Mieux encore. Une garde plus importante était offerte à Lorenzo, une garde qui le suivrait partout, et Savaglio marcherait devant lui, l’épée nue, car on savait quels traquenards pouvait tisser la haine de Sixte IV. Quant à la guerre, chacun commençait à s’y préparer et l’or affluait pour acheter des troupes aussi nombreuses que possible.

– Moi seule ne ferai rien, soupira Fiora, puisque je vais partir...

– Tu prieras pour nous, dit Chiara venue avec Colomba pour une dernière visite, car Fiora ne devait plus retourner en ville. Ainsi en avait décidé Lorenzo au cours de leur dernière nuit, afin d’éviter qu’elle se trouvât prise dans les turbulences du peuple.

– Je n’ai guère l’habitude de prier, tu sais ?

– Léonarde t’apprendra : elle fait cela très bien. Tu vas me manquer. J’avais l’impression de revenir aux jours d’autrefois !

– Pourquoi regarder en arrière ? Nous sommes jeunes et nous avons, je l’espère, de belles années devant nous. Tu pourrais venir me voir en France ? C’est un magnifique pays, différent d’ici, bien sûr, mais tu t’y plairais. Et puis, tu aurais sûrement un grand succès !

– Je ne dis pas non. Mais il me faut d’abord convaincre l’oncle Lodovico de l’intérêt que présentent les papillons français !

Se tenant par le bras et suivies de Colomba qui reniflait dans son mouchoir, les deux jeunes femmes suivaient la longue allée de cyprès qui menait à la villa et la dissimulait en même temps aux regards étrangers. Un valet tenait par la bride les mules des visiteuses. Soudain, Fiora aperçut une pierre tombée dans l’herbe. Elle venait sans nul doute du muret qui soulignait la double file des hauts arbres d’un vert presque noir. Elle alla la ramasser et la tint un instant dans le creux de sa main, songeuse tout à coup :

– Te souviens-tu de ce que je te disais au matin de la Saint-Jean ?

– La pierre arrachée ?

– Oui. Tu vois, je croyais alors qu’elle avait repris sa place dans le mur auquel elle appartenait. Je me trompais. Ce caillou est un signe...

– Pas vraiment. Regarde ! Sa place est marquée... là ! Tu n’as qu’à la remettre.

– Non, Elle tomberait encore. Il faudrait un peu de mortier pour la fixer, et je n’en ai pas. Je crois que je vais la garder et l’emporter avec moi, en souvenir.

– Sa place va donc rester vide comme la tienne ? J’espère qu’un jour vous reviendrez, l’une et l’autre, les occuper.

Et Chiara, les larmes aux yeux, embrassa son amie, se jeta sur sa mule et s’enfuit comme s’il y avait le feu, poursuivie par les cris de Colomba à laquelle il fallait plus de cérémonie. Fiora resta seule au bout de l’allée.

Ainsi, de grands arrachements en menues déchirures, les liens qui l’attachaient à sa chère Florence cédaient l’un après l’autre sans qu’elle pût savoir s’ils se renoueraient un jour. Elle avait dû renoncer à retourner sur la tombe de son père et la décision lui avait été cruelle, mais Chiara lui avait promis d’y prier chaque semaine en son nom. Cependant le plus dur fut, au matin du départ, la dernière séparation, l’adieu à la maison et à ceux qui allaient y rester.

Il eut lieu, ce départ, le quatorzième jour du mois de juillet, fête de saint Bonaventure, docteur de l’Église et compagnon de François d’Assise. A cette occasion, un office était célébré dans le petit couvent franciscain de Fiesole où, une nuit d’hiver, Philippe de Selongey et Fiora s’étaient unis. Celle-ci, avant de prendre la route, cette route qui la ramènerait à son époux, tint à aller entendre l’office, pour une raison qui lui restait obscure, d’ailleurs, mais il lui semblait qu’ainsi, elle renouerait, dans le cadre même du premier serment, les liens qu’elle avait cru rompus par la mort. Tôt le matin, alors que le jour se levait, elle vint s’agenouiller au tribunal de la Pénitence, dans l’ombre froide d’une chapelle, pour s’y laver de son péché charnel. Elle désirait sincèrement l’effacer de son âme, tout en sachant qu’elle ne parvenait pas à le regretter et que sa contrition n’était que de façade. Néanmoins, les paroles sacrées de l’absolution agirent sur son esprit comme elle l’espérait et la rendirent à elle-même. La maîtresse de Lorenzo fit place à la comtesse de Selongey, et ce fut d’un pas ferme qu’elle rejoignit Douglas Mortimer qui l’attendait à la villa avec les trois hommes gardés pour son escorte.

Tour à tour, mais les yeux embués et la voix enrouée, elle embrassa ceux qu’elle laissait.

A Esteban, elle dit :

– Je vous les confie, Esteban, parce que vous êtes le plus fort. Veillez bien sur eux, sans oublier de prendre soin de vous pour me garder un bon ami.

A Carlo :

– Nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour nous connaître, mon frère, mais ce peu a suffi pour que je vous sois, et à jamais, profondément attachée. J’espère de tout mon cœur que nous nous reverrons.

A Démétrios enfin :

– Tu as été et tu restes pour moi comme un père, et il est dur de te quitter. Je t’en supplie, dis-moi que ce n’est qu’un au revoir et qu’il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant que nous ne soyons réunis ?

La prenant dans ses bras, il la serra contre lui, sans réussir à retenir les larmes qui venaient :

– Mes yeux s’obscurcissent, petite Fiora, et le livre du Destin s’ouvre de plus en plus rarement devant moi, mais je sais que nous ne serons jamais séparés tout à fait. A présent, pars vite ! Un philosophe grec se doit de rester impassible en toutes circonstances et, en ce moment, je ne me sens plus du tout philosophe...

Tournant les talons, il courut s’enfermer dans la vieille tour qui lui servait d’observatoire. Fiora rejoignit alors Mortimer. Debout auprès de son cheval, il lui tenait l’étrier et elle s’enleva en selle tandis que l’Écossais rendait le même service à Khatoun, d’une façon un peu différente : il se contenta de la prendre à terre entre ses deux mains et de la poser sur le dos de l’animal, sans plus d’effort que si elle n’était qu’une simple sacoche, accompagnant son geste d’un sourire béat qui fit rougir la jeune Tartare et amusa Fiora. Le redoutable sergent la Bourrasque s’intéressait de toute évidence à cette petite créature fragile et douce qui n’avait pas l’air d’appartenir à la même planète que lui. Il étala délicatement son manteau sur la croupe du cheval, sourit à nouveau, puis alla rejoindre sa propre monture sans s’apercevoir que Fiora cachait un sourire sous le voile qui enveloppait sa tête. Que son voyage commençât sous d’aussi aimables auspices lui semblait d’un heureux présage.

Quittant Fiesole, la petite troupe descendit paisiblement la colline pour rejoindre la vallée du Mugnone que l’on suivrait jusqu’à la route de Pise et de Livourne. Le temps était beau et une brise venue de la mer laissait espérer qu’il ne serait pas trop chaud. Fiora, auprès de Mortimer, regardait droit devant elle et s’obligeait à ne pas se retourner, malgré l’envie qui la tenaillait, pour ne pas laisser les regrets envahir sa toute récente sérénité.

Soudain, comme on atteignait le hameau de Barco, elle tressaillit. Toutes ensemble et comme sur un mot d’ordre précis, les cloches de Florence, de Florence excommuniée, de Florence frappée d’interdit venaient de se mettre en branle et sonnaient sur un rythme allègre dans l’air bleu du matin. Khatoun rejoignit Fiora qui, cette fois, s’était arrêtée pour mieux écouter :

– C’est lui qui te dit adieu, murmura-t-elle.

– Peut-être... mais il y a autre chose. Ce n’est pas un adieu, c’est une espérance que chantent ces cloches. Florence est en train de nous dire que l’avenir ne lui fait pas peur, qu’elle est toujours forte et libre, et que jamais rien ne la fera changer... Viens, à présent ! Il faut repartir.

Toute à l’émotion de cet instant, elle ne remarqua pas un homme qui l’épiait, caché par un tronc d’olivier. Cet homme, c’était Luca Tornabuoni...

Deux jours plus tard, au moment où, dans le port pêcheur de Livourne, la caravelle qui allait conduire la petite troupe jusqu’à Marseille hissait à ses trois mâts ses grandes voiles à antennes, Philippe de Commynes, à Rome, faisait sonner sous le talon de ses bottes les dalles de marbre de la salle du Perroquet. Au fond, tapi sur son trône comme une bête à l’affût, Sixte IV le regardait venir entre ses paupières resserrées. Auprès de l’ambassadeur français, les moires pourpres du cardinal-camerlingue,

Guillaume d’Estouteville, glissaient sans bruit... Devant eux trottait le cérémoniaire Patrizi, plus que jamais semblable à une souris terrifiée.

Après le rite solennel des salutations protocolaires, le pape, sans rompre le silence de mauvais augure qu’il gardait depuis l’entrée de l’envoyé de Louis XI, considéra un moment le visage plein et paisible du Flamand, dont les yeux bleus ne se privaient pas de l’examiner avec une certaine curiosité. Philippe pensa que ce gros homme correspondait à l’image qu’il s’en faisait : il paraissait aussi teigneux qu’il l’était en réalité.

Enfin, du fond de son triple menton, le pape grogna :

– Que Nous veut le roi de France ?

Commynes tira de sa manche une lettre scellée du Grand Sceau, avança de deux pas et, avec une génuflexion, l’offrit au souverain pontife. Mais ses mains ne devaient pas être jugées assez nobles pour transmettre directement le message, car ce fut d’Estouteville qui le prit et le tendit au pape :

– Ouvrez, Notre frère, et lisez ! lui dit Sixte.

En découvrant ce qu’il avait entre les mains, le cardinal devint aussi rouge que sa robe. Le latin du roi Louis était, en effet, suffisamment véhément pour justifier toutes les craintes et, en déroulant la prose royale, Estouteville se demanda si l’ambassadeur n’allait pas y laisser sa tête :

« Fasse le Ciel que Votre Sainteté prenne conscience de ce qu’Elle fait, écrivait le roi, et que, si elle ne veut affronter les Turcs, elle renonce du moins à faire tort à quiconque de manière à ne pas faillir à Son ministère. Car je sais que Votre Sainteté n’ignore pas que les scandales prédits par l’Apocalypse s’abattent aujourd’hui sur l’Église et que les auteurs de ces scandales ne survivront pas mais connaîtront la plus terrible fin, tant dans ce monde que dans l’autre. Plût au Ciel que Votre Sainteté fût innocente de ces abominations   «[vi]