– C’est mon chapeau qui vous amuse, donna Fiora ? Eh bien, sachez que j’y tiens beaucoup car, pour le chaud, il vaut une petite maison, et, pour la pluie, il me tient à couvert mieux que mes couvre-chefs habituels qui se transforment alors en gouttières... C’est une idée que j’ai prise à l’évêque de Valence.

– Ma foi, Sire, c’est une bonne idée. Je déplore seulement que l’usage ne nous permette pas, à nous autres femmes, d’en porter de semblables.

– Vous le pourriez si vous étiez abbesse. Mais au fait, personne ne vous empêche d’en lancer la mode ? Une jolie femme ne peut-elle se permettre quelques fantaisies ?

Fiora n’eut pas le loisir de répondre. Echappant aux mains d’un page, un grand lévrier blanc accourait et vint gambader autour du roi avant de se coller contre ses jambes en levant vers lui sa tête fine. Même sans le riche collier clouté d’or et de pierres précieuses, Fiora aurait reconnu le chien favori de Louis, son auxiliaire dans une circonstance particulièrement dramatique. Le roi se mit à rire :

– Ah, Cher Ami ! Tu veux donc venir te promener avec nous ? Mais nous allons au jardin, tu sais, et il faudra nous suivre sagement. Il ne s’agit pas de bouleverser les plates-bandes ? Vous souvenez-vous de lui, donna Fiora ?

– Bien sûr, Sire, répondit-elle en caressant le dos soyeux de l’animal. On n’oublie pas si facilement un compagnon d’armes... surtout aussi beau que celui-là.

– C’est vrai. Vous avez fait, tous deux, du bon ouvrage contre ce vilain moine. Savez-vous qu’il est mort ?

– Je l’ai appris, Sire. Est-il tombé malade ?

– Ma foi non. Je crois qu’il est mort de colère. Il devenait furieux et s’est brisé la tête contre les barreaux de sa cage. Il a été enterré dignement et on a dit trois messes pour le repos de sa méchante âme.

Ayant dit, Louis XI se signa dévotieusement, donna une friandise à Cher Ami et reprit son chemin. En face du logis, aucun mur ne défendait la vue. Une simple barrière basse que le roi poussa lui-même donnait accès aux jardins et au verger.

En le suivant au long des allées sablées, Fiora pensa que le jardinier du château était une manière d’artiste. Ses parterres, d’ornement ou simplement potagers, dessinés en buis avec une grande rigueur, présentaient des formes variées. Quant aux plantes qui les composaient, elles étaient choisies pour leurs couleurs. Et si, au jardin d’ornement, les roses et les lys régnaient en maîtres, au potager, les légumes et les herbes aromatiques étaient rangés suivant leurs nuances de façon à offrir un ensemble agréable à l’œil[vii]. L’arrosage y était perfectionné, car le jardin recevait l’eau de la fontaine de la Carre, elle-même reliée au château par des tuyaux de plomb ou de poterie. Quelques jardiniers étaient au travail et Fiora reconnut son Florent en conversation avec l’un d’eux. L’arrivée du roi n’interrompit pas l’ouvrage. A son approche, chacun ôtait son bonnet pour le saluer, puis se remettait à l’œuvre. Louis XI s’arrêtait volontiers auprès de ces hommes choisis par ses soins et qu’il aimait bien pour leur dire quelques mots ou faire une remarque, toujours aimable et toujours pertinente. Au point que Fiora en vint à se demander ce qu’elle faisait là : son compagnon semblait l’avoir complètement oubliée. D’un jardinier à l’autre, il parlait surtout à son chien...

Enfin, on franchit la barrière d’un grand verger dont les pruniers croulaient littéralement sous leurs fruits de couleurs diverses. Louis XI en cueillit quelques-uns, partagea avec Fiora, puis, tout en crachant les noyaux, désigna un banc de pierre placé sous un cerisier. La récolte était faite depuis longtemps mais, bien feuillu, l’arbre donnait une ombre fraîche. Louis s’installa sur le banc, fit signe à sa visiteuse de prendre place à son côté, ôta son grand chapeau qu’il laissa tomber dans l’herbe, puis soupira :

– Or, ça, Madame de Selongey, dites-moi un peu ce qui se passe à Rome et ce que vous y avez fait ?

– Pas grand-chose, je le crains, Sire. J’étais surtout occupée à préserver ma vie.

– Sans doute, sans doute ! Mais c’est du pape dont j’aimerais que vous me parliez. Vous l’avez vu de près, vous, ce qui n’est pas mon cas. Dressez-m’en le meilleur portrait que vous pourrez !

Fiora fit de son mieux, surtout pour rester objective, ce qui n’était pas facile car, connaissant les vifs sentiments chrétiens de son compagnon, elle ne voulait pas l’indisposer en lui montrant à quel point elle détestait le pontife. Il était impossible de passer sous silence les exactions, la brutalité et l’insatiable avidité de Sixte IV, mais lorsqu’elle sentit qu’elle allait se laisser emporter par le ressentiment, elle s’arrêta, détournant même les yeux pour éviter le regard aigu qui les cherchait.

– Je ne vois pas ce que je pourrais dire de plus à Votre Majesté, conclut-elle en se penchant pour cueillir un brin de menthe qu’elle se mit à mâchonner.

Louis XI laissa le silence tomber un moment entre eux. On n’entendait plus que les oiseaux...

– Mortimer a été plus bavard que vous, ma chère, fit le roi avec un soupir. Pourquoi ne me parlez-vous pas de ce mariage invraisemblable où l’on vous a contrainte ?

– Messire de Commynes m’a appris qu’il est nul, mais il l’a toujours été, Sire.

– Comment cela ?

– Vous venez de le dire : j’ai été contrainte sous la menace. En outre, il n’a jamais été consommé.

– Ne croyez pas cela ! Bien des mariages ont survécu dans les mêmes conditions. Ce qui l’annule... et Commynes a été chargé par moi d’en informer le pape, c’est que vous n’êtes pas veuve. Du moins comme vous le croyiez.

Fiora se sentit pâlir, cependant que ses mains devenaient froides. Elle regarda son voisin avec épouvante, mais il ne lui offrait qu’un profil hermétique :

– S’il me permet de l’interroger... que veut dire le Roi ?

– Qu’à défaut de votre époux, mes ordres ont été exécutés. Le sire de Craon ne se serait d’ailleurs pas permis de les transgresser. Ils étaient de laisser apprécier à ce Bourguignon entêté les affres de la mort, mais de l’épargner à l’instant où sa tête reposerait sur le billot.

– Oh, Sire ! Quelle cruauté !

– Ah, vous trouvez ? Pâques-Dieu, ma chère, vous oubliez qu’à votre demande, je l’ai déjà gracié une fois ? Cet homme semble incapable de se tenir tranquille.

– Peut-on lui reprocher de vouloir demeurer fidèle à ses serments de chevalier ?

– La mort du Téméraire les a rendus caducs et j’espérais qu’il en viendrait à considérer plus attentivement la foi de mariage qu’il vous avait jurée.

– Il n’est pas seul fautif, Sire. Peut-être, si j’avais été plus patiente... moins emportée...

Ainsi lancée, il fallut bien que Fiora apprît à son compagnon ce qui s’était passé à Nancy. Elle s’attendait à une sévère mercuriale, mais Louis se contenta d’éclater de rire et elle se sentit vexée :

– Oh, Sire ! Est-ce si drôle ?

– Ma foi, oui. Votre conception du mariage pourrait désarmer une douairière tant elle est originale. Il vous faut tout de même apprendre qu’un homme digne de ce nom ne se mène pas ainsi en laisse. Ceci dit, n’ayez pas de regrets ! Même si vous vous étiez pliée à la sainte obéissance de l’épouse, vous n’auriez rien changé. Messire Philippe aurait couru aussi vite à son devoir et, comme les sbires du pape vous auraient retrouvée à Selongey comme ici, je ne vois pas qui aurait pu aller à votre secours. Ne regrettez donc rien ! D’ailleurs... il ne faut jamais rien regretter car c’est la meilleure manière d’affaiblir l’âme et la volonté les mieux trempées. Que pensez-vous faire à présent ?

– Mais... essayer de rejoindre mon époux, si toutefois le Roi veut bien me dire où il est ?

Louis XI se leva, plia deux ou trois fois ses genoux qui craquaient pour les assouplir et se mit à marcher de long en large, les mains nouées derrière le dos.

– Ce serait avec joie... si seulement je le savais !

– Si vous... pardon, Sire, mais messire de Commynes m’a dit qu’après l’échafaud, Philippe a été ramené naturellement à la prison de Dijon et qu’ensuite il a été transféré ... ailleurs.

– A Lyon. Très exactement au château de Pierre-Scize, une bonne forteresse, bien défendue et pourvue des meilleures geôles qui soient. Seulement, il n’y est pas resté.

– Mais... pourquoi ?

– Pour la meilleure des raisons : il s’est évadé.

– Évadé ? Et on ne l’a pas retrouvé ?

– Eh non !

– Mais enfin, Sire, vous possédez la meilleure police d’Europe, le meilleur service de messagerie, la plus puissante armée...

– Je possède tout cela, en effet, mais aussi des gouverneurs de prison pourvus de filles assez stupides pour aider à la fuite d’un prisonnier séduisant. Votre époux, ma chère, s’est enfui à l’aide d’une lime et d’une corde qu’on lui avait apportées dans un panier de fromage et de fruits. Voilà ! Vous savez tout !

Fiora resta muette quelques instants. Dans son âme s’affrontaient les sentiments les plus contradictoires. Bien sûr, elle avait éprouvé une grande joie en apprenant que Philippe était libre, mais elle était trop femme pour que l’épisode de la fille du gouverneur lui causât un vif plaisir, même si sa propre conscience, en dépit de sa confession à Fiesole, n’était pas tout à fait nette.

– On ne l’a pas recherché ? dit-elle enfin.

– Bien sûr que si. Le château étant bâti sur un rocher qui domine le Rhône, on a d’abord pensé qu’il avait pu se noyer, mais on s’est aperçu que la barque d’un pêcheur avait été volée. Ensuite j’ai fait surveiller les alentours de Selongey, pensant qu’il aurait peut-être l’idée de rentrer chez lui. Aucun résultat, et pas davantage à Bruges, chez la duchesse Marie ! J’y entretiens, naturellement, certaines... connivences, fit le Roi vertueusement, mais il semblerait que personne ne l’ait vu.