Aussi, les habitants de la villa Beltrami ne furent-ils pas autrement surpris qu’Esteban ne soit pas rentré quand les trompettes sonnèrent la fermeture des portes. De toute évidence, il avait choisi de passer la nuit chez son amie et Démétrios, haussant les épaules avec agacement, se contenta d’émettre le vœu que cette escapade ne coûtât pas trop cher à son fidèle serviteur.
– Et nous, nous ne saurons rien avant demain, regretta Fiora. L’arrêt du tocsin ne la rassurait pas car le feulement profond continuait à monter de la vallée, plus distinct même à présent que la voix des cloches ne le couvrait plus.
Fiora se trompait. Vers minuit, alors que chacun se disposait à gagner sa chambre, le galop d’un cheval ébranla les échos de la nuit avant de s’arrêter devant la porte de la villa. Fiora et Démétrios l’attendaient, car la jeune femme savait déjà que le visiteur tardif n’était autre que Lorenzo.
Lorsqu’il vint vers elle, blanche et lumineuse dans le halo de sa lampe, Fiora le revit tel qu’il était au soir du meurtre de Giuliano : le pourpoint noir ouvert jusqu’à la taille, les cheveux ébouriffés par le vent de la course, la sueur au front et chacun de ses traits accusé par la poussière. Mais l’expression de ce visage n’était pas la même. Lorenzo, ce soir, ne venait pas chercher un refuge, il n’espérait pas trouver un moment d’oubli entre des bras soyeux. Son air était celui d’un homme déterminé qui vient de prendre une résolution.
– Je suis venu te dire adieu, dit-il simplement.
– Déjà ? Mais je ne pars que dans quelques jours ?
– Je sais, c’est moi qui m’en vais. Et peut-être serait-il prudent d’avancer l’heure de ton voyage.
– Mais pourquoi ? Rien ne presse et Commynes...
– Commynes part demain pour Rome. Je l’accompagnerai sans doute.
En quelques phrases brèves, Lorenzo raconta ce qui s’était passé et pourquoi, d’un seul coup, Florence s’était enflammée. Un héraut pontifical, à la tombée du jour, avait apporté la déclaration de guerre de Sixte IV, assortie d’une lettre adressée aux prieurs dans laquelle le pape déclarait n’avoir aucun grief contre la Seigneurie ni la ville, mais uniquement contre Lorenzo de Médicis, assassin et sacrilège. Que Florence chasse l’indigne tyran, et elle ne serait frappée d’aucune peine ! Elle recouvrerait la faveur du Saint-Père qui la tiendrait désormais en sa toute particulière affection.
– Alors, j’ai proposé de me livrer, conclut le Magnifique, afin d’épargner à cette ville qui m’est chère les horreurs d’une guerre. Les prieurs ont refusé ma proposition, mais je leur ai demandé de réfléchir jusqu’à demain, de consulter leurs quartiers, leurs familles et les maîtres des différents arts.
– Il me semble qu’ils t’ont déjà répondu ? fit Démétrios. Nous avons entendu le tocsin et aussi la rumeur...
– Telle a été, en effet, leur première réaction, et j’en ai éprouvé beaucoup de joie. Cependant, bien des choses peuvent changer en une nuit quand les ténèbres apportent le silence... et la peur.
– Tu ne peux pas te livrer ! s’écria Fiora indignée. Toi, entre les mains de ce pape inique qui a osé faire abattre ton frère en plein office de Pâques ? Il te fera mettre à mort sans hésiter... et Commynes n’y pourra rien.
– Loin de moi la pensée de le mettre dans un mauvais cas. Sa mission est déjà assez difficile.
– Et tu penses que ta mort suffira pour calmer la fureur de Sixte ? Lui ne fera rien, peut-être, mais il enverra son cher neveu et Riario, après avoir fait suer à Florence tout son or, lui fera suer tout son sang si elle ne se traîne pas à ses pieds. Est-ce cela que tu veux pour ta ville ? Crois-tu que ce misérable épargnera tes enfants, ta femme, ta mère et toute ta parenté ? Tu es fou, Lorenzo !
– Non, Fiora. C’est la seule conduite que je puisse tenir. J’ai dit, moi, ce que ma conscience me poussait à dire. A présent, c’est à Florence de répondre et de choisir son sort.
– Accepter la férule de Riario ou se battre avec toi ? dit Démétrios. Il me semble que, si j’avais quelque poids, je n’hésiterais pas un seul instant. Encore moins une nuit...
– Et ils ont accepté cette nuit ! murmura Fiora. C’est encore trop !
– Non, car l’enjeu est grave. Si je ne me livre pas, la ville sera frappée d’interdit.
– Et alors ? Si la Seigneurie rejette le pape comme il le mérite, que lui importent ses décisions ? Commynes ne t’a-t-il pas informé des projets du roi de France ?
– Le concile ? Oui, je sais... mais il faut du temps pour réunir un concile. Tiendrons-nous jusque-là ?
– N’y a-t-il pas ici assez d’or pour acheter des condottieri ? Florence est-elle sans armes, sans remparts, sans autre puissance que celle de ses marchands ? Elle se battra, ou alors, elle ne sera plus jamais Florence !
L’ardeur passionnée de Fiora fit sourire Lorenzo qui, d’un geste tendre, l’attira vers lui :
– Tu parles comme ma mère, dit-il en posant sur son front un baiser léger, mais...
– Et comme toutes les femmes de la ville, j’espère ?
– Qui peut savoir ? Mais toi, tu es bien l’une des nôtres, et cela rend plus pénible encore l’idée de notre séparation. C’est difficile de te dire adieu, Fiora...
Un moment, ils demeurèrent face à face, sans se rejoindre autrement que par leurs regards.
– Et c’est difficile de te dire adieu, Lorenzo... Encore qu’il ne faille jamais dire adieu...
Le bruit léger des pas de Démétrios reculant vers la maison ne brisa pas le sortilège qui les tenait captifs, et pas davantage le bruit assourdi de la porte lorsqu’elle se referma. Le Grec avait emporté la lampe à huile et le couple fut seul dans la nuit, seul au milieu d’un monde en sommeil qui l’enveloppait de ses frémissements, de sa brise douce et de ses senteurs. Fiora tendit la main et toucha l’épaule de Lorenzo :
– Il n’y a qu’une façon de nous séparer qui puisse en adoucir l’amertume, chuchota-t-elle. C’est de nous unir une dernière fois...
Elle le sentit trembler, mais il fit un pas en arrière :
– Je ne suis pas venu te demander de me faire la charité, gronda-t-il. Tu n’es plus une femme libre...
– Je sais...
– Quelque part au nord, il y a un homme qui t’aime... et que tu aimes.
– Je sais.
– Si tu te donnes à moi maintenant, tu seras coupable d’adultère comme je le suis moi-même.
– Je sais cela aussi, mais, comme au premier soir, c’est parce que je le veux que je m’offre à toi. Nous ne nous reverrons peut-être plus jamais, Lorenzo, alors cette nuit ne peut être qu’à toi. Si tu le désires, bien entendu...
– Tu le demandes ?
Il prit sa main, la retourna pour en baiser la paume puis, sans la lâcher, entraîna Fiora à travers le jardin vers la grotte de leurs amours. La lumière qui tombait des étoiles et donnait au ciel un bleu laiteux éclaira leur chemin dans le dédale des allées et des courts escaliers qui reliaient les terrasses. Devant le seuil de leur refuge, ils s’arrêtèrent et d’un même mouvement s’enlacèrent sous une énorme touffe de jasmin qui fit neiger sur eux son parfum et ses menues fleurs blanches.
– Le ciel est si beau, cette nuit ! murmura Lorenzo contre la bouche de Fiora. Je ne veux que lui au-dessus de nous...
Ils se déshabillèrent et, nus, coururent s’abattre sur un tapis d’herbe encore verte qu’abritait un massif de grosses pivoines claires.
Le chant du premier coq chassa Lorenzo. Avec une passion désespérée, il étreignit Fiora une dernière fois et lui donna un très long baiser :
– Dieu te garde, mon bel amour ! ...
C’était la première fois qu’il disait ce mot et Fiora, bouleversée, voulut le retenir, mais il était déjà parti. Sa longue silhouette brune, pareille à celle d’un fauve, bondissait vers la grotte où il reprit ses vêtements. Incapable de bouger, Fiora, les bras noués autour de ses genoux, le regarda disparaître dans la petite brume qui montait de la vallée. Quelque chose se noua dans sa gorge et elle éclata en sanglots. Elle avait l’impression horrible que le bonheur de revoir bientôt Philippe avait subi une fêlure... et qu’il lui serait difficile d’oublier Lorenzo, en admettant que ce fût jamais possible...
Une chose néanmoins était certaine : même si le Magnifique n’était pas obligé de se sacrifier à la tranquillité de Florence, elle ne le reverrait plus. Même si, comme elle l’avait dit, il ne faut jamais dire « adieu ».
C’est ce qu’elle voulut expliquer à Démétrios quand elle le retrouva un instant plus tard, sur le seuil de la maison où il l’attendait en arpentant le gravier, les mains au fond de ses grandes manches. Il la fit taire :
– Tu n’as pas d’excuses à présenter, Fiora ! A personne !
– Tu ne me condamnes pas ?
– A quel titre ? Je n’en ai ni l’envie ni le droit.
– Il va peut-être mourir, tu comprends ?
– Il ne va pas mourir du tout. Florence ne le laissera pas partir et se battra pour lui. Quant à toi, je viens de te le dire, ne t’abaisse pas aux excuses et cesse de te mentir à toi-même. Tu avais envie de lui comme il avait envie de toi... et c’est tant mieux si tu laisses ici une partie de ton cœur. Tu souhaiteras peut-être un jour venir la rechercher.
Démétrios avait raison. En rentrant vers midi, Esteban rapporta les nouvelles. La Seigneurie, à l’unanimité, allait répondre au pape qu’elle n’avait aucun ordre à recevoir de lui en matière temporelle. Lorenzo n’avait pas commis de faute et le peuple l’aimait. Il lui était reconnaissant de l’avoir défendu contre ceux qui cherchaient à s’en prendre à ses libertés... Quant au clergé toscan, prélats en tête, il affirmait son intention, au cas où l’interdit serait lancé, de refuser de l’appliquer et de réclamer la réunion d’un concile général.
"Fiora et le roi de France" отзывы
Отзывы читателей о книге "Fiora et le roi de France". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Fiora et le roi de France" друзьям в соцсетях.