du fer avant d’aller reposer dans une armoire avec des sachets de menthe et de pin odorants. Elle en prit un autre dans la grande corbeille qui attendait et lança l’une des extrémités à Fiora :

– Cessez donc de faire marcher votre imagination, mon agneau, si messire Philippe était venu par ici, nous le saurions : il avait trop fière mine pour passer inaperçu et, apprenant la naissance de son fils, il n’aurait pas pu ne pas venir à la maison.

– Un prisonnier évadé, Léonarde ! Peut-être à bout de souffle. Sans argent, sans secours possible... et puis tellement orgueilleux ! Je l’imagine mal venant ici demander un secours !

– Je l’imagine mal venant rôder autour du Plessis ! fit Léonarde imitant Fiora. La seule chose sensée, pour lui, était d’essayer de rejoindre les Flandres et la cour de la princesse Marie. En tout cas, je regrette de ne pas avoir assisté à votre entretien avec le roi. Il me semble que j’aurais posé des questions plus pertinentes que les vôtres. Tirez, que diable ! Ce drap va ressembler à un chiffon !

– Vous n’auriez guère eu de peine ! J’étais tellement bouleversée que je n’avais plus ma tête à moi ! Mais... quelles questions auriez-vous posées ?

– Eh bien, il me semble que j’aurais essayé de savoir ce qu’il était advenu du château de Selongey ? Le sire de Craon a-t-il fait main basse dessus après le jugement, ou le roi a-t-il pris soin de vous le conserver ?

– En fait, je n’en sais rien. Il m’a seulement dit qu’il avait envoyé surveiller les alentours du village pour savoir si Philippe ne s’y était pas réfugié.

– Bon. Il y a là tout de même une demi-réponse : si le gouverneur de Dijon s’en était emparé, il ne serait pas nécessaire d’épier les abords pour tenter d’en retrouver le maître légal.

– C’est juste ! De toute façon, il est trop tard pour poser la question au roi...

Fiora, en effet, avait eu beaucoup de chance de rencontrer Louis XI dès son retour de Florence. Le roi n’était revenu au Plessis que pour peu de jours et, le lendemain même du fameux souper, l’avait quitté pour l’Artois dont la pacification n’était pas achevée. En outre, il voulait s’occuper en personne des modalités de la trêve qui devait intervenir entre lui et l’époux de Marie de Bourgogne après la victoire à la Pyrrhus remportée par son capitaine, Philippe de Crèvecœur, sur ce même Maximilien. Sans doute ne serait-il pas longtemps absent mais, en attendant, le Plessis-Lès-Tours s’était rendormi sous la protection d’une seule compagnie de la Garde écossaise.

Ayant fini de plier les draps, Léonarde les transporta jusqu’à un grand coffre posé dans une petite pièce proche de la cuisine. Puis elle rejoignit Fiora qui était allée s’asseoir près de l’âtre et croquait une pomme : Etienne en avait déposé un grand panier sur la table une heure plus tôt.

Léonarde en prit une, elle aussi, la frotta sur son devantier pour la faire briller et mordit dedans, sans pouvoir retenir une grimace : ses dents n’étaient plus assez solides pour cet exercice, et elle alla quérir un couteau pour venir à bout du fruit. Fiora, assise sur la pierre, les coudes aux genoux, regardait les flammes...

La grande cuisine était paisible, presque silencieuse. Péronnelle était partie pour le marché de Notre-Dame-la-Riche en compagnie de Khatoun et de Florent. Mais au premier étage, Marcelline affrontait une colère du jeune Philippe que sa dernière tétée laissait insatisfait. Léonarde pensa qu’il faudrait bientôt lui donner des bouillies si l’on ne voulait pas l’entendre hurler jour et nuit. Cette idée désespérait la nourrice. Quand elle n’aurait plus de lait, il lui faudrait retourner à sa ferme, et cette perspective ne l’enchantait pas, le manoir étant incomparablement plus agréable à vivre.

Ces pensées tournaient dans la tête de la vieille demoiselle et la distrayaient un peu des graves problèmes qui encombraient l’esprit de Fiora, mais celle-ci y revenait :

– Dans combien de temps aurons-nous des nouvelles du doge ? demanda-t-elle en jetant dans le feu le trognon de sa pomme.

– Comment pourrais-je vous le dire ? C’est loin, Venise.

– Il faut pourtant que je sache ! Je ne peux pas rester là, sans rien faire ni rien savoir de mon époux ?

– Et que voulez-vous faire ? Vous jeter sur les routes comme vous l’avez fait tant de fois pour tenter de le rejoindre ? Fiora, ce serait une folie. L’été s’achève, nous allons vers la mauvaise saison. Accordez-vous le temps du repos et de la réflexion.

– Si je reste ici, jamais je ne le retrouverai car jamais il ne viendra sur les terres de ce roi qu’il déteste...

– Mais que vous aimez bien et qui, d’ailleurs, à moins que je ne me trompe fort, vous le rend. Pour avoir cherché avec tant de patience un rebelle, pour continuer la recherche alors qu’il ne devrait même pas s’en soucier, il faut qu’il ait pour vous une véritable amitié.

– Ne pas s’en soucier ? s’écria Fiora vexée.

– Redescendez sur terre ! Qu’est-ce que Philippe de Selongey pour le roi de France ? La différence est énorme, me semble-t-il ?

– Vous faites peu de cas de mon époux, à ce que l’on dirait ?

– J’essaie simplement de vous mettre en face des réalités. Le roi reconquiert, avec la Bourgogne, une province française que la duchesse actuelle tente d’offrir à l’Empire allemand. Votre époux, apparemment, a choisi son parti. C’est pour Louis XI un rebelle, d’autant plus rebelle qu’il n’y a pas si longtemps il a tenté de l’assassiner. Et non seulement, Louis XI le gracie une seconde fois, en l’enfermant, certes, mais, quand il s’évade, il essaie de le retrouver.

– N’importe quel geôlier en ferait autant, fit Fiora avec un demi-sourire.

– Mais n’importe quel geôlier, son gibier repris, se hâterait de l’expédier dans un monde meilleur pour être certain qu’il ne l’ennuie plus ! Or, si je vous ai bien comprise, notre Sire voulait l’enfermer... en attendant votre retour ?

– C’est ce qu’il dit !

– Et pourquoi ne le croirait-on pas ? Remettez-vous à Dieu, pour une fois, et pensez un peu à votre fils ! A défaut de père, il a le droit d’avoir une mère comme les autres !

Fiora savait que Léonarde parlait avec la voix de la sagesse, mais elle ne supportait pas l’idée d’ignorer où se trouvait Philippe. Devant son mutisme éloquent, Léonarde reprit :

– Vous n’êtes pas encore convaincue, n’est-ce pas ? Alors, je vais aller plus loin : vous ignorez où se trouve messire de Selongey, mais lui sait parfaitement où vous êtes puisqu’à Nancy vous avez pris soin de le renseigner. Une fois déjà, pour vous rejoindre, il a vaincu son orgueil. Pourquoi donc ne le vaincrait-il pas une fois de plus ? Ou alors, c’est qu’il ne vous aime pas !

Le mot frappa Fiora au plus sensible et elle releva, sur sa vieille amie, un regard désolé :

– Ou qu’il ne m’aime plus ? C’est peut-être vrai... mais, Léonarde, je n’arrive pas à le croire !

– Vous avez cependant toutes les raisons d’y croire, fit Léonarde impitoyable. Pensiez-vous vraiment à lui dans les bras de Lorenzo de Médicis ?

Il y eut un silence et Fiora détourna la tête, peut-être pour cacher les larmes qui lui venaient :

– Vous êtes cruelle, Léonarde, soupira-t-elle. Je ne l’aurais jamais cru de vous...

Un instant plus tard, Léonarde était assise auprès d’elle sur la pierre de l’âtre et l’entourait de ses bras pour l’obliger à poser sa tête sur son épaule :

– Je sais bien que je vous fais mal, mon agneau, mais c’est que je voudrais vous éviter de nouvelles souffrances. Ce mariage, jusqu’à présent, vous a valu bien peu de bonheur et vous avez charge d’âmes. Où qu’il soit, laissez donc à votre époux l’initiative ! Vous lui aviez demandé, comme une preuve d’amour, de venir jusqu’à vous ? Eh bien, attendez qu’il vienne !

– Et s’il est au bout du monde ?

– Cela ne change rien : attendez qu’il revienne du bout du monde ! Tenez ! j’entends les mules et voilà nos gens qui arrivent du marché. Allez vous débarrasser de ces cendres où vous êtes assise depuis un moment et faire un peu toilette ! Vous êtes assez jeune pour pouvoir vous accorder quelques semaines de tranquillité. Attendez que le roi vous donne des nouvelles... s’il lui en vient.

– Soit ! Je veux bien attendre, chère Léonarde, mais pas trop longtemps !

– Que ferez-vous donc, alors ?

– Je crois que, d’abord... j’irai à Selongey. Peut-être Philippe s’y cache-t-il sans que les gens du roi le sachent. Ensuite, si vraiment il n’y est pas... j’irai voir la duchesse Marie. Je ne pense pas que les espions du roi aient eu la possibilité de lui poser des questions. Mais moi, je suis la femme de Philippe, et elle me répondra.

– Autrement dit, le roi ne vous a pas convaincue ?

– De la profondeur de ses recherches ? Sûrement pas ! Et puis, vous admettrez que j’ai, moi sa femme, plus de chances de le faire sortir de sa cachette...

Léonarde se contenta de marmonner quelque chose qui, à la rigueur, pouvait passer pour une approbation. Elle avait repris dans sa poche la pomme entamée et s’efforçait à nouveau d’y planter les dents. L’opération se révélant aussi douloureuse que la première fois, elle envoya d’un geste plein de rancune le fruit entamé aux flammes de la cheminée d’où monta bientôt une fine odeur de pomme cuite et de caramel. Pendant ce temps, la cuisine s’emplissait de bruit et de gaieté : Péronnelle, Khatoun et Florent revenaient du marché.